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CHAPITRE XII.

Des sujets confus équivalents à deux sujets.

Il est important, pour mieux entendre la nature de ce qu'on appelle sujet dans les propositions, d'ajouter ici une remarque qui a été faite dans des ouvrages plus considérables que celui-ci, mais qui, appartenant à la logique, peut trouver ici sa place.

C'est que, lorsque deux ou plusieurs choses qui ont quelque ressemblance se succèdent l'une à l'autre dans le même lieu, et principalement quand il n'y paraft pas de différence sensible, quoique les hommes puissent les distinguer en parlant métaphysiquement, ils ne les distinguent pas néanmoins dans leurs discours ordinaires; mais les réunissant sous une idée commune qui n'en fait pas voir la différence et qui ne marque que ce qu'ils ont de commun, ils en parlent comme si c'était une même chose.

C'est ainsi que, quoique nous changions d'air à tout moment, nous regardons néanmoins l'air qui nous environne comme étant toujours le même, et nous disons que de froid il est devenu chaud comme si c'était le même; au lieu que souvent cet air, que nous sentons froid, n'est pas le même que celui que nous trouvions chaud.

Cette eau, disons-nous aussi en parlant d'une rivière, était trouble il y a deux jours, et la voilà claire comme du cristal : cependant combien s'en faut-il que ce soit la même eau ! In idem flumen bis non descendimus, dit Sénèque; manet idem fluminis nomen, aqua transmissa est '.

Nous considérons le corps des animaux, et nous en parlons

1. Epist., Sénèque ne fait que traduire dans ce passage une pensée d'Héraclite citée par Platon. Cratyle, p. 402 A, de l'édition de Henri Estienne.

comme étant toujours le même, quoique nous ne soyons pas assurés qu'au bout de quelques années il reste aucune partie de la première matière qui le composait; et non-seulement nous en parlons comme d'un même corps sans y faire réflexion, mais nous le faisons aussi lorsque nous y faisons une réflexion expresse. Car le langage ordinaire permet de dire; le corps de cet animal était composé, il y a dix ans, de certaines parties de matière, et maintenant il est composé de parties toutes différentes'. Il semble qu'il y ait de la contradiction dans ce discours; car si les parties sont toutes différentes, ce n'est donc pas le même corps: il est vrai; mais on en parle néanmoins comme d'un même corps; et ce qui rend ces propositions véritables, c'est que le premier terme est pris pour différents sujets dans cette différente application.

Auguste disait de la ville de Rome qu'il l'avait trouvée de brique, et qu'il la laissait de marbre. On dit de même d'une ville, d'une maison, d'une église, qu'elle a été ruinée en un tel temps, et rétablie en un autre temps. Quelle est donc cette Rome qui est tantôt de brique et tantôt de marbre? quelles sont ces villes, ces maisons, ces églises qui sont ruinées en un temps et rétablies en un autre? Cette Rome, qui était de brique, était-elle la même que Rome de marbre? Non; mais l'esprit ne laisse pas de se former une certaine idée confuse de Rome à qui il attribue ces deux qualités, d'être de brique en un temps et de marbre en un autre; et quand il en fait ensuite des propositions, et qu'il dit, par exemple, que Rome, qui avait été de brique avant Auguste, était de marbre quand il mourut, le mot de Rome, qui ne paraît qu'un sujet, en marque néanmoins deux réellement distincts, mais réunis sous une idée confuse de Rome, qui fait que l'esprit ne s'aperçoit pas de la distinction de ces sujets.

1. Ce renouvellement perpétuel du corps fournit une belle preuve de la spiritualité de l'âme. L'âme en effet est identique ; j'ai la certitude d'être aujourd'hui ce que j'étais hier, il y a un mois, il y a des années; mes idées changent, mes facultés se développent ou s'altèrent, mes goûts et mes penchants se modifient; mais la substance qui est le fond même de mon être et en qui réside ma personnalité, demeure invariable. Or, puisque le corps n'a qu'une identité apparente de forme, il est bien clair qu'il ne peut pas être cette substance.

C'est par là qu'on a éclairci, dans le livre dont on a emprunté cette remarque', l'embarras affecté que les ministres se plaisent à trouver dans cette proposition: Ceci est mon corps, que personne n'y trouvera en suivant les lumières du sens commun. Car, comme on ne dira jamais que c'était une proposition fort embarrassée et fort difficile à entendre que de dire d'une église qui aurait été brûlée et rebâtie: Cette église fut brûlée il y a dix ans, et elle a été rebâtie depuis un an; de même, on ne saurait dire raisonnablement qu'il y ait aucune difficulté à entendre cette proposition: Ceci qui est du pain dans ce moment-ci, est mon corps dans cet autre moment. Il est vrai que ce n'est pas le même ceci dans ces différents moments, comme l'église brûlée et l'église rebâtie ne sont pas réellement la même église; mais l'esprit, concevant et le pain et le corps de Jésus-Christ sous une idée commune d'objet présent qu'il exprime par ceci, attribue à cet objet réellement double, et qui n'est un que d'une unité de confusion, d'être pain en un certain moment et d'être le corps de Jésus-Christ en un autre; de même qu'ayant formé de cette église brûlée et de cette église rébâtie une idée commune d'église, donne à cette idée confuse deux attributs qui ne peuvent conenir au même sujet.

Il s'ensuit de là qu'il n'y a aucune difficulté dans cette proposition: Ceci est mon corps, pris au sens des catholiques, puisqu'elle n'est que l'abrégé de cette autre proposition parfaitement claire Ceci, qui est pain dans ce moment-ci, est mon corps dans cet autre moment; et que l'esprit supplée tout ce qui n'est pas exprimé. Car, comme nous avons remarqué à la fin de la première partie, quand on se sert du pronom démonstatif hoc, pour mar‹ quer quelque chose exposé aux sens, l'idée formée précisement par le pronom demeurant confuse, l'esprit y ajoute des idées clai res et distinctes tirées des sens par forme de proposition incidente. Ainsi, Jésus-Christ prononçant le mot de ceci, l'esprit der Apôtres y ajoutait qui est du pain, et comme il concevait qu'il était pain dans ce moment-là, il y faisait aussi cette addition du temps; et ainsi le mot ceci formait cette idée: Ceci qui est pain

1. Dans le Traité de la Perpétuité de la Foi.

dans ce moment-ci. De même quand il dit que c'était son corps, ils conçurent que ceci était son corps dans ce moment-là. Ainsi l'expression, ceci est mon corps, forma en eux cette proposition totale Ceci, qui est pain dans ce moment-ci, est mon corps dans cet autre moment; et cette expression étant claire, l'abrégé de la proposition, qui ne diminue rien de l'idée, l'est aussi.

Et quant à la difficulté proposée par les ministres, qu'une même chose ne peut être pain et corps de Jésus-Christ, comme elle regarde également la proposition étendue: Ceci, qui est pain dans ce moment-ci, est mon corps dans cet autré moment, et la proposition abrégée : ceci est mon corps, il est clair que ce ne peut être qu'une chicanerie frivole pareille à celle qu'on pourrait alléguer contre ces propositions: Cette église fut brûlée en un tel temps, et elle a été rétablie dans cet autre temps, et qu'elles se doivent toutes démêler par cette manière de concevoir plusieurs sujets distincts sous une même idée, qui fait que le même terme est tantôt pris pour un sujet et tantôt pour un autre, sans que l'esprit s'aperçoive de ce passage d'un sujet à un autre.

Au reste, on ne prétend pas décider ici cette importante question, de quelle sorte on doit entendre ces paroles: Ceci est mon corps, si c'est dans un sens de figure ou dans un sens de réalité. Car il ne suffit pas de prouver qu'une proposition peut se prendre dans un certain sens; il faut, de plus, prouver qu'elle doit s'y prendre. Mais comme il y a des ministres qui, par les principes d'une très-fausse logique, soutiennent opiniâtrément que les paroles de Jésus-Christ ne peuvent recevoir le sens catholique, il n'est point hors de propos d'avoir montré ici en abrégé que le sens catholique n'a rien que de clair, de raisonnable et de conforme au langage commun de tous les hommes.

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CHAPITRE XIII.

Autres observations pour reconnaître si les propositions
sont universelles ou particulières.

On peut faire quelques observations semblables, et non moins nécessaires, touchant l'universalité et la particularité.

OBSERVATION I. Il faut distinguer deux sortes d'universalités : l'une qu'on peut appeler métaphysique, et l'autre morale.

J'appelle universalité métaphysique, lorsqu'une universalité est parfaite et sans exception, comme: Tout homme est vivant; cela ne reçoit pas d'exception.

Et j'appelle universalité morale celle qui reçoit quelque exception, parce que, dans les choses morales, on se contente que les choses soient telles ordinairement; ut plurimum, comme ce que saint Paul rapporte et approuve:

Cretenses semper mendaces, malæ bestiæ, ventres pigri1,

Ou ce que dit le même apôtre : Omnes quæ sua sunt quærunt, non quæ Jesu Christi9.

Ou ce que dit Horace ⚫:

Omnibus hoc vitium est cantoribus, inter amicos
Ut nunquam inducant animum cantare rogati,
Injussi nunquam desistant3.

Ou ce qu'on dit d'ordinaire :

Que toutes les femmes aiment à parler;

Que tous les jeunes gens sont inconstants;

Que tous les vieillards louent le temps passé.

Il suffit, dans toutes ces sortes de propositions, qu'ordinaire

1. Epist. ad Titum, I, 15.

2. Philipp., II, 21.

3. Serm., I,

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