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PRÉFACE

du

C'est par ce volume que j'aurais dû commencer cette histoire de l'art religieux moyen âge. Par bonheur, il y a trente ans, quand j'abordai ces études avec l'enthousiasme de la jeunesse, je n'eus pas l'idée de l'écrire. Un instinct m'entraîna vers le xin° siècle, où tout est ordre et lumière. Si j'avais voulu remonter plus haut, m'aventurer dans les ténèbres des origines, je me serais infailliblement égaré. On croyait alors que l'art chrétien était né à Rome, et à peine commençait-on à entrevoir le rôle de l'Orient. Mais, peu à peu, la connaissance plus approfondie de l'art byzantin, l'étude des plus anciens manuserits illustrés, l'analyse des ivoires des premiers siècles, l'exploration de l'Égypte chrétienne, la découverte des fresques de la Cappadoce firent comprendre que l'art chrétien ne devait rien au génie romain, mais qu'il était la double création du génie grec et de l'imagination syrienne. Les fouilles que la France commence à entreprendre dans le Levant confirmeront bientôt, j'en suis convaincu, ces conclusions qui me semblent, dès maintenant, certaines.

Née en Orient, l'iconographie chrétienne nous est arrivée toute faite. Ce ne sont pas nos artistes qui, méditant sur le texte sacré, ont conçu les scènes de l'Évangile : ils les ont reçues d'un monde lointain. L'historien de l'art qui s'enfermerait dans la France du XII° siècle se condamnerait à ne rien comprendre aux œuvres qu'il voudrait expliquer. Il doit sans cesse remonter aux origines, chercher en Égypte, en Syrie, en Cappadoce, les modèles dont il n'a souvent dans nos églises que la copie. Voilà ce qu'on ne soupçonnait guère il y a trente ans.

C'est par les manuscrits enluminés que s'est perpétuée longtemps cette antique

iconographie; mais un jour vint où la sculpture s'en empara et y

une vie nouvelle. Ce livre commence précisément avec les débuts de notre sculpture.

La sculpture monumentale est née, suivant toutes les vraisemblances, vers la fin du xr° siècle, dans le Sud-Ouest de la France. Les abbayes clunisiennes de ces régions en furent probablement le berceau Moissac et la Daurade de Toulouse, où nous croyons surprendre le grand art à ses origines, étaient deux prieurés de Cluny.

C'est, en tout cas, surtout par les prieurés clunisiens que se propagea la sculpture. Où retrouvons-nous, en effet, l'art de Moissac ? A Beaulieu, à Carennac, à Souillac, trois prieurés de Cluny. Quelle est la plus magnifique façade sculptée du Midi? Celle de Saint-Gilles; or, Saint-Gilles releva de Cluny dès le temps de l'abbé saint Hugues. Où est le plus ancien centre artistique du haut Languedoc? A SaintPons-de-Thomières, un des premiers monastères méridionaux qui aient été affiliés à Cluny. Sans cesse le voyageur qui parcourt la France, à la recherche de l'art du XII° siècle, retrouve Cluny. En Auvergne, les plus beaux chapiteaux historiés sont ceux de Mozat; or Mozat fut rattaché à Cluny dès 1095. Dans l'Ouest, Saint-Eutrope de Saintes, dont la façade, aujourd'hui détruite, semble avoir été un des prototypes de l'art saintongeais, était une église clunisienne. En Bourgogne, et dans les provinces voisines, quelques-uns des plus remarquables monuments de la sculpture se voient ou se voyaient dans les prieurés clunisiens Vézelay, Charlieu, Nantua, Vizille, Souvigny, Saint-Sauveur de Nevers, Saint-Benoît-sur-Loire. L'église mère de Cluny, si nous en jugeons par les quelques chapiteaux qui subsistent, l'emportait par la beauté de la décoration sur presque toutes les églises du xn siècle. Il semble évident que les moines de Cluny ont été les vrais propagateurs de la sculpture, et nous sentons que les évèques n'ont fait que suivre leur exemple. Si les cathédrales d'Autun, d'Arles, de Cahors, d'Angoulème furent décorées aussi magnifiquement que des églises monastiques, c'est qu'elles s'élevaient dans des régions où les prieurés clunisiens avaient déjà fait pénétrer la sculp

ture.

Dans la France du Nord, c'est à l'abbaye de Saint-Denis qu'apparut pour la première fois, au temps de Suger, la sculpture monumentale; c'est de là qu'elle rayonna. Saint-Denis, il est vrai, ne relevait pas de Cluny, mais nous verrons justement l'abbé Suger appeler les sculpteurs méridionaux qui venaient de décorer les prieurés clunisiens de Moissac, Beaulieu, Souillac, Carennac. Partout nous retrouvons Cluny.

Ainsi la sculpture, que nous voyons renaître vers 1095, fut aussitôt adoptée, comme le plus puissant auxiliaire de la pensée, par les abbés de Cluny, saint Hugues, Pierre le Vénérable. Ils la propagèrent en Aquitaine, en Bourgogne, en Provence et jusqu'en Espagne. Quelle reconnaissance ne devons-nous pas à ces grands hommes! Ils crurent à la vertu de l'art. Au moment où saint Bernard dépouillait ses églises de tous leurs ornements, Pierre le Vénérable faisait ciseler des chapiteaux, sculpter des tympans. L'éloquence de l'ardent apôtre de l'austérité ne lui persuada pas que la beauté fût dangereuse; il y voyait, au contraire, comme disait saint Odon, un pressentiment du ciel. L'amour de l'art est une des grandeurs de Cluny, qui en eut tant. Sans cesse, dans ce livre, nous répéterons ce nom magnifique et mélancolique de Cluny, qui n'évoque plus que des ruines, mais qui semble avoir gardé la majesté des grandes ruines romaines.

Les Clunisiens avaient mille fois raison. Pour être pauvre comme saint Bernard, il fallait une merveilleuse richesse intérieure; l'humble fidèle avait besoin que l'on vint à son secours. Qui pourrait dire combien d'âmes ont été émues, soutenues, consolées, au cours des siècles, par ces bas-reliefs, ces chapiteaux, où il y a tant de foi et tant d'espérance? Je l'ai senti vivement moi-même en déchiffrant ces vieux récits sur la pierre, dans la lumière des cloîtres ou dans le demi-jour des églises

romanes.

L'art du x siècle est donc surtout un art monastique; non sans doute que tous les artistes d'alors fussent des moines, mais c'étaient presque toujours des moines qui leur dictaient leurs sujets. Les moines conservaient dans leurs bibliothèques, riches en manuscrits enluminés, tous les trésors de l'ancien art chrétien; ils étaient les gardiens de la tradition. Aussi était-ce aux miniatures de leurs livres qu'ils demandaient des modèles quand ils voulaient décorer leurs églises. La miniature a joué alors un rôle décisif : elle explique, à la fois, l'aspect tourmenté de notre sculpture naissante et le caractère profondément traditionnel de notre iconographie. On verra tout ce que nos artistes ont reçu du passé par l'intermédiaire de la miniature. Mais on verra aussi tout ce qu'ils ont créé, car ils n'ont pas tardé à être autre chose que de simples copistes. La doctrine, la liturgie, le drame, le culte des saints, les pèlerinages, la lutte contre les hérésies, la science et le rêve du moine ont laissé leur empreinte sur notre iconographie du x siècle. Le fond resta oriental, mais se modifia par des retouches, s'enrichit de créations nouvelles. Dès qu'il apparaît, l'art du moyen âge se montre façonné par la pensée. C'est ce travail de la pensée sur l'art que j'étudie dans ce volume, comme dans les précédents. On verra s'ébaucher ici la savante

iconographie de l'âge suivant, se préparer les grands ensembles du xır siècle. Je souhaiterais que ce livre contribuât à faire comprendre et à faire aimer cet art magnifique du xır° siècle, que l'on connaît encore trop peu. Je souhaiterais aussi qu'il fit sentir combien la France fut alors féconde et de quelle admiration elle est digne. La création de la sculpture monumentale est une merveille. Au xır° siècle, comme au XII, la France fut la grande initiatrice.

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