Images de page
PDF
ePub

ce qui est donné de ce qui est retrouvé, ce qui est «autre» de ce qui est déjà «moi». Ce que j'appelle objet est déjà mien dans une certaine mesure. En d'autres termes, il n'y a pas plus, dans l'expérience, d'objet pur que de sujet pur; et si ces deux termes, discernés par le logicien, peuvent lui suffire à définir le jugement, le psychologue est tenu de pousser plus loin son analyse.

§3.- Mais de ces considérations mèmes, nous pouvons retenir des indications importantes. Si le sujet pur et l'objet pur nous échappent également, de l'un et de l'autre nous avons une représentation; or, que je les attribue ou non au moi, mes représentations sont également des contenus de ma conscience, et personne, sans doute, ne contestera, que le jugement normal ne consiste en l'accord de certaines représentations dans la conscience. Si, regardant ma montre, je dis : « Il est trois heures », j'énonce l'accord établi dans ma conscience entre l'image visuelle de la disposition des aiguilles sur le cadran et la notion habituelle que j'ai de la division du temps.

Ainsi, tout jugement implique une représentation multiple. Mais il est évident qu'il ne saurait s'y réduire. Juger et avoir conscience sont deux. Deux voyageurs sont assis dans un mème compartiment. Tous deux se taisent et semblent suivre des yeux le décor mouvant qui se déroule sans fin devant eux. Mais l'un, fatigué, absorbé, insensible peut-être au pittoresque de la route, voit sans regarder. Les impressions se succèdent sur sa rétine, monotones et indifférentes, aussi confuses que les mille bruits du train en marche qui se succèdent dans son oreille. L'autre, artiste, géologue ou simple touriste, épie, observe et distingue dans le panorama certaines qualités ou

caractères il admire l'harmonie des lignes et des couleurs, reconnait la nature des roches, combine un plan d'excursion. S'il est de tempérament expansif, il traduit ses impressions par des gestes, des exclamations, des phrases entières. S'il aime à fixer ses souvenirs, il crayonne quelques mots sur un carnet. De ces deux consciences, l'une a été le théâtre de simples représentations, l'autre l'auteur de jugements,

§4. Suffira-t-il, pour caractériser ces deux attitudes, de recourir à la distinction, chère à l'Ecole anglaise, des « états forts » et des « états faibles? » Dira-t-on que les impressions vives, nouvelles, sont comme un appel qui provoque la réponse de l'organisme physique et mental, à la différence des représentations incolores et fugitives qui laissent l'esprit inerte ? Nous aurons plus tard à insister sur l'importance capitale de l'attention dans la formation de la croyance. Mais il suffit, pour dénoncer l'insuffisance de l'explication fondée sur la différence intensive des états de conscience, de rappeler que, chez l'adulte au moins, — seul vivant que l'ancienne psychologie ait observé avec quelque méthode, certains états très << forts >> abolissent précisément ou amoindrissent la faculté de juger. Telle est la peur, qui affole et rend impossible toute appréciation saine du danger et des moyens de s'en défendre. Les plus hautes jouissances de l'art, « l'extase » musicale, les transports du mystique, l'accablement des grandes douleurs (1), comme la stupeur des joies trop fortes, n'entraventelles pas le libre exercice de la réflexion et du juge

(1) Cf. l'admirable pièce de Sully-Prudhomme, le Dernier Adieu: « Quand l'être cher vient d'expirer,

On sent obscurément la perte....

.....La stupeur clôt l'âme et la Louche. >>

ment? Le plus fort et le plus riche des sentiments, l'amour, n'est-il pas de tous celui qui se dérobe le plus jalousement à l'analyse et à l'expression?

Il resterait d'ailleurs à déterminer la nature du lien qui, dans le jugement, unit les états forts. L'Ecole anglaise ne s'est pas fait faute de chercher cette explication dans le principe habituel qui domine toutes ses théories, dans l'Association des images et des idées. Lorsqu'une impression nous devient présente, dit Hume dans le célèbre chapitre des Causes de la croyance, non seulement elle fait passer l'esprit aux idées qui sont en relation avec elle, mais encore elle leur communique une partie de sa force et de sa vivacité » (1).

Kant (2) et Stuart Mill lui-même (3) ont fait définitivement justice de cette explication, bien que la méthode critique ait conduit le premier à laisser de côté toute théorie proprement psychologique du jugement. Il est clair que l'appel mécanique d'une représentation à l'occasion d'une autre ne saurait constituer une affirmation, une croyance. Stuart Mill remarque avec raison que nous pouvons très bien, par association, concevoir les choses d'une manière et les croire d'une autre; c'est ainsi que le mouvement apparent du soleil autour de la terre, fixé dans notre imagination par de très vieilles habitudes, ne nous empèche pas d'affirmer que la terre tourne autour du soleil. L'association constitue une série purement subjective, soumise aux hasards de l'expérience jour

(1) Traité de la Nature humaine, trad. Renouvier et Pillon, p. 134. Cf. J. MILL, Analysis of Human Mind, t. I, chap. xi.

(2) Raison pure, trad. Barni, p. 168-170.

(3) Notes de l'ouvrage de J. Mill cité ci-dessus. Cf. J. SULLY, Belief, dans Sensation and Intuition, Londres, 1874, p. 76 et suivantes. - FR. PAULHAN, L'Activité Mentale, Paris 1889, p. 402 et suiv.

nalière et aux caprices de la mémoire ou de l'imagination. D'autre part la série des représentations évoquées par association s'écoule indéfiniment, comme il arrive dans la rèverie; le jugement, au contraire, nous apparait comme un arrêt dans la série des associations possibles. Quand je dis : « La terre est ronde », j'exclus de tout contact avec l'idée de terre les autres formes géométriques. Mais celles-ci peuvent, par association, se présenter en même temps à mon esprit, si bien que je puis parfaitement, en affirmant que la terre est ronde, imaginer des planètes cylindriques ou pyramidales (1). Ainsi, l'affirmation n'ajoute ni n'enlève rien au contenu de la série des images et des idées. Elle énonce simplement une attitude nouvelle de l'esprit à l'égard de cette série.

$5.- En quoi consiste cette attitude? Dans l'exemple choisi, qui répond à la plupart des cas de jugements complets, elle implique, comme nous le disions au début de ce chapitre, une énonciation verbale, et la question a été posée de savoir si la liaison des termes, si la proposition ne serait pas un élément indispensable du jugement. Personne, sans doute, n'est plus tenté de soutenir, avec Hobbes, que le jugement consiste simplement en une conjonction ou une séparation des mots. Mais les théories nominalistes modernes de l'idée générale aboutissent nécessairement à une théorie nominaliste de l'affirmation Point de concepts sans images verbales, point de pensée sans langage (2).

(1) C'est ce que l'allemand exprime énergiquement par le terme Abschluss, qui signifie à la fois clôture et affirmation, à peu près comme le français conclusion. Platon disait déjà du jugement qu'il limite palvet (Soph., 262 D). · Cf. PAULHAN, ouv. cité, p. 248.

(2) MAX MÜLLER, Das Denken im Lichte der Sprache, chap. 11 et Iv, Leipzig, 1888, p. 70-115, 139-164.—TAINE, De l'Intelligence, livre I, chap. II et III.

Or, on ne saurait trop se garantir contre cette illusion nominaliste, singulièrement forte de l'intérêt accordé par la logique à la proposition. S'il est entendu, depuis Aristote, qu'on ne peut penser sans images, ce vètement matériel, qui précise les contours de toute pensée, est-il toujours et nécessairement le le langage? Preyer a reconnu de bonne heure chez l'enfant une «<logique sans paroles », qui précède de beaucoup le développement intégral du langage. L'enfant qui se détourne avec vivacité de la bougie à laquelle il s'est brûlé la veille, n'a-t-il pas opéré un véritable jugement de reconnaissance (1) ? Chez l'adulte mème, est-il impossible d'observer dans l'expérience familière une logique muette des images et des mouvements?

[ocr errors]

§6. Je me promène seul à travers champs, et je m'arrète une seconde au bord d'un fossé plein d'eau que je dois franchir: j'en « apprécie » la largeur, je « mesure » mon effort et j'arrive sans encombre sur l'autre bord. Je joue au billard et, en silence, je « calcule » la direction et la force de l'impulsion que je vais donner à ma boule. Dessinateur, « j'évalue » la dimension que chaque détail devra recevoir dans mon esquisse pour prendre place à son plan respectif. Professeur, je corrige des copies d'élèves et je les «classe » d'après un ordre que je crois juste. Ces opérations, à n'en pas douter, impliquent, non pas un acte, mais une série d'actes silencieux, de jugements, au sens rigoureux de la définition classique, car elles réalisent un accord entre un sujet pensant et un objet aperçu.

(1) PREYER, Die Seele des Kindes, 4° édition allemande, Leipzig, 1895, p. 234 et suiv. Cf. p. 241 et suiv. les observations sur les enfants sourds-muets.

« PrécédentContinuer »