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dans un écusson, et l'on croirait voir le blason des empereurs d'Allemagne. C'est de l'Orient, en effet, on n'en saurait douter, qu'est venu ce blason; il fut emprunté aux tissus orientaux et peut-être aux étendards musulmans. Chose étonnante, les Turcs purent voir à Lépante, sur les vaisseaux de don Juan d'Autriche, l'aigle à deux têtes qui avait jadis orné leurs drapeaux; mais le vieil aigle de la Chaldée, qui les

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avait jadis fait vaincre, se tournait maintenant contre eux. On voit quelle part a prise l'antique Chaldée non seulement à la création de l'art décoratif, mais à la création de l'art héraldique du moyen âge.

C'est ce merveilleux passé, vaguement entrevu, qui donne tant de charme à notre art décoratif du XII° siècle; sans cesse, on y retrouve des légendes millénaires. On rencontre parfois, en parcourant la France, des chapiteaux ornés d'un personnage debout entre deux lions qu'il saisit à la gorge. On voit ce héros à Saint-Victor de Marseille et à la salle capitulaire de Saint-Georges de Boscherville, près de Rouen.

(fig. 204). On veut y reconnaître Daniel dans la fosse aux lions, mais on oublie que Daniel n'est pas un dompteur de monstres. Les artistes romans le savaient fort bien, car, quand ils sculptent Daniel, ils le représentent priant, les bras levés, entre deux lions qui le regardent et n'osent approcher. C'est sous cet aspect qu'il apparaît sur un chapiteau du cloître de Moissac et sur un chapiteau du Musée de Toulouse; à Saint-Eutrope de Saintes, Daniel prie dans l'attitude de l'orante chrétienne, tandis que les lions lui lèchent les pieds. Le personnage qui étrangle deux lions ne saurait donc être Daniel; et, en effet, il ne s'agit pas là de Daniel, mais, comme l'a fort bien vu M. Dieulafoy, d'un demi-dieu de l'épopée chaldéenne, de Gilgames'. Gilgamès est un héros des premiers âges du monde; ses ancêtres avaient vu le déluge et lui en avaient transmis le récit. Gilgames connaissait bien des mystères. Accompagné de son ami Eabani, qui participait encore de la nature animale, il parcourait la Chaldée en destructeur de monstres. Quand Eabani mourut, il alla au pays des morts pour le revoir. Gilgames est une première esquisse d'Hercule, et on ne peut guère douter que sa légende n'ait été connue des Grecs. C'est lui qui, dans le grand bas-relief assyrien du Louvre, étouffe le lion dans ses bras, comme Hercule étouffera plus tard le lion de Némée. Des cylindres chaldéens, des bas-reliefs assyriens représentent plusieurs fois Gilgamès entre deux lions qu'il étreint. La Perse emprunta à la Chaldée le héros qui triomphe des monstres: un cylindre persan nous le montre debout entre deux lions qu'il saisit à la gorge'. Peut-être l'imagination persane vit-elle dans cette scène un épisode de la lutte d'Ormuzd contre les forces du mal. Les étoffes sassanides transmirent aux Byzantins et aux Arabes l'antique image du tueur de lions. Le trésor de la cathédrale de Sens conserve un beau tissu jaune et bleu qui enfermait, depuis le vir siècle, les reliques d'un des martyrs de la légion thébaine, saint Victor : c'est l'œuvre d'un artiste byzantin s'inspirant d'un modèle sassanide (fig. 205). Un personnage aux longs cheveux saisit

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Fig. 204. Personnage entre deux lions. Chapiteau de Saint-Georges de Boscherville 3.

1. Congrès archéologique d'Angoulême, 1912, t. I, p. 357.

2. Comptes rendus de l'Académie des Inscr. et B.-L., 1913, p. 317 et suiv.

3. Ibid., 1913, p. 317 (Paris, Picard).

4. Layard. The Monuments of Nineveh, t. II, n° 64, Plat de Nimroud.

5. Von Falke, Kunstgesch. der Seidenweberei, t. I, p. 96. La Phénicie connut aussi Gilgamès entre les lions Terrot et Chipiez, t. III, p. 635.

6. Chartraire, Revue de l'Art chrétien, 1911, p. 371.

à la gorge deux lions qui se dressent contre lui, et l'on croirait voir à la fois la copie d'un cylindre persan et le modèle d'un de nos chapiteaux romans. Nous avons là une de ces œuvres qui furent un trait d'union entre l'Orient et l'Occident. Il y en eut beaucoup d'autres. L'Allemagne con

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serva longtemps un tissu presque
pareil dans le trésor de l'abbaye
Sainte-Walburge d'Eichstædt en Ba-
vière. Mais le chef-d'oeuvre est au
Musée de Vich en Catalogne; là, le
héros qui étreint les lions semble, par
son aspect farouche, sa barbe et sa
chevelure épaisse, nous faire remon-
ter aux origines chaldéennes on
croirait voir le Gilgamès de l'épopée.
Pourtant cette
cette magnifique étoffe
rouge et verte ne saurait remonter
plus haut que la fin du XII° siècle, et
une inscription en caractères coufi-
ques permet de l'attribuer à un atelier
musulman. On comprend maintenant
comment un mythe, vieux de plus de
quarante siècles, a pu reparaître sur
nos chapiteaux romans: transmis-
sion merveilleuse assurément, mais
qui pourtant s'explique.

Ce n'est pas seulement le héros Gilgames, ce sont les génies chaldéens et assyriens qui reparaissent dans l'art roman. On voit, au Musée d'Arles, un chapiteau du xII° siècle, qui représente un quadrupède aux ailes d'aigle, à la tête de femme (fig. 206); le même monstre reparaît au portail de Saint-Loup-de-Naud.

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près de Provins. On cherche dans sa mémoire, et on y retrouve des figures toutes semblables aperçues sur les vases archaïques de la Grèce ou de l'Ionie. Mais les

1. Cahier et Martin, Mélanges d'archéol., t. II, Pl. XVIII.

2. Lessing, ouv. cit., Pl. 42.

3. Perrot et Chipiez, t. IX, p. 439, et t. X, p. 79.

MALE.

T. I.

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Grecs ne les avaient pas inventées, ils les avaient reçues de l'Assyrie et de la Chaldée, où il faut toujours revenir quand on cherche l'origine des monstres, car là est leur berceau. Ce n'est pas la fantaisie qui les a créés, mais la pensée religieuse. Ces êtres qui résument toute la nature vivante, qui sont à la fois quadrupèdes, oiseaux et femmes, qui ont la force, la rapidité et l'intelligence, ne sont pas des dieux, mais des génies, des intermédiaires entre l'homme et les puissances supérieures. Les Assyriens les gravaient sur leurs cachets, les brodaient sur leurs tuniques, faisaient reposer sur leur dos les colonnes de leurs palais. Ces sphinx ailés à tête de femme ne cessèrent jamais de vivre dans l'imagination orientale : la Perse les reçut de l'Assyrie et les transmit aux Arabes. Pour les musulmans, le quadrupède à tête de femme fut la jument Borak qui emporta Mahomet jusqu'au ciel. Les tisserands arabes, copiant d'anciens modèles sassanides, donnèrent une jeunesse nouvelle au sphinx assyrien. Ils le représentèrent tantôt isolé et enfermé dans un cercle", tantôt formant avec un autre sphinx un groupe symétrique. C'est pourquoi dans tout l'Orient on vit bientôt les sculpteurs eux-mêmes interpréter l'antique motif du sphinx, et le christianisme l'adopta aussi bien que

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Fig. 206.

Serv. phot. des Beaux-Arts.

Quadrupèdes ailés à tête humaine.
Chapiteau du Musée d'Arles.

l'Islam. On le voit sculpté à l'extérieur de la Vieille Métropole d'Athènes, et on le reconnaît sur les portes de cèdre de la mosquée-hôpital du Caire, qu'on appelle le Moristan de Kalaoun. On ne s'étonnera plus maintenant de retrouver le quadrupede ailé à tête de femme dans nos églises romanes. L'importation des étoffes arabes explique cette migration de monstres de l'Orient vers l'Occident. Les tissus musulmans donnent parfois au sphinx féminin une couronne : c'est ce qui explique qu'à Arles comme au Caire il soit représenté couronné. Chose remarquable, dans les monuments assyriens le sphinx porte déjà une sorte de tiare telle fut, à travers les siècles, la fidélité de l'imitation.

Nous n'avons décrit que la moitié du chapiteau d'Arles au sphinx féminin fait

1. Henzey, Les origines orientales de l'art, p. 254-255.

2. Menant, Collect. de Clercq, t. I, Pl. XXXIX, 33, bis.

3. Layard, Monuments, série I, Pl. VI.

4. Perrat et Chipiez, t. II, p. 224.

5. Schlumberger. L'épopée byzantine, t. II, p. 337, et Cahier, Mélanges, t. II. Pl. XXXVIII

6. Lessing, ouv. cit., Pl. 43..

pendant un sphinx masculin, un quadrupède ailé, à tête d'homme, à barbe épaisse. Comment ne pas penser au fameux taureau ailé à tête humaine, au génie protecteur qui gardait la porte des palais assyriens? Un pareil mélange de formes n'a pu être inventé deux fois. Sur la tête du monstre d'Arles, une couronne remplace la tiare du taureau de Khorsabad, et elle témoigne encore du caractère sacré de l'original. On hésitera d'autant moins à accepter cette interprétation de l'étrange figure d'Arles qu'elle fait pendant au sphinx féminin dont l'origine orientale ne saurait être douteuse. Il y a d'ailleurs à Sens une étoffe décorée de quadrupèdes ailés à tête d'homme, qui prouve que le monstre assy

rien était connu des tisserands orientaux'. Comment ce motif ne se serait-il pas perpétué en Orient? Les artistes sassanides pouvaient admirer, comme on les admire. encore aujourd'hui, sur la haute terrasse de Persépolis, au milieu du désert, en face des montagnes, les formidables taureaux qui gardent l'entrée du palais de Xerxès, incendié par Alexandre. De nombreux tissus orientaux ont dû faire connaître à la France l'antique génie des portes, car nous le rencontrons plusieurs fois dans nos églises. La cuve baptismale de Vermand, œuvre du xn° siècle, nous le fait voir exactement tel qu'il est à Arles : la tête à longue barbe porte aussi la couronne. Dans le petit Musée lapidaire de Fontenay, près de Montbard, le monstre assyrien reparaît sur un chapiteau roman; les ailes manquent, il est vrai, mais il faut se souvenir que la Chaldée avait créé un type de taureau à tête humaine, dépourvu d'ailes. Aucune œuvre n'impose plus tyranniquement à l'esprit le souvenir de l'antique Assyrie que le monstre de Fontenay.

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Fig. 207.

Oiseaux aux cous entrelacés. Chapiteau de Moissac 2.

C'est donc dans l'Orient le plus lointain qu'il faut chercher l'origine de notre art décoratif du moyen age. Parmi les motifs qu'on rencontre dans nos églises, on ne saurait oublier la gracieuse arabesque formée par deux oiseaux dont les cous s'entrelacent: ces longs cous en se nouant dessinent une sorte de caducée. On remarque d'abord ce motif sur un chapiteau du cloître de Moissac (fig. 207); puis, il apparaît à Saint-Denis, où il semble avoir été apporté par les artistes du Midi. Bientôt on le rencontre un peu partout, mais particulièrement dans le Centre de la France on le voit

1. Chartraire, Revue de l'Art chrétien. 1911, p. 386.

2. Album des monuments et de l'art ancien du midi, Pl. XX (Toulouse, Ed. Privat).

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