Images de page
PDF
ePub

scientifiques, idées religieuses, monde des fictions. artistiques, etc., la vie, sous la forme la plus simple, n'affirme qu'une catégorie du réel, celui auquel s'adaptent les réactions motrices. Nous avons déjà dit, à plus d'une reprise, comment cette adaptation se réalise, par le processus double et réciproque de l'accommodation et de l'habitude. A certaines excitations seulement l'organisme est disposé à répondre d'une façon utile à sa conservation, à son bien-être ; les autres sont rapidement éliminées, et le réel primitif est le résidu de cette sélection fonctionnelle. Il est fort possible que notre univers sensible soit le théâtre d'existences et de phénomènes innombrables, à l'égard desquels nous sommes des sourds et des aveugles. En fait, mème, nous devenons graduellement aveugles et sourds pour un nombre infini d'excitations visuelles et auditives qui n'intéressent pas notre organisme. Le critérium du réel ne saurait donc être cherché dans la sensation elle-même, si vive et si répétée soit-elle, mais dans le mode de réaction qui répond à cette sensation et la distingue entre les autres. Le réel, pour le vivant, est simplement ce à quoi il s'adapte. Il sera loisible à la pensée, dégagée des besoins premiers de l'existence, de nommer nature, force, esprit, le milieu dont elle attend ses joies et ses souffrances. Elle pourra invoquer, pour justifier sa croyance à un non-moi, le principe de causalité qui veut que les états dont je ne suis pas cause aient une cause hors de moi. En fait, la croyance au réel n'est pas, quoi qu'en ait pensé Descartes (1), l'œuvre d'une raison, même

(1) « Il me semblait qu'elles [les choses] ne pouvaient procéder de mon esprit. De façon qu'il était nécessaire qu'elles fussent causées en moi par quelques autres choses ». (VI Méd. §§ vi et ix, édit. de 1647). Notons qu'il s'agit bien ici de la justification psychologique de la croyance au monde externe, et non de la preuve de cette existence qui repose, comme on sait, sur la véracité divine.

inconsciente, (à supposer que ce terme fùt intelligible), mais une attitude habituelle de l'organisme prèt à répondre utilement aux excitations plus ou moins régulières de l'expérience. La question : « Pourquoi croyons-nous à des existences? » est donc, en ce qui concerne les premières démarches de la vie organique et consciente, dépourvue de sens. La seule question que le psychologue puisse se poser et résoudre est celle-ci : « Quelles sont nos premières et plus indis» pensables adaptations? »

[ocr errors]
[ocr errors]

§ 10. Toutefois, la croyance à l'opposition d'un moi et d'un non-moi est trop instinctive pour qu'on puisse se dispenser d'en rechercher la racine jusque dans les profondeurs de la vie physico-mentale naissante. Mais, ici encore, le principe explicatif que nous avons adopté nous parait jeter sur cet obscur problème de précieuses clartés. Toute adaptation, disionsnous, est sélection, et l'attention, qui n'est que la forme consciente de l'adaptation, est, au même titre, un pouvoir d'analyse et de choix. Or, si nos besoins étaient toujours satisfaits, avant même que nous eussions à souffrir ou à désirer, — ou bien, si le désir, éternellement renouvelé, veillait et se déroulait sans cesse de conserve avec la satisfaction, le choix entre les excitations serait inutile et l'attention sommeillerait dans une torpeur indéfinie. Mais la loi première de toute vie organique est le rythme incessant du désir et de la satisfaction, de l'appétit et de la plénitude, de l'effort et du repos; et ce rythme, bien loin d'être régulier et harmonique, est heurté et incohérent. Tantôt, l'effort est habituellement suivi de sa satisfaction: il suffit, en général, de respirer pour ne pas étouffer, de se déplacer pour se reposer d'une attitude prolongée, de fermer l'œil pour éviter un rayon

[ocr errors]

lumineux irritant. Mais la faim, la soif et les autres servitudes organiques provoquent, chez l'enfant, une gène d'une durée variable que l'effort ne suffit pas à calmer. En ce cas, l'effort, comme nous l'avons vu, se dépense « à vide » ; l'organisme cherche à s'adapter à un objet absent. L'attention ne saurait évidemment tarder à distinguer ces deux états de conscience à la fois semblables et différents : semblables, en tant qu'ils ont un élément commun, le besoin, - différents, en tant que l'un est caractérisé par la satisfaction et l'autre par l'effort infructueux. Ainsi s'établit, dans la conscience, le contraste du désir toujours ressenti et de la satisfaction parfois attendue, de l'effort et de la sensation, de la spontanéité et de la passivité.

Le plus souvent, il est vrai, ce contraste est atténué par l'habitude, qui a précisément pour effet d'assoupir la conscience de l'effort et d'émousser la sensation. Quand nous accomplissons une série de mouvements très familiers, ceux de la marche, par exemple, nous avons peine à discerner les impressions qui nous viennent du dehors et celles que nous devons à la contraction de nos muscles. Très souvent, aussi, nos rêveries se mêlent à nos souvenirs, à tel point que la limite devient indécise entre les éléments de notre conscience qui sont vraiment nôtres, et ceux qui nous paraissent autres: ou plutôt, le mien et le non-mien empiètent profondément l'un sur l'autre. Mais parfois la douleur se charge de nous rappeler l'antagonisme irréductible du moi et du non-moi. Tantôt, en effet, elle se présente à nous sous forme de sensation imprévue, violente, hostile, et sollicite de notre organisme des efforts d'adaptation libérateurs; tantòt, au contraire, elle apparait au terme de l'effort comme une défaite brutale infligée à notre attente en d'autres termes, elle est tantôt au point de départ, tantôt

au point d'arrivée de l'effort. Or cette différence dans l'ordre de succession est trop importante pour ne pas devenir un critérium de sélection. Au-delà des sensations habituelles, qui éveillent à peine notre attention, d'autres, imprévues, sont possibles, à l'égard desquelles reste nécessaire une attitude de défense; et, en-deçà de nos réactions habituelles et à peine conscientes, la spontanéité demeure capable d'improviser, sous le choc de ces excitations imprévues, des réactions nouvelles, ou même de devancer et de provoquer l'expérience. Nos habitudes, vestiges de nos anciennes adaptations au non-moi, forment ainsi comme une zone mitoyenne entre la spontanéité interne et la nécessité externe; aussi portent-elles à la fois l'empreinte de notre caractère et celle de notre expérience. Mais, par-dessus cette zone, les deux adversaires se redressent parfois et se provoquent. En termes moins métaphoriques, la douleur accentue l'opposition de la sensation, signe éventuel d'objets nouveaux, et de l'effort, indice d'une spontanéité prête à s'adapter à ces objets. Mais, à vrai dire, elle ne sépare pas le contenu de la conscience, c'est-à-dire le réel, en deux régions impénétrables l'une à l'autre. Elle détermine simplement la direction des deux pôles entre lesquels se balance le mouvement rythmique de nos adaptations, oscillant de la sensation au désir, de la passion à l'action.

II.

[ocr errors]

§ 11. Telle est, croyons-nous, l'origine psychologique de la distinction qui pose le moi en face du monde sensible, disons plutôt du monde « pratique », de celui auquel il nous faut, de toute force, nous adapter; et telle est, du même coup, l'origine de la croyance en une réalité autre que nous-mêmes. Cette opposition est une véritable sélection opérée par l'attention dans

notre propre contenu conscient. Et cette sélection, opérée à la suite des tâtonnements laborieux et obscurs de la première enfance, peut-être même de nos plus lointains ancêtres, devient peu à peu habitude et réagit sur l'attention elle-mème. Le plus simple effort de réflexion, d'accord, sur ce point, avec l'expérimentation, nous montre que nous ne faisons pas attention de la mème façon à nos manières d'agir qu'à celles de sentir (1). Il n'y a rien de plus opposé, par exemple, que l'exécution attentive d'un morceau de musique familier et l'audition d'un morceau inconnu. Dans le premier cas, la perception des notes écrites, si importante pour le musicien qui déchiffre, joue un ròle insignifiant, ou mème nul, si l'artiste joue de mémoire. Dans l'autre cas, la perception est presque tout, l'action presque nulle. Or il semble bien que, de part et d'autre, l'attention s'exerce de façon toute différente. D'un côté, la tonalité, la mesure et le caractère sentimental du morceau connu d'avance déterminent, chez l'exécutant, une attitude particulière, en ce sens qu'elle exclut les autres, mais générale par rapport aux notes du morceau, dont elle va déterminer la hauteur exacte, l'allure et la sonorité. Les habitudes mécaniques des doigts vont, dès lors, se subordonner à l'intention totale qu'a l'artiste de traduire le caractère général du morceau. L'exécution ira donc déductivement de l'ensemble au détail, et l'on peut dire, en ce sens, qu'elle procède comme l'invention elle-même, et que l'interprète d'une œuvre musicale la recrée dans une large mesure. L'auditeur, au contraire, reçoit une à une les notes de la mélodie qui se fondent peu à peu dans la généralité du ton et du rythme ; son attention procède synthétiquement du simple au

(1) Cf. supra, p. 129.

« PrécédentContinuer »