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CHAPITRE XIII

LE RÉEL

I. RÉSUMÉ DU LIVRE

§ I.

En résumé, la croyance est une adaptation, mais une adaptation au second degré. L'adaptation primaire est caractérisée par ce « sentiment de réalité», qui accompagne, à l'origine, toute sensation non contrariée; c'est cette « foi.» sans contrôle, par laquelle l'enfant s'approprie l'expérience de sa race ou de son milieu. Mais cette naïveté des premières impressions est promptement combattue par la variété inquiétante des leçons de l'expérience; or l'attention ne peut se diviser indéfiniment. Sa loi est sélection prévoyante, auto-imitation, habitude. La croyance proprement dite est, après une période d'oscillation variable en durée et en importance, une réadaptation plus forte de l'attention aux excitations les plus stables, les plus cohérentes. La croyance est une foi contrôlée.

§ 2. Il a fallu, pour la commodité de l'analyse, distinguer dans cette adaptation trois moments successifs perception, souvenir, concept. Il est visible

maintenant que cette division est un artifice de pure méthode. La vérité est que nous percevons par souvenirs et aussi par concepts, (1) c'est-à-dire que chacune des démarches par lesquelles notre organisme s'oriente dans le monde des excitations, suppose le réveil des images génériques et des habitudes générales qui correspondent, dans notre conscience, à la solidité, à la profondeur, à la couleur, à l'agrément, en un mot, aux aspects les plus habituels des excitations sensibles. Chacun de nos mouvements appropriés est un raisonnement vécu. Réciproquement, nos souvenirs et nos concepts n'ont de sens et d'usage que par les perceptions qu'ils préparent. Cette préparation est souvent à très longue échéance, parfois mème inutile. Il y a des souvenirs qui n'émergeront plus jamais de l'inconscient, des concepts qui se décolorent et se vident, faute d'usage. C'est même parce que le souvenir et le concept sont d'un emploi tout éventuel, que la saveur poétique du premier est si vive, et que la réflexion la plus abstraite finit par devenir le plus désintéressé des exercices. Aussi ne vient-il à l'esprit de personne de voir, dans la spéculation, un calcul platement utilitaire. Mais, en définitive, l'objet suprème de la spéculation est de mettre de l'ordre dans la pensée, c'est-à-dire de substituer à la complexité variable des choses un système de signes simples et stables, auxquels l'attention puisse s'adapter sûrement et d'une façon durable. Or cette loi unifiante de l'adaptation se vérifie, nous l'avons vu, tout au long de l'échelle, depuis les plus simples réactions motrices, jusqu'à la formation des croyances les plus générales. Aussi les images et les concepts sont-ils bien, comme on l'a

(1) Cf. BRUNSCHVICG, La modalité du jugement, Par. 1897, p. 124.

dit souvent, des équivalents simplifiés du monde sensible, mais des équivalents qui ont été primitivement formés d'une façon tout utilitaire, et qui demeurent des instruments pour agir sur le sensible. Le contact possible avec l'expérience physique ou morale demeure la pierre de touche de tout système scientifique ou philosophique. Un concept est moins un résumé d'expériences passées qu'un principe inépuisable d'expériences à venir, et la croyance en la réalité du concept n'est que l'habitude même de l'appliquer sans hésiter au plus grand nombre possible de cas nouveaux.

II. L'EXISTENCE

§ 3. Mais cette définition risque de rester équivoque, si l'on ne détermine ce que l'on entend par réalité. Les croyances, en effet, sont diverses et souvent contradictoires, et l'idée même de réalité semble, au contraire, entraîner celle d'un ensemble d'objets privilégiés et incontestables, que l'affirmation doit précisément distinguer de tous autres.

Et cependant, un instant de réflexion suffit à montrer que l'affirmation peut s'appliquer à des réalités très diverses qui ne répondent nullement à de simples différences de degré dans la force de la croyance. Je crois et j'affirme avec la même énergie que j'écris sur du papier blanc, que Napoléon est né à Ajaccio, qu'Achille a traîné trois fois le cadavre d'Hector autour d'Ilion, que la terre est ronde, que les loups sont vertébrés, que les triangles équiangles sont équilatéraux; mais je n'y crois pas exactement de la mème façon. M. W. James dit avec raison que, outre

l'univers sensible, auquel nous attribuons spontanément, à tort ou à raison, la réalité par excellence, notre croyance a pour domaine des « sous-univers», dont le nombre varie avec la culture de l'esprit, la richesse de la mémoire ou la puissance de l'imagination. Il ne distingue pas moins de six « sous-univers » : celui de la science, c'est-à-dire la matière et ses lois mécaniques, — celui des relations idéales (logique, mathématiques, métaphysique, morale, esthétique), celui des « idoles de la tribu, » c'est-à-dire de tous les préjugés de race, le monde surnaturel des différentes religions, auquel il joint les divers mondes littéraires, celui de l'Iliade ou de M. Pickwick, l'univers des opinions personnelles propres à chaque individu, enfin l'univers indéfini de la folie, du rève, du cauchemar. On pourrait, sans doute, allonger la liste et distinguer un monde historique, c'est-à-dire l'ensemble des souvenirs impersonnels de l'humanité, un monde des sons musicaux, celui des châteaux en Espagne, etc.

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$ 4. -Comment est-il possible que la croyance puisse s'installer et se sentir « at home» dans des milieux aussi différents? Qu'est-ce, en définitive. que le réel? Il ne s'agit point ici, d'ailleurs, de proposer une théorie métaphysique de l'ètre, mais simplement d'analyser et de ramener, s'il se peut, à l'unité les matériaux avec lesquels sont construits des univers si différents.

On accordera sans peine que le type le plus parfait du réel est l'existence; car le degré de réalité que nous accordons aux divers mondes de la croyance dépend précisément du mode d'existence que nous leur attribuons. L'immense majorité des hommes pense que le ciel est réellement rond autour de la

terre, c'est-à-dire qu'il existe, au mème titre que la terre qu'il entoure; le chrétien croit à l'existence concrète des anges, et le spirite à celle des esprits.

Qu'est-ce donc que l'existence? Tirerons-nous, à ce sujet, quelque lumière de la distinction célèbre, admise par certains logiciens, des jugements « d'existence» et des jugements «d'attribution? » Cette distinction n'a pas été reconnue par tous. Les logiciens de l'Ecole admettent qu'un jugement tel que: Dieu existe, résume cet autre Dieu est existant. (1) Stuart Mill considère également l'existence comme un prédicat qui peut être affirmé ou nié, de la mème façon que la coexistence ou la causalité. (2) Son grand prédécesseur, Hume, était mieux inspiré quand il écrivait, près d'un demi-siècle avant la Critique de la Raison pure : « J'affirme que l'existence d'un objet n'ajoute >> rien au concept de l'objet, et je soutiens aussi, » que la croyance à l'existence ne joint pas des » idées nouvelles à celles qui composent l'idée de » l'objet » (3). Kant a dit, de mème : « Le réel ne contient >> rien de plus que le possible. Cent thalers réels ne con» tiennent rien de plus que cent thalers imaginaires », car les attributs des premiers sont, dans la pensée, identiques à ceux des seconds. Après Kant, Herbart et surtout Brentano ont insisté sur l'irréductibilité de l'existence aux attributs. « Quand nous disons » A est, dit Brentano, ce n'est pas la liaison du carac» tère existence avec A, mais c'est A lui-mème qui est » l'objet que nous reconnaissons. » (4)

(1) Logique de Port-Royal, part. I, chap. 3. Cf. THOMAS D'AQUIN, Sum. Theol., part. I, quæst. 16, A 2.

(2) Logique, I, v, 5

(3) Traité de la Nature hum., part. III, sect. 7. Trad. Pillon, p.. 128; et Appendice, p. 362.

(4) Psychologie, I, p. 276. Cf. Erdmann, Logik, p. 310.

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