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enfin, dans cette Provence et ce Languedoc, où reviennent toujours les hérétiques. Il est emprisonné par l'évêque de Toulouse, mais ses disciples sont si nombreux que l'Église s'épouvante. Dès le commencement du xII° siècle, elle avait fait appel à ses saints, pour triompher de l'hérésie : saint Norbert, le fondateur de Prémontré, avait

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lutté contre Tenchelin, saint Bernard, contre les apostoliques de Cologne. Pour ramener à la foi les disciples d'Henri, le pape s'adressa de nouveau à saint Bernard, qui semblait seul capable, avec sa parole de flamme et son rayonnement lumineux, de toucher les cœurs. C'était un rude apostolat : « Quels maux, écrit saint Bernard lui-même, n'a pas faits à l'église de Dieu l'hérétique Henri? Les basiliques sont sans fidèles, les fidèles sans prêtres..., les sacrements sont méprisés, les fêtes ne sont plus célébrées, les hommes meurent dans leur péché, on refuse aux enfants

la grâce du baptême1. » Saint Bernard semble avoir fait de nombreuses conversions pendant sa mission de 1145; néanmoins il ne ramena pas le Midi à la foi.

Déjà, dans ce Midi, grandissait une hérésie nouvelle : le catharisme. C'était moins une hérésie qu'une religion, venue de l'Orient, qui prétendait se substituer au christianisme. On y retrouvait les vieux rêves de l'Asie : le dieu bon et le dieu mauvais de la Perse, la métempsychose de l'Inde. Le Christ était celui des gnostiques d'Alexandrie, un pur esprit, qui jamais ne prit forme humaine, un éon. L'Église était niée, et à ses sacrements on en substituait de nouveaux. Dès 1167, ces néo-manichéens, qu'on appellera bientôt les Albigeois, étaient assez nombreux pour tenir, à Saint-Félix de Caraman, leur premier concile. Dix ans après, en 1177, le comte de Toulouse, Raymond V, écrivait au chapitre général de Citeaux que, dans le Languedoc, l'hérésie avait pénétré partout, que le peuple avait abandonné la foi et que les églises tombaient en ruines.

Au même moment, Pierre Valdo, à Lyon, prétendait ramener l'Église à sa pureté primitive. Ses disciples, « les pauvres de Lyon » ou « Vaudois », se répandaient, du côté du Nord, en Bourgogne et en Franche-Comté, du côté du Midi, dans la vallée du Rhône et en Provence. Ils restaient attachés à l'Évangile, mais ne voulaient point reconnaître la hiérarchie de l'Église.

Ainsi, plusieurs de ces grandes abbayes méridionales, dont nous admirons les beaux portails sculptés, ont été des forteresses de la foi au milieu d'un monde déjà hostile. Ce sont les cathédrales du Nord qui se sont élevées dans la concorde et la paix des cœurs, non les églises romanes du Midi.

Il se peut que les contemporains aient exagéré les succès de l'hérésie au XII° siècle, pour mieux faire sentir le danger; ce qui est certain, c'est que les plus grands esprits du temps furent surpris et inquiets. L'abbé de Cluny, Pierre le Vénérable, qui mourut en 1157, et qui ne vit que les commencements de cette révolte contre l'Église, crut qu'il était de son devoir de réfuter l'erreur. Il écrivit son traité contre Pierre de Bruys et ses disciples, où il défendit l'Eucharistie attaquée par les novateurs. Cluny ne pouvait garder le silence, quand la foi était en péril.

Quand on se rappelle ces luttes, qui, en plein moyen âge, annoncent les controverses du xvI° siècle, on comprend le vrai caractère des portails bourguignons. La Bourgogne fut, à ce qu'il semble, seulement effleurée par l'hérésie, mais les moines de Cluny jugèrent sages de la prévenir; d'ailleurs, en Languedoc, à Saint-Gilles et à Saint-Pons, ils étaient en plein pays hérétique. Ils enseignèrent donc, par les basreliefs du portail, que les deux principaux sacrements de l'Église, Pénitence et Eucharistie, sont d'institution divine, et, parfois, on croit retrouver, dans l'œuvre de leurs sculpteurs, les termes mêmes de la doctrine de Pierre le Vénérable. I. Epist., 241.

2. En 1167, on découvrit neuf hérétiques à Vézelay.

On voit, à l'un des portails de Charlieu, un linteau qui représente les sacrifices sanglants de l'Ancienne Loi le bélier, le bouc, le veau, sont conduits vers l'autel pour être immolés (fig. 241). Dans le tympan, le Christ change l'eau en vin aux Noces de Cana, et, au portail principal, l'agneau apparaît dans la voussure, à une place d'honneur. Or, on lit dans le traité de Pierre le Vénérable contre Pierre de Bruys : « Le bœuf, le veau, le bélier, la chèvre arrosaient de leur sang les autels des Juifs, seul l'agneau de Dieu, qui efface les péchés du monde, repose sur l'autel des chrétiens. » Et il explique plus loin qu'en changeant l'eau en vin aux Noces de Cana, le Christ a voulu figurer

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l'Eucharistie et le sacrement de l'autel. On croit relire cette page en contemplant la façade de Charlieu.

L'exemple donné par Cluny paraît avoir été suivi ailleurs sous une forme un peu différente. A l'ancien portail de la cathédrale de Valence (Drôme), on voit, sous le Christ assis entre les anges, la scène de la Multiplication des pains: le Christ, milieu des apôtres, bénit de chaque main les corbeilles qu'on lui présente (fig. 25). Or, depuis

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les Catacombes, la multiplication des pains a toujours été interprétée par l'Église comme une figure de l'Eucharistie. Ce miracle annonce un autre miracle : le corps du Christ se multipliant en même temps que le pain consacré.

La même scène se retrouve sur un chapiteau de Saint-Pons, et, en Auvergne, à l'extérieur de l'église d'Issoire. N'est-il pas curieux de voir reparaître, au x11° siècle, dans un âge de lutte, ce motif que l'art du XIIIe siècle abandonnera?

Il est curieux aussi de rencontrer, pour la première fois, le Christ en croix au portail d'une église, dans ce Midi, où les disciples de Bruys brisaient les crucifix. On voit le Christ en croix dans un des tympans de Saint-Pons, tandis que la Cène et le Lavement des pieds décorent l'autre tympan: les deux bas-reliefs exaltent donc

1. Pierre le Vénérable, Patrol., t. CLXXXIX, col. 796.

2. Monuments Piot. t. VIII, Pl. 22 (Paris, Leroux).

3. Cette œuvre presque barbare n'est pas aussi ancienne qu'on l'a cru; elle n'est peut-être pas antérieure au milieu du x11° siècle. Ce n'est assurément pas ce pauvre artiste qui a créé le motif de la Cène surmontée du Christ en majesté. Il imitait un modèle qu'il était incapable de copier.

ce que bafouaient les hérétiques. A Saint-Gilles, où fut brûlé Pierre de Bruys, on voit, au linteau du portail central, la Cène, et, au tympan du portail voisin, le Christ en croix (fig. 242), comme si les moines avaient voulu effacer à jamais de la mémoire des fidèles les paroles du blasphémateur. Un peu plus au Nord, dans cette vallée du Rhône, qui fut alors une des grandes routes des hérésies, on retrouve, au portail de l'église de Champagne, dans l'Ardèche, au-dessus de la Cène (fig. 243), le Christ en croix (fig. 69). Ce sont les premières images du Calvaire qui apparaissent dans l'art monumental, et il se passera plus d'un siècle avant qu'elles se montrent de nouveau au portail des églises1. Est-ce un hasard, si ces images se rencontrent dans les régions où Pierre de Bruys recruta ses disciples?

Il y a donc toute une catégorie de portails, qui décorent pour la plupart des

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églises clunisiennes, où il est permis de retrouver un souvenir des luttes religieuses du xu siècle. Les moines de Cluny demeuraient donc alors ce qu'ils étaient depuis l'origine les vrais défenseurs de l'Église.

C'est encore l'esprit clunisien qui explique un tympan comme celui de SaintSauveur de Nevers (fig. 244). L'église Saint-Sauveur, depuis longtemps détruite, était un prieuré de Cluny. Un des portails était décoré d'un bas-relief, qui se voit aujourd'hui au Musée archéologique de la Porte du Croux; il représente le Christ, assis de profil et remettant les clefs à saint Pierre entouré de plusieurs apôtres. Une inscription l'accompagne, qui est ainsi conçue :

Visibus humanis monstratur mistica clavis.

« L'œil de l'homme peut contempler ici la clef mystique. » La clef, c'est, on le sait, le pouvoir de condamner et d'absoudre; le don symbolique des clefs fit de

1. Portail de la façade occidentale de Reims, consacré à la Passion: le Christ en croix est dans le gâble.

saint Pierre le chef de l'Église et le premier des papes. Le tympan de Saint-Sauveur est donc une sorte d'exaltation de la papauté, et, derrière saint Pierre, l'imagination entrevoit Rome et la suite des pontifes romains. Aucun sujet ne s'harmonisait mieux au génie de Cluny et à son histoire. Dans l'acte de fondation de la grande abbaye, Guillaume d'Aquitaine disait, en 909: « Je donne et livre aux apôtres Pierre et Paul le village de Cluny, situé sur la rivière de Grosne..., à la condition qu'un monastère régulier y soit construit... Tous les cinq ans, les moines paieront à Rome dix sous d'or pour l'entretien du luminaire de l'église des Apôtres. Qu'ils aient pour protecteurs les Apôtres eux-mêmes, et pour défenseur le pontife romain. » Poétique symbole; pendant plusieurs siècles ce fut vrai

ment Cluny qui entretint la flamme dans la lampe de saint Pierre, et les plus grands papes furent des moines clunisiens. Jamais ordre monastique ne fut plus complètement dévoué à la papauté. L'abbé de Cluny, saint Hugues, était près de Grégoire VII, à Canossa, quand la force vint s'humilier devant l'esprit, et il étaitprès d'Urbain II, à Clermont, quand éclata l'enthousiasme de la croisade. Roma secunda vocor, dit de Cluny un poète monastique : « On m'appelle la seconde Rome ». Pendant trois cents ans, Cluny fut digne de ce grand nom.

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Fig. 244.- Le Christ remettant les clefs à saint Pierre.
Tympan de l'église Saint-Sauveur 1.
Musée archéologique de Nevers.

C'est pourquoi le tympan de Saint-Sauveur de Nevers exprime si bien la pensée de Cluny. L'œuvre est un hommage à la papauté, l'affirmation de son origine divine.

On reconnaît parfois sur les façades clunisiennes la marque de la grande abbaye. Au petit portail de Charlieu, un chapiteau historié représente le Christ entre saint Pierre et saint Paul, les deux patrons de Cluny. C'est une sorte d'hommage du prieuré à l'abbaye-mère.

pas

Le prieuré clunisien de Beaulieu était dédié à saint Pierre, mais ce n'est seulement saint Pierre que l'on voit sculpté au portail, c'est aussi saint Paul2. Cette tradition se perpétuait encore au XII° siècle. Le prieuré clunisien de Longpont, près de Montlhéry, conserve à son portail les statues de saint Pierre et de saint Paul.

1. Congrès archéologique de Moulins, 1913, p. 366 (Paris, Picard).

2. Ce sont les deux figures latérales du portail

3. Seine-et-Oise.

MALE.

T. I.

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