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dition y était parfaitement connue. Il se pourrait que cette reine au pied d'oie eût été représentée pour la première fois par les ateliers toulousains, car on voyait encore, du temps de Rabelais, une image de la reine Pédauque à Toulouse; on y montrait son palais et ses bains, et on associa longtemps sa légende à celle de la jeune princesse Austris, baptisée par saint Sernin'.

La reine au pied d'oie du portail de Dijon était donc, on n'en saurait douter, la reine de Saba. Et il devient non moins certain que la statue de roi, qui lui faisait face, représentait Salomon; c'est David, sans doute, qui l'accompagnait. Pourquoi la reine de Saba avait-elle été figurée dans la compagnie des héros de l'Ancienne Loi et des apôtres de la Loi Nouvelle ? C'est que, suivant la doctrine du moyen âge, elle symbolisait le monde païen venant au Christ, elle préfigurait ces Mages qui, comme elle, cherchaient le vrai Dieu. Or le Voyage et l'Adoration des Mages étaient précisément représentés au linteau de Saint-Bénigne.

Les statues de Dijon offraient donc un sens plus précis que celles de Chartres, et même que celles du Mans. A Dijon, on voyait le monde juif et le monde païen, travaillés tous les deux par le désir d'un Sauveur que saint Pierre et saint Paul, c'està-dire l'Église, venaient leur annoncer. Cette Église, on la voyait représentée, au tympan, à la droite du Christ, sous la figure d'une reine, et, à sa gauche, on voyait la Synagogue, les yeux couverts d'un voile, la couronne mal affermie sur la tête : image des Juifs du moyen âge, qui n'avaient compris ni les paroles qu'avaient prononcées leurs grands ancêtres, ni l'exemple que leur avaient donné les païens.

Ainsi, la pensée très générale que Suger avait exprimée à Saint-Denis prenait. avec le temps, un caractère symbolique qui lui donnait plus de profondeur.

L'idée qu'avait traduite le sculpteur de Dijon se retrouvait dans d'autres portails qui s'en inspiraient probablement.

Au portail de Saint-Pierre de Nevers, dont nous avons déjà parlé, on voyait quatre grandes statues. Deux d'entre elles étaient difficiles à nommer, mais on reconnaissait la reine de Saba à son pied d'oie; elle était placée en face d'un roi qui ne pouvait être que Salomon. On voyait, dans les voussures, comme à Saint-Bénigne, les figures de l'Église et de la Synagogue; de sorte qu'à Saint-Pierre de Nevers les influences de l'Ile-de-France se combinaient avec celles de Dijon.

Au portail de Saint-Pourçain, dans le Bourbonnais, dont les statues ont été détruites, une ancienne description nous signale saint Pierre, un prêtre, qui était probablement Aaron, un roi, qui était certainement Salomon, et enfin une reine au pied d'oie, qui était la reine de Saba".

1. Hist. de l'Acad. des Inscript., t. XXII, p. 227. Dissertation de l'abbé Lebeuf sur la reine Pédauque. 2. Raban Maur, Patrol., t. CIX, col. 472-473.

3. Lebeuf, loc. cit. Lebeuf signale encore deux apôtres avec des livres. C'étaient peut-être saint Paul et Moïse.

En Champagne, c'est-à-dire dans une région ouverte à la fois aux influences de l'Ile-de-France et à celles de la Bourgogne, s'élevait, dans une étroite vallée, une antique abbaye, qui fut longtemps célèbre : celle de Nesle-la-Reposte, Nigella reposita, Nesle-la-cachée. On disait que c'était là que Ganelon, après son supplice, avait été enseveli '. L'abbaye a disparu aujourd'hui, mais un dessin de Montfaucon nous a conservé le souvenir du portail. Il était décoré de six grandes statues que l'on peut nommer presque à coup sûr. On voyait, en face de saint Pierre, Aaron; en face de Salomon, la reine de Saba, reconnaissable à son pied d'oie; en face de David, Moïse portant les tables de la Loi. C'étaient, un peu moins nombreux, moins nombreux, les personnages mêmes du portail de Saint-Bénigne.

Ces personnages, on les retrouvait au portail méridional de Bourges. Ce portail de Bourges, nous l'avons dit, imite celui du Mans, dont il reproduit très fidèlement certaines parties. Mais les six grandes statues qui le décorent s'inspirent d'un autre modèle. L'artiste qui les sculpta connaissait, on n'en saurait douter, celles de SaintBénigne de Dijon. Comme à Saint-Bénigne, en effet, on voit Moïse, Aaron, deux rois, qui sont David et Salomon, un troisième qu'on ne peut nommer, enfin une reine, qui est la reine de Saba. Ici, il est vrai, elle n'a pas son pied d'oie, mais la ressemblance des deux séries lève tous les doutes. A Bourges, faute de place, saint Pierre et saint Paul n'ont pas été représentés : grave lacune qui enlève au portail une partie de son sens 3.

Ainsi, ces grandes statues des portails, qui, à l'origine, représentaient simplement les héros de l'Ancienne Loi donnant accès à la Loi Nouvelle, prenaient avec le temps. un sens plus précis. On cherchait à les ordonner; on opposait les deux Lois; on laissait deviner dans l'Ancien Testament une figure du Nouveau. L'idée symbolique qui donnera bientôt une physionomie si originale aux grandes figures bibliques du portail de Senlis et du portail septentrional de Chartres commençait à apparaître.

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1. Aubri des Trois-Fontaines, Monum. Germaniæ histor., t. XXIII, p. 725.

2. Monum, de la monarch. franç., t. I, p. 192.

3. On voit une série fort analogue au portail d'Angers, mais des restaurations, qui datent, les unes du XVIIe siècle, les autres du xix, ont enlevé à cet ensemble une grande partie de son intérêt. On peut nommer Moïse, Aaron (avec sa mitre), David (avec sa barpe), Salomon, la reine de Saba (sans pied d'oie). Deux autres statues ont des tètes refaites et ne peuvent plus être reconnues. « Les tètes viennent d'être refaites, dit F. de GuiThermy, d'une manière tout à fait inintelligente. Les deux admirables statues de Notre-Dame de Corbeil, aujourd'hui au Louvre, provenaient d'un portail qui se rattachait, par ses grandes statues, à toute la série d'édifices que nous avons étudiés. Le roi et la reine de Corbeil représentent peut-être Salomon et la reine de Saba. 4. L'art religieux du XIII° siècle en France, 5o édit. p. 178.

II

Les artistes du Midi créèrent un second type de portail : cette fois, c'est l'Ascension qui en décore le tympan. Un pareil sujet, s'il est moins sublime que la Vision de saint Jean, s'il n'exprime pas l'éternité de Dieu, garde cependant un caractère triomphal. Le Christ, après avoir traversé la vie et la mort, apparaît dans sa pure essence divine. Les artistes y virent une composition très propre à s'adapter à la forme d'un tympan : les apôtres s'alignaient sur toute la longueur du linteau, les bras levés vers leur maître, tandis que, au-dessus de leur tête, le Christ et les anges emplissaient parfaitement le demi-cercle. C'est sous cet aspect que se présente la plus ancienne Ascension qui décore un portail : celle de Saint-Sernin de Toulouse (fig. 40). Le tympan est garni tout entier par le Christ et les anges, mais peut-être l'est-il trop, car on ne sent pas assez que le Christ plane dans le ciel. Ce premier essai ne fut imité qu'en Espagne, au portail de San Isidro de Leon, où il s'alourdit tout à fait.

Ce qui n'avait pas été parfaitement réussi à Toulouse le fut mieux à Cahors (fig. 80). Ici, le Christ, debout dans une auréole, s'élève avec majesté; le miracle devient sensible aux yeux. De chaque côté de l'auréole, deux anges renversés en arrière, courbés comme deux arcs, et pourtant harmonieux, adressent la parole aux disciples qui regardent disparaitre leur maître. Étudiée dans ses détails, l'œuvre apparaît pleine de beauté : déjà, le Christ porte sur son visage si noble le caractère de la divinité. Toutefois, la composition n'est pas encore parfaite, et l'artiste a eu beaucoup de peine à remplir toutes les parties de ce vaste tympan. Il a d'abord placé, dans le haut, quatre anges à mi-corps, qui jaillissent du ciel, la tête la première, pour voler au-devant de leur Dieu; puis, comme les deux côtés restaient vides, il les a garnis de petits panneaux, où il a raconté le martyre de saint Étienne, patron de la cathédrale. Nous sentons là l'imitation du tympan de Moissac, où les vieillards de l'Apocalypse emplissent les parties vides du fond. D'ailleurs, le tympan tout entier, fait d'un assemblage de plaques découpées, relève par sa technique de l'art de Moissac. Le tympan de Cahors n'est donc pas très éloigné de l'âge des origines.

Cette belle œuvre fut imitée au portail de Mauriac (Cantal), dans un style moins souple, plus accentué1 (fig. 228). A Mauriac, on n'a pas de peine à reconnaître le Christ de Cahors, debout dans son auréole (bien que l'imitation soit loin de la beauté de l'original), et surtout les deux anges qui se renversent de chaque côté pour parler aux apôtres. Le tympan moins vaste est, cette fois, parfaitement rempli. Un petit

1. Deux autres imitations du tympan de Cahors se voient à Collonges et à Saint Chamant (Corrèze.).

monticule, qui s'élève au milieu du groupe formé par la Vierge et les apôtres, rappelle le Mont des Oliviers, où les Actes placent le lieu de l'Ascension, où les pèlerins vénéraient la trace des pieds du Christ.

Le tympan de Cahors fut imité encore une fois dans le Midi, à la cathédrale d'Angoulême; mais, ici, la scène de l'Ascension n'est pas enfermée dans un demi

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cercle; elle est répandue sur toute la façade (fig. 229). Le Christ debout dans son auréole, le manteau passé dans la ceinture, la tunique s'évasant sur les pieds, est drapé exactement comme le Christ de Cahors. Les deux têtes ne sauraient être comparées, car celle du Christ d'Angoulême a été refaite. On retrouve dans le haut de la composition les anges à mi-corps, qui semblent tomber du ciel. Placés beaucoup plus bas, les deux grands anges s'inclinent pour parler aux apôtres rangés sous des arcatures et reconnaissables à leurs pieds nus. Comme à Cahors, la Vierge est à une place d'honneur. Tous les éléments du beau modèle de Cahors se retrouvent sans peine. La scène se complète dans les fausses portes qui décorent la façade des

deux côtés du portail on voit dans chaque tympan trois apôtres, qui semblent marcher d'un pas rapide, un livre à la main, et, parmi eux, saint Pierre se reconnaît à ses clefs (fig. 230). Ils s'en vont, maintenant que leur maître a disparu, porter sa parole jusqu'aux extrémités du monde. C'est la diffusion de l'Évangile sur la terre. La nécessité d'enfermer douze apôtres dans quatre tympans a obligé l'artiste à les grouper trois par trois. Ces mêmes apôtres, groupés de la même manière, se retrouvent pareils à Saint-Amand-de-Boixe, dans la Charente ils sont l'œuvre du même atelier.

Ce portail d'Angoulême paraît parfaitement clair; pourtant, il propose à l'esprit une énigme. Près de l'auréole du Christ sont incrustés quatre bas-reliefs représentant les animaux évangéliques; plus bas, à droite et à gauche, des coupables semblent expier leurs crimes dans les tortures de l'Enfer. Enfin, des bienheureux, à ce qu'il semble, sont enfermés dans des médaillons circulaires disposés dans le voisinage du Christ. C'est ainsi qu'au xir siècle on représentait parfois les élus ; une fresque de Poncé (Loir-et-Cher), dans la vallée du Loir, nous montre un Paradis, où les justes sont enchâssés, comme autant de pierres précieuses, dans des médaillons ronds. Après avoir observé tous ces détails, il est bien difficile de ne pas penser au Jugement dernier. Ce Christ, qui, tout à l'heure, nous paraissait monter au ciel, nous semble maintenant en descendre, dans l'appareil du Christ de l'Apocalypse, pour juger les hommes. De ces deux interprétations, quelle est la vraie?

Elles le sont toutes les deux. Il suffit, pour comprendre le double sens de la façade d'Angoulême, de relire les Actes. « Galiléens, disent les anges aux apôtres, pourquoi restez-vous ainsi à regarder le ciel? Ce Jésus, qui s'est élevé du milieu de vous, reviendra de la même manière que vous l'avez vu s'élever au ciel1. » Ainsi Jésus reparaîtra pour juger le monde, tel qu'il était au jour de l'Ascension. Telle était la doctrine du moyen âge, qu'Honorius d'Autun a formulée dans les termes les plus nets : « Jésus, écrit-il, dans son Elucidarium, viendra juger les hommes sous l'aspect qu'il avait quand il monta au ciel. » C'est pourquoi, à Angoulême, l'Ascension s'achève en un Jugement dernier. On peut d'autant moins hésiter à accepter cette interprétation, que l'exemple d'Angoulême n'est pas unique à Saint-Paul-deVarax, dans l'Ain, on voit également l'Ascension se métamorphoser en Jugement dernier. On comprend aussi pourquoi, chez les Byzantins, le Christ de l'Ascension, qui monte dans l'auréole, soit majestueusement assis, comme le Christ du Jugement: il monte au ciel dans l'attitude même qu'il aura au dernier jour.

Il se peut que la vaste façade d'Angoulême ait invité l'artiste à compléter la scène de l'Ascension par celle du Jugement dernier. A Ruffec, où la surface à déco

1. « Viri Galilæi, quid statis respicientes in cœlum? Hic Jesus, qui assumptus est a vobis in cœlum, sic veniet quemadmodum vidistis eum euntem in cœlum. » Actes, I, 11.

2. «< Christus in ea forma, qua ascendit, in judicium veniet. » Honorius d'Autun, Patrol., t. CLXXII, col. 1165. 3. Voir plus loin, p. 405.

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