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CHAPITRE XX.

Des mauvais raisonnements que l'on commet dans la vie civile et dans les discours ordinaires.

Voilà quelques exemples des fautes les plus communes que l'o commet en raisonnant dans les matières de sciences; mais parce que le principal usage de la raison n'est pas dans ces sortes de sujets, qui entrent peu dans la conduite de la vie, et dans lesquels même il est moins dangereux de se tromper, il serait sans doute beaucoup plus utile de considérer généralement ce qui engage les hommes dans les faux jugements qu'ils font en toute sorte de matière, et principalement en celle des mœurs et des autres choses qui sont importantes à la vie civile, et qui font le sujet ordinaire de leurs entretiens. Mais, parce que ce dessein demanderait un ouvrage à part qui comprendrait presque toute la morale, on se contentera de marquer ici en général une partie des causes de ces faux jugements, qui sont si communs parmi les hommes.

On ne s'est pas arrêté à distinguer les faux jugements des mauvais raisonnements, et on a recherché indifféremment les causes des uns des autres; tant parce que les faux jugements sont les sources des mauvais raisonnements, et les attirent par une suite nécessaire, que parce qu'en effet il y a presque toujours un raisonnement caché et enveloppé en ce qui nous paraît un jugement simple, y ayant toujours quelque chose qui sert de motif et de principe à ce jugement. Par exemple, lorsque l'on juge qu'un bâton qui paraît courbé dans l'eau l'est en effet, ce jugement est fondé sur cette proposition générale et fausse, que ce qui paraît courbé à nos sens, est courbé en effet, et ainsi enferme un raisonnement, quoique non développé. En considérant donc généralement les causes de nos erreurs, il semble qu'on puisse les

rapporter à deux principales : l'une intérieure, qui est le dérèglement de la volonté, qui trouble et dérègle le jugement; l'autre extérieure, qui consiste dans les objets dont on juge, et qui trompent notre esprit par une fausse apparence. Or, quoique les causes se joignent presque toujours ensemble, il y a néanmoins certaines erreurs où l'un paraft plus que l'autre; et c'est pourquoi nous les traiterons séparément.

I. Des sophismes d'amour-propre, d'intérêt et de passion.

Si on examine avec soin ce qui attache ordinairement les hommes plutôt à une opinion qu'à une autre, on trouvera que ce n'est pas la pénétration de la vérité et la force des raisons, mais quelque lien d'amour-propre, d'intérêt ou de passion. C'est le poids qui emporte la balance, et qui nous détermine dans la plupart de nos doutes; c'est ce qui donne le plus grand branle à nos jugements, et qui nous y arrête le plus fortement. Nous jugeons des choses, non par ce qu'elles sont en elles-mêmes, mais par ce qu'elles sont à notre égard; et la vérité et l'utilité ne sont pour nous qu'une même chose.

Il n'en faut point d'autres preuves que ce que nous voyons tous les jours, que de choses tenues partout ailleurs pour douteuses, ou même pour fauses, sont tenues pour très-certaines par tous ceux d'une nation ou d'une profession, ou d'un institut; car n'étant pas possible que ce qui est vrai en Espagne soit faux en France, ni que l'esprit de tous les Espagno soit tourné si différemment de celui de tous les Français, qu'à ne juger des choses que par les règles de la raison, ce qui paraft vrai généralement aux uns paraisse faux généralement aux autres, il est visible que cette diversité de jugement ne peut venir d'autre cause, sinon qu'il plaft aux uns de tenir pour vrai ce qui leur est avantageux, et que les autres, n'y ayant point d'intérêt, en jugent d'une autre sorte.

Cependant qu'y a-t-il de moins raisonnable que de prendre notre intérêt pour motif de croire une chose? Tout ce qu'il peut faire au plus, est de nous porter à considérer avec plus d'atten

tion les raisons qui peuvent nous faire découvrir la vérité de ce que nous désirons être vrai; mais il n'y a que cette vérité qui doit se trouver dans la chose même indépendamment de nos désirs, qui doive nous persuader. Je suis d'un tel pays; donc je dois croire qu'un tel saint y a prêché l'Évangile. Je suis d'un tel ordre; donc je crois qu'un tel privilége est véritable. Ce ne sont pas là des raisons. De quelque ordre et de quelque pays que vous soyez, vous ne devez croire que ce qui est vrai, et que ce que vous seriez disposé à croire si vous étiez d'un autre pays, d'un autre ordre, d'une autre profession.

II. Mais cette illusion est bien plus visible lorsqu'il arrive du changement dans les passions: car, quoique toutes choses soient demeurées dans leur place, il semble néanmoins à ceux qui sont émus de quelque passion nouvelle, que le changement qui ne s'est fait que dans leur cœur ait changé toutes les choses extérieures qui y ont quelque rapport. Combien voit-on de gens qui ne peuvent plus reconnaître aucune bonne qualité, ni naturelle, ni acquise, dans ceux contre qu'ils ont conçu de l'aversion, ou qui ont été contraires en quelque chose à leurs sentiments, à leurs désirs, à leurs intérêts? Cela suffit pour devenir tout d'un coup à leur égard téméraire, orgueilleux, ignorant, sans foi, sans honneur, sans conscience. Leurs affections et leurs désirs ne sont pas plus justes ni plus modérés que leur haine. S'ils aiment quelqu'un, il est exempt de toute sorte de défaut; tout ce qu'ils désirent est juste et facile, tout ce qu'ils ne désirent pas est injuste et impossible, sans qu'ils puissent alléguer aucune raison de tous ces jugements, que la passion même qui les possède de sorte qu'encore qu'ils ne fassent pas dans leur esprit ce raisonnement formel: je l'aime; donc c'est le plus habile homme du monde: je le hais; donc c'est un homme de néant, ils le font en quelque sorte dans leur cœur ; et c'est pourquoi on peut appeler ces sortes d'égarement des sophismes et des illusions du cœur, qui consistent à transporter nos passions dans les objets de nos passions et à juger qu'ils sont ce que nous voulons ou désirons qu'ils soient ce qui est sans doute très-déraisonnable, puisque nos désirs ne changent rien dans l'être de ce qui est hors de nous, et

qu'il n'y a que Dieu, dont la volonté soit tellement efficace, que les choses sont tout ce qu'il veut qu'elles soient.

III. On peut rapporter à la même illusion de l'amour-propre celle de ceux qui décident tout par un principe fort général et fort commode, qui est, qu'ils ont raison, qu'ils connaissent la vérité; d'où il ne leur est pas difficile de conclure que ceux qui ne sont pas de leur sentiment se trompent en effet, la conclusion est nécessaire.

Le défaut de ces personnes ne vient pas de ce que l'opinion avantageuse qu'elles ont de leurs lumières leur fait prendre toutes leurs pensées pour tellement claires et évidentes, qu'elles s'imaginent qu'il suffit de les proposer pour obliger tout le monde à s'y soumettre; et c'est pourquoi elles se mettent peu en peine d'en apporter des preuves; elles écoutent peu les raisons des autres, elles veulent tout emporter par autorité, parce qu'elles ne distinguent jamais leur autorité de la raison; elles traitent de téméraires tous ceux qui ne sont pas de leur sentiment, sans considérer que si les autres ne sont pas de leur sentiment, elles ne sont pas aussi du sentiment des autres, et qu'il n'est pas juste de supposer sans preuve que nous avons raison, lorsqu'il s'agit de convaincre des personnes qui ne sont d'une autre opinion que nous, que parce qu'elles sont persuadées que nous n'avons pas raison.

IV. Il y en a de même qui n'ont point d'autre fondement, pour rejeter certaines opinions, que ce plaisant raisonnement : Si cela était, je ne serais pas un habile homme : or, je suis un habile homme; donc cela n'est pas. C'est la principale raison qui a fait rejeter longtemps certains remèdes très-utiles et des expériences très-certaines; parce que ceux qui ne s'en étaient point encore avisés concevaient qu'ils se seraient donc trompés jusqu'alors. Quoi! si le sang, disaient-ils, avait une révolution circulaire dans le corps; si l'aliment ne se portait pas au foie par les veines mésaraïques; si l'artère veineuse portait le sang au cœur ; si le sang montait par la veine cave descendante; si la nature n'avait point d'horreur du vide; si l'air était pesent et avait un mouvement

en bas, j'aurais ignoré des choses importantes dans l'anatomie et dans la physique: il faut donc que cela ne soit pas. Mais pour les guérir de cette fantaisie, il ne faut que leur bien représenter que c'est un très-petit inconvénient qu'un homme se trompe, et qu'ils ne laisseront pas d'être habiles en d'autres choses, quoi qu'ils ne l'aient pas été en celles qui auraient été nouvellement découvertes.

V. Il n'y a rien aussi de plus ordinaire que de voir des gens se faire mutuellement les mêmes reproches, et se traiter, par exemple, d'opiniâtres, de passionnés, de chicaneurs, lorsqu'ils sont de différents sentiments. Il n'y a presque point de plaideurs qui ne s'entr'accusent d'allonger le procès, et de couvrir la vérité par des adresses artificieuses; et ainsi ceux qui ont raison et ceux qui ont tort parlent presque le même langage et font les mêmes plaintes et s'attribuent les uns aux autres les mêmes défauts; ce qui est une des choses les plus incommodes qui soient dans la vie des hommes, et qui jettent la vérité et l'erreur, la justice et l'injustice dans une si grande obscurité, que le commun du monde est incapable d'en faire le discernement; et il arrive de là que plusieurs s'attachent, au hasard et sans lumière, à l'un des partis, et que d'autres les condamnent tous deux comme ayant égale

ment tort.

Toute cette bizarrerie naît encore de la même maladie qui fait prendre à chacun pour principe qu'il a raison : car de là il n'est pas difficile de conclure que tous ceux qui nous résistent sont opiniâtres; puisque être opiniâtre, c'est ne se rendre pas à la raison.

Mais encore qu'il soit vrai que ces reproches de passion, d'aveuglement, de chicanerie, qui sont très-injustes de la part de ceux qui se trompent, soient justes et légitimes de la part de ceux qui ne se trompent pas, néanmoins, parce qu'ils supposent que la vérité est du côté de celui qui les fait, les personnes sages et judicieuses, qui traitent quelque matière contestée, doivent éviter de s'en servir avant que d'avoir suffisamment établi la vérité et la justice de la cause qu'ils soutiennent. Ils n'accuseront donc jamais leurs adversaires d'opiniâtreté, de témérité, de man

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