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que celui de Cicéron est bon, quoique Ramus l'ait proposé pour exemple d'un mauvais raisonnement, c'est qu'il enferme dans le sens une particule exclusive, et qu'il faut le réduire à ces termes :

Ce serait alors seulement qu'on pourrait me reprocher avec raison d'agir contre ma loi, si j'avouais que Muréna eût acheté les suffrages, et que je ne laissasse pas de justifier son action: Mais je prétends qu'il n'a point acheté les suffrages;

Et par conséquent je ne fais rien contre ma loi.

Il faut dire la même chose de ce raisonnement de Vénus dans Virgile, en parlant à Jupiter :

Si sine pace tua atque invito numine Troes
Italiam petiere, luant peccata, neque illos
Juveris auxilio: sin tot responsa secuti,

Quæ superi manesque dabant, cur nunc tua quisquam
Flectere jussa potest, aut cur nova condere fata 1?

car ce raisonnement se réduit à ces termes :

Si les Troyens étaient venus en Italie contre le gré des dieux, ils seraient punissables:

Mais ils ne sont pas venus contre le gré des dieux ;

Donc ils ne sont pas punissables.

Il faut donc y suppléer quelque chose; autrement il serait semblable à celui-ci, qui certainement ne conclut pas :

Si Judas était entré dans l'apostolat sans vocation, il aurait dû être rejeté de Dieu :

Mais il n'est pas entré sans vocation;

Donc il n'a pas dû être rejeté de Dieu.

Mais ce qui fait que celui de Vénus, dans Virgile, n'est pas vicieux, c'est qu'il faut considérer la majeure comme étant exclusive dans le sens, de même que s'il y avait :

Ce serait alors seulement que les Troyens seraient punissables et indignes du secours des dieux, s'ils étaient venus en Italie contre leur gré :

Donc, etc.

1. Énéide, XI, v. 32 et suiv.

Ou bien il faut dire, ce qui est la même chose, que l'affirmative, si sine pace tua, etc., enferme dans le sens cette négative :

Si les Troyens ne sont venus dans l'Italie que par l'ordre des dieux, il n'est pas juste que les dieux les abandonnent :

Or, ils n'y sont venus que par l'ordre des dieux;
Donc, etc.

Des syllogismes disjonctifs.

On appelle syllogismes disjonctifs ceux dont la première proposition est disjonctive, c'est-à-dire dont les parties sont jointes par vel, ou, comme celui-ci de Cicéron :

Ceux qui ont tué César sont parricides ou défenseurs de la liberté :

Or, ils ne sont point parricides;

Donc ils sont défenseurs de la liberté.

Il y en a de deux sortes: la première, quand on ôte une partie pour garder l'autre, comme dans celui que nous venons de proposer, ou dans celui-ci :

Tous les méchants doivent être punis en ce monde ou en l'autre : Or, il y a des méchants qui ne sont point punis en ce monde; Donc ils le seront en l'autre.

Il y a quelquefois trois membres dans cette sorte de syllogismes, et alors on en ôte deux pour en garder un, comme dans cet argument de saint Augustin, dans son livre du Mensonge, chap. VIII.

Aut non est credendum bonis, aut credendum est eis quos credimus debere aliquando mentiri, aut non est credendum bonos aliquando mentiri. Horum primum perniciosum est; secundum stultum; restat ergo ut nunquam mentiantur boni.

La seconde sorte, mais moins naturelle, est quand on prend une des parties pour ôter l'autre, comme si l'on disait :

Saint Bernard, témoignant que Dieu avait confirmé par des

miracles sa prédication de la croisade, était un saint ou un imposteur :

Or, c'était un saint;

Donc ce n'était pas un imposteur.

Ces syllogismes disjonctifs ne sont guère faux que par la fausseté de la majeure, dans laquelle la division n'est pas exacte, se trouvant un milieu entre les membres opposés, comme si je disais :

Il faut obéir aux princes en ce qu'ils commandent contre la loi de Dieu, ou se révolter contre eux :

Or, il ne faut pas leur obéir en ce qui est contre la loi de Dieu;

Donc il faut se révolter contre eux,

Ou Or, il ne faut pas se révolter contre eux :

Donc il faut leur obéir en ce qui est contre la loi de Dieu.

L'un et l'autre raisonnement est faux, parce qu'il y a un milieu dans cette disjonction, qui a été observé par les premiers chrétiens, qui est de souffrir patiemment toutes choses, plutôt que de rien faire contre la loi de Dieu, sans néanmoins se révolter contre les princes.

Ces fausses disjonctions sont une des sources les plus communes des faux raisonnements des hommes.

Des syllogismes copulatifs.

Ces syllogismes ne sont que d'une sorte, qui est quand on prend une proposition copulative niante, dont ensuite on établit une partie pour ôter l'autre :

Un homme n'est pas tout ensemble serviteur de Dieu et idolâtre de son argent:

Or, l'avare est idolâtre de son argent ;

Donc il n'est pas serviteur de Dieu.

Car cette sorte de syllogisme ne conclut point nécessairement

1

quand on ôte une partie pour mettre l'autre, comme on peut voir par ce raisonnement tiré de la même proposition :

Un homme n'est pas tout ensemble serviteur de Dieu, et idolâtre de l'argent :

Or, les prodigues ne sont point idolâtres de l'argent;
Donc ils sont serviteurs de Dieu.

CHAPITRE XIII.

Des syllogismes dont la conclusion est conditionnelle.

On a fait voir qu'un syllogisme parfait ne peut avoir moins de trois propositions; mais cela n'est vrai que quand on conclut absolument, et non quand on ne le fait que conditionnellement, parce qu'alors la seule proposition conditionnelle peut enfermer une des prémisses outre la conclusion, et même toutes les deux.

EXEMPLE: Si je veux prouver que la lune est un corps raboteux, et non poli comme un miroir, ainsi qu'Aristote se l'est imaginé, je ne puis le conclure absolument qu'en trois propositions:

Tout corps qui réfléchit la lumière de toutes parts est raboteux: Or, la lune réfléchit la lumière de toutes parts;

Donc la lune est un corps raboteux.

Mais je n'ai besoin que de deux propositions pour la conclure conditionnellement en cette manière.:

Tout corps qui réfléchit la lumière de toutes parts est raboteux; Donc si la lune réfléchit la lumière de toutes parts, c'est un corps raboteux.

Et je puis même renfermer ce raisonnement en une seule proposition, ainsi :

Si tout corps qui réfléchit la lumière de toutes parts est raboteux,

et que la lune réfléchisse la lumière de toutes parts, il faut avouer que ce n'est point un corps poli, mais raboteux.

Ou bien en liant une des propositions par la particule causale, parce que, ou puisque, comme :

Si tout vrai ami doit être prêt à donner sa vie pour son ami, Il n'y a guère de vrais amis,

Puisqu'il n'y en a guère qui le soient jusqu'à ce point.

Cette manière de raisonner est très-commune et très-belle, et c'est ce qui fait qu'il ne faut pas s'imaginer qu'il n'y ait de raisonnement que lorsqu'on voit trois propositions séparées et arrangées comme dans l'école; car il est certain que cette seule proposition comprend ce syllogisme entier :

Tout vrai ami doit être prêt à donner sa vie pour ses amis: Or il n'y a guère de gens qui soient prêts à donner leur vie pour leurs amis;

Donc il n'y a guère de vrais amis.

Toute la différence qu'il y a entre les syllogismes absolus et ceux dont la conclusion est enfermée avec l'une des prémisses dans une proposition conditionnelle, est que les premiers ne peuvent être accordés tout entiers, que nous ne demeurions d'accord de ce qu'on aurait voulu nous persuader; au lieu que dans les derniers, on peut accorder tout, sans que celui qui les fait ait encore rien gagné, parce qu'il lui reste à prouver que la condition d'où dépend la conséquence qu'on lui a accordée est véritable.

Et ainsi ces arguments ne sont proprement que des préparations à une conclusion absolue; mais ils sont aussi très-propres à cela; et il faut avouer que ces manières de raisonner sont trèsordinaires et très-naturelles, et qu'elles ont cet avantage, qu'étant plus éloignées de l'air de l'École, elles en sont mieux reçues dans le monde.

On peut conclure de cette sorte en toutes les figures et en tous les modes, et ainsi, il n'y a point d'autres règles à y observer, que les règles mêmes des figures.

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