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modèle, et il est tout autre chose qu'un simple copiste; mais qu'il ait consulté ce modèle, il n'y a pas à en douter. Le chapiteau qui nous montre l'ange enchaînant le dragon présente, en effet, un détail tout à fait typique : l'ange n'a pas les pieds sur la terre, il ne vole pas non plus, il semble tomber du ciel, la tête la première. Or, c'est sous cet aspect extraordinaire qu'apparaît l'ange vainqueur de la bête dans presque tous les manuscrits de Beatus'. On ne saurait voir là une rencontre due au hasard. Ajoutons que le type du

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dragon n'est pas une création de l'artiste, mais un emprunt évident aux manuscrits: la bête, attachée par le cou, est ailée, et sa longue queue se noue au milieu, comme dans une de nos miniatures. Un chapiteau surtout est révélateur, c'est celui qui représente les symboles des évangélistes ce sont des êtres monstrueux à têtes d'animaux et à corps d'homme (fig. 5). Tel est précisément l'aspect du lion, du boeuf et de l'aigle dans plusieurs manuscrits de Beatus3; on croirait voir d'antiques divinités égyptiennes (fig. 6). Un motif si étrange, et tout à fait isolé dans notre art français du XII° siècle, prouve clairement

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que l'artiste a feuilleté un manuscrit de Beatus pour y chercher l'inspiration. Deux autres chapiteaux, que l'on pourrait croire sortis de l'imagination de l'artiste, sont aussi des emprunts faits à nos manuscrits. Ils représentent tous les deux une ville avec ses créneaux et ses tours; deux inscriptions nous donnent leur nom l'une s'appelle la grande Babylone, Babylonia magna, l'autre s'appelle Jérusalem. Ces deux villes mystiques, qui symbolisent, l'une, le règne du mal sur la

1. Notamment dans le manuscrit de Saint-Sever et dans le Beatus du XIIe siècle de la Bibliothèque Natioaale, nouv. acq. lat. 1366.

2. B. N., nouv. acq. lat. 2290, fo 111, Apocalypse de Beatus du XII° siècle.

3. Le manuscrit de Saint-Sever ne nous montre pas ces animaux à corps d'homme, mais on les rencontre dans le ms. nouv. acq. lat. 2290, fo 56 vo et fo 71 vo, et dans l'Apocalypse publiée par Bachelin: Descript. d'un manusc. de l'Apocalypse provenant de la Bibliothèque d'Astorga.

terre, l'autre, la cité céleste, se rencontrent toutes les deux dans l'Apocalypse de Beatus; il ne manque à Moissac que le grand serpent qui se replie en cercle autour de Babylone.

Les épisodes empruntés au livre de Daniel ne sont pas moins significatifs. On pourrait croire qu'un sujet aussi fréquemment reproduit que l'histoire de Daniel dans la fosse aux lions ne prouve rien; mais on ne saurait en dire autant du chapiteau consacré aux trois jeunes Hébreux dans la fournaise. Le sujet est, il est vrai, très fréquent dans l'art chrétien primitif : les fresques des Catacombes, les verres à fond d'or, les bas-reliefs des sarcophages nous en offrent cent exemples; c'est que le nom des jeunes Hébreux figurait dans la prière qu'on récitait pour les morts, et que l'art chrétien des premiers siècles a un caractère presque exclusivement funéraire. Mais, au moyen âge, l'antique prière pour les morts est oubliée, et l'image des jeunes Hébreux dans la fournaise disparaît. Au XII° siècle, ce sujet est extrêmement rare. Il semble évident que l'artiste de Moissac avait sous les yeux un modèle qui faisait revivre un sujet oublié.

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Fig. 7.

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Serv phot. des Beaux-Arts.

La vision de saint Jean. Tympan de l'église de La Lande-de-Cubzac (Gironde).

Ce modèle, il n'a pu le trouver que dans l'Apocalypse de Beatus, qui se termine, comme nous l'avons dit, par une illustration du livre de Daniel. Un autre chapiteau de Moissac donne à cette hypothèse la force d'une certitude. Il représente un sujet qui ne peut venir que du livre de Daniel: Nabuchodonosor changé en bête. On se souvient que Daniel, avant d'expliquer à Balthasar les trois mots écrits par la main sur le mur, lui rappelle le châtiment de l'orgueil de Nabuchodonosor, rabaissé par Dieu au niveau de la brute'. Cet épisode n'a pas été illustré dans le manuscrit de Saint-Sever, mais il l'a été dans la belle Apocalypse de Beatus de la Bibliothèque d'Astorga. Le sculpteur de Moissac a donc eu sous les yeux un manuscrit très richement illustré, qui lui donnait non seulement les trois jeunes Hébreux dans la fournaise, mais encore Nabuchodonosor changé en bête.

1. Daniel, V, 21.

2. C'est le manuscrit étudié par Bachelin.

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S'il en est ainsi, on peut aller encore plus loin. Le manuscrit de Beatus s'ouvre, nous l'avons dit, par quelques scènes de l'Ancien et du Nouveau Testament: histoire d'Adam et d'Ève, Sacrifice d'Abraham, Annonce aux bergers, Adoration des Mages. Or, ces quatre scènes se rencontrent précisément sur quatre chapiteaux du cloître de Moissac. On pouvait trouver singulier que l'artiste ait représenté l'Annonce aux bergers et l'Adoration des Mages, et n'ait pas représenté la Nativité; cette singularité s'ex

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plique maintenant il avait un guide auquel il demandait ses sujets. Ces sujets d'ailleurs, il les traitait avec une assez grande liberté, et en s'écartant sans doute assez souvent de son modèle.

Les miniatures de l'Apocalypse de Beatus ont exercé leur influence dans toute l'ancienne Aquitaine. On les voit imitées même au delà de la Loire. Le monastère de Saint-Benoît-sur-Loire est situé sur la rive septentrionale du fleuve, et il appartient par son histoire à la France royale, à la France du Nord; pourtant, le vieux manuscrit méridional était arrivé jusque-là. L'étude de quelques-uns des chapiteaux de l'église nous en donnera la preuve.

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Cette belle église de Saint-Benoit est précédée d'un clocher inachevé, dont le rez-de-chaussée forme un porche plein de grandeur. On y remarque, au milieu de chapiteaux de feuillages, quelques chapiteaux historiés. Deux d'entre eux sont consacrés à l'Apocalypse. Ils représentent, l'un, le Fils de l'Homme apparaissant à saint Jean entre les sept étoiles et les sept candélabres, l'autre, les quatre cavaliers déchaînant chacun sur le monde un fléau. Ce sont des œuvres d'une naïve gaucherie, mais où l'on reconnaît cependant l'imitation de l'Apocalypse de Beatus. Le Christ mettant la main sur la tête de saint Jean prosterné, les sept étoiles, qui ressemblent à sept fleurs épanouies, sont tout à fait dans la tradition de nos manuscrits. Mais un groupe sculpté sur le flanc du chapiteau lève tous les doutes: on voit l'ange et saint Jean tenant chacun un des côtés du livre. C'est une image qui se rencontre dans

Fig. 8.
La vision de saint Jean. Manuscrit de l'Apoca-
lypse de Beatus, Bibl. Nat., nouv. acq. lat. 1366.

toutes nos Apocalypses, et qui s'y trouve mème répétée plusieurs fois1. Ce ne sau rait être là une rencontre fortuite. Le chapiteau des quatre cavaliers, tout gauche qu'il soit, conserve quelques souvenirs de la miniature originale. Les quatre cavaliers sont réunis sur le même chapiteau, comme ils sont réunis dans le manuscrit sur la même page; l'Agneau de Dieu les accompagne. Faute de place, et aussi faute de talent, le sculpteur les a serrés les uns contre les autres et les a rendus tout à fait inexpressifs. Cependant le cavalier qui tend son arc, avec son court manteau s'envolant derrière lui et son étrange coiffure, trahit l'imitation d'un original pareil à l'Apocalypse de Saint-Sever 2.

Deux autres chapiteaux, qui se trouvent non plus sous le porche, mais dans le transept de l'église, complètent la série, et nous donnent une preuve de plus. Ils sont empruntés au livre de Daniel, et représentent, l'un, Daniel dans la fosse aux lions recevant la visite du prophète Abacuc, l'autre, Nabuchodonosor changé en bête. Ce dernier sujet suffirait à nous révéler l'original dont le sculpteur s'est inspiré'.

II y avait donc, à Saint-Benoît-sur-Loire, comme à Moissac, un manuscrit de Beatus. Aussi, ne sommes-nous pas surpris d'apprendre qu'au temps de l'abbé Gauzelin, c'est-à-dire entre 1004 et 1030, les scènes de l'Apocalypse avaient été peintes sur le mur occidental de l'église l'artiste avait sans doute imité lui aussi les miniatures du manuscrit.

Moissac, Saint-Benoît-sur-Loire nous offrent les exemples les plus frappants de l'imitation du manuscrit de l'Apocalypse, mais ce ne sont pas les seuls, et je puis en

citer au moins deux autres.

Le tympan de l'église de La Lande-de-Cubzac (Gironde) représente le Fils de l'Homme apparaissant à saint Jean : il est debout, une épée sort de sa bouche, et, de la main droite, il porte un cercle où sont enfermées les sept étoiles; les sept candélabres sont près de lui, et sept arcades symbolisent les sept églises (fig. 7). Ce n'est nullement sous cet aspect qu 'apparaît le Christ dans le manuscrit de SaintSever au lieu d'ètre debout, il est assis sur un trône, il n'a pas d'épée dans la bouche, et il ne porte pas dans sa main les étoiles. Si l'on ne connaissait que le beau manuscrit de la Bibliothèque Nationale, on pourrait croire le tympan de La Landede-Cubzac entièrement indépendant des manuscrits de l'Apocalypse. Mais il arrive, nous l'avons dit, que ces manuscrits offrent des variantes. Que l'on ouvre un autre

1. Nouv. acq. lat. 1366, fo 35 et suiv. Voir aussi Bachelin, ouv. cit.

2. Dans l'Apocalypse de Saint-Sever, comme au chapiteau de Saint-Benoît, le cavalier qui tend l'arc a seul une coiffure, les trois autres ont la tête nue.

3. Nabuchodonosor changé en bête ne se voit qu'à Moissac, à Saint-Benoît et sur un chapiteau de Saint-Gaudens (Haute-Garonne), mais la sculpture de Saint-Gaudens est de l'école de Moissac et de Toulouse.

4. Andreae Floriacensis, Vita Gauzlini, ch. LvII.; J. von Schosser, Quellenbuch zur Kunstgeschichte, p. 184.

manuscrit de la Bibliothèque Nationale, plus jeune d'un siècle au moins que le manuscrit de Saint-Sever', et on y trouvera le Christ de notre tympan (fig. 8). Assurément, il y a quelques différences les étoiles sont enfermées non dans un cercle entier, mais dans un demi-cercle, les sept arcades sont en dessous au lieu d'être sur le côté, saint Jean enfin s'incline davantage. Il n'en est pas moins évident que le tympan de La Lande-de-Cubzac est la copie d'une miniature de cette famille.

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Le sculpteur de La Lande-deCubzac venait, sans aucun doute, de quelque grande abbaye méri

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dionale, où il avait pu étudier un manuscrit de l'Apocalypse. Le livre, sans cesse recopié, passait d'abbaye en abbaye et montait vers le Nord. Nous pouvons affirmer

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que l'antique abbaye de SaintHilaire, à Poitiers, possédait une Apocalypse de Beatus, presque semblable à celle de Saint-Sever. Le manuscrit de Saint-Sever, en effet, est orné de petits sujets de genre, qui n'ont aucun rapport avec le texte; on dirait que l'artiste a voulu reposer un instant le lecteur de tant de scènes d'épouvante. C'est ainsi qu'on voit au bas d'une page deux hommes chauves se heurtant front contre front (fig. 9); faute de pouvoir se prendre aux cheveux, ils se

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saisissent à la barbe, pendant qu'une femme les contemple; en dessous, on lit ce vers latin ironique, qui vient on ne sait d'où :

Frontibus attritis barbas conscindere fas est.

1. B. N., nouv. acq. lat. 1366, fo 12 vo. C'est aussi un commentaire de Beatus sur l'Apocalypse.

2. B. N., latin 8878, fo 184.

3. Congrès archéologique de Poitiers, 1903, p. 400 (Paris, Picard).

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