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Cette valeur, si estimée dans le monde, qui fait que ceux qui passent pour braves se précipitent sans crainte dans les plus grands dangers, n'est souvent qu'un effet de l'application de leur esprit à ces images vides et creuses qui le remplissent. Peu de personnes méprisent sérieusement la vie; et ceux qui semblent affronter la mort avec tant de hardiesse à une brèche ou dans une bataille, tremblent comme les autres, et souvent plus que les autres, lorsqu'elle les attaque dans leur lit. Mais ce qui produit la générosité qu'ils font paraître en quelques rencontres, c'est qu'ils envisagent d'une part les railleries que l'on fait des lâches, et de l'autre les louanges qu'on donne aux vaillants hommes; et ce double fantôme les occupant, les détourne de la considération des dangers et de la mort.

C'est par cette raison que ceux qui ont plus sujet de croire que les hommes les regardent, étant plus remplis de la vue de ces jugements, sont plus vaillants et plus généreux. Ainsi les capitaines ont d'ordinaire plus de courage que les soldats, et les gentilshommes que ceux qui ne le sont pas, parce qu'ayant plus d'honneur à perdre ou à acquérir, ils en sont aussi plus vivement touchés. Les mêmes travaux, disait un grand capitaine, ne sont pas également pénibles à un général d'armée et à un soldat, parce qu'un général est soutenu par ies jugements de toute une armée qui a les yeux sur lui, au lieu qu'un soldat n'a rien qui le soutienne que l'espérance d'une petite récompense et d'une basse réputation de bon soldat, qui ne s'étend pas souvent au delà de la compagnie.

Qu'est-ce que se proposent ces gens qui bâtissent des maisons superbes beaucoup au-dessus de leur condition et de leur fortune? Ce n'est pas la simple commodité qu'ils y recherchent; cette magnificence excessive y nuit plus qu'elle n'y sert, et il est visible aussi que s'ils étaient seuls au monde, ils ne prendraient jamais cette peine, non plus que s'ils croyaient que tous ceux qui verraient leurs maisons n'eussent pour eux que des sentiments de mépris. C'est donc pour les hommes qu'ils travaillent, et pour des hommes qui les approuvent. Ils s'imaginent que tous ceux qui verront leur palais concevront des mouvements de respect et d'admiration pour celui qui en est le maître; et ainsi ils se repré

sentent à eux-mêmes au milieu de leur palais, environnés d'une troupe de gens qui les regardent de bas en haut, et qui les jugent grands, puissants, heureux, magnifiques; et c'est pour cette idée qui les remplit qu'ils font toutes ces grandes dépenses et prennent toutes ces peines.

Pourquoi croit-on que l'on charge les carrosses de ce grand nombre de laquais? Ce n'est pas pour le service qu'on en tire : ils incommodent plus qu'ils ne servent; mais c'est pour exciter en passant, dans ceux qui les voient, l'idée que c'est une personne, de grande condition qui passe; et la vue de cette idée, qu'ils imaginent que l'on formera en voyant ces carrosses, satisfait la vanité de ceux à qui ils appartiennent.

Si l'on examine de même tous les états, tous les emplois et toutes les professions qui sont estimés dans le monde, on trouvera que ce qui les rend agréables, et ce qui soulage les peines et les fatigues qui les accompagnent, est qu'ils présentent souvent à l'esprit des mouvements de respect, d'estime, de crainte, d'admiration que les autres ont pour nous.

Ce qui rend au contraire la solitude ennuyeuse à la plupart du monde, est que, les séparant de la vue des hommes, elle les sépare aussi de celle de leurs jugements et de leurs pensées. Ainsi, leur cœur demeure vide et affamé, étant privé de cette nourriture ordinaire, et ne trouvant pas dans soi-même de quoi se remplir. Et c'est pourquoi les philosophes paiens ont jugé la vie solitaire si insupportable, qu'ils n'ont pas craint de dire que leur Sage ne voudrait pas posséder tous les biens du corps et de l'esprit à condition de vivre toujours seul et de ne parler de son bonheur avec personne. Il n'y a que la religion chrétienne qui ait pu rendre la solitude agréable, parce que, portant les hommes à mépriser ces vaines idées, elle leur donne en même temps d'autres objets plus capables d'occuper l'esprit, et plus dignes de remplir le cœur, pour lesquels ils n'ont point besoin de la vue et du commerce des hommes.

Mais il faut remarquer que l'amour des hommes ne se termine pas promptement à connaître les pensées et les sentiments des autres; mais qu'ils s'en servent seulement pour agrandir et pour rehausser l'idée qu'ils ont d'eux-mêmes, en y joignant et incor

porant toutes ces idées étrangères, et s'imaginant, par une illusion grossière, qu'ils sont réellement plus grands, parce qu'ils sont dans une plus grande maison, et qu'il y a plus de gens qui les admirent, quoique toutes ces choses qui sont hors d'eux, et toutes ces pensées des autres hommes, ne mettant rien en eux, les laissent aussi pauvres et aussi misérables qu'ils étaient auparavant.

On peut découvrir par là ce qui rend agréable aux hommes plusieurs choses qui semblent n'avoir rien d'elles-mêmes qui soit capable de les divertir et de leur plaire; car la raison du plaisir qu'ils y prennent, est que l'idée d'eux-mêmes se représente à eux plus grande qu'à l'ordinaire par quelque vaine circonstance que l'on y joint.

On prend plaisir à parler des dangers que l'on a courus, parce qu'on se forme sur ces accidents une idée qui nous représente à nous-mêmes, ou comme prudents, ou comme favorisés particulièrement de Dieu. On aime à parler des maladies dont on est guéri, parce qu'on se représente à soi-même comme ayant beaucoup de force pour résister aux grands maux.

On désire remporter l'avantage en toutes choses, et même dans les jeux de hasard, où il n'y a nulle adresse, lors même qu'on ne joue pas pour le gain, parce que l'on joint à son idée celle d'heureux : il semble que la fortune ait fait choix de nous, et qu'elle uous ait favorisés comme ayant égard à notre mérite. On conçoit même ce bonheur prétendu comme une qualité permanente qui donne droit d'espérer à l'avenir le même succès; et c'est pourquoi il y en a que les joueurs choisissent, et avec qui ils aiment mieux se lier qu'avec d'autres, ce qui est entièrement ridicule; car on peut bien dire qu'un homme a été heureux jusqu'à un certain moment; mais pour le moment suivant, il n'y a nulle probabilité plus grande qu'il le soit, que ceux qui ont été les plus malheureux.

Ainsi, l'esprit de ceux qui n'aiment que le monde n'a pour ob jet, en effet, que de vains fantômes qui l'amusent et l'occupent misérablement, et ceux qui passent pour les plus sages ne se repaissent, aussi bien que les autres, que d'illusions et de songes. Il n'y a que ceux qui rapportent leur vie et leurs actions aux

choses éternelles, que l'on puisse dire avoir un objet solide, réel et subsistant, étant vrai à l'égard de tous les autres qu'ils aiment la vanité et le néant, et qu'ils courent après la fausseté et le mensonge.

CHAPITRE XI.

D'une autre cause qui met de la confusion dans nos pensées et dans nos discours, qui est que nous les attachons à des mots.

Nous avons déjà dit que la nécessité que nous avons d'user de signes extérieurs pour nous faire entendre, fait que nous attachons tellement nos idées aux mots, que souvent nous considérons plus les mots que les choses. Or, c'est une des causes les plus ordinaires de la confusion de nos pensées et de nos dis

cours.

Car il faut remarquer que, quoique les hommes aient souvent de différentes idées des mêmes choses, ils se servent néanmoins des mêmes mots pour les exprimer : comme l'idée qu'un philosophe païen a de la vertu, n'est pas la même que celle qu'en a un théologien, et néanmoins chacun exprime son idée par le même mot de vertu.

Le plus, les mêmes hommes en différents âges ont considéré les mêmes choses en des manières très-différentes, et néanmoins ils ont toujours rassemblé toutes ces idées sous un même nom : ce qui fait que prononçant ce mot, ou l'entendant prononcer, on se brouille facilement, le prenant tantôt selon une idée, tantôt selon l'autre. Par exemple, l'homme ayant reconnu qu'il y avait en lui quelque chose, quoi que ce fùt, qui faisait qu'il se nourissait et qu'il croissait, a appelé cela âme, et a étendu cette idée à ce qui est de semblable, non-seulement dans les animaux, mais même dans les plantes. Et ayant vu encore qu'il pensait, il a encore appelé du nom d'âme ce qui était en lui le principe de la

pensée; d'où il est arrivé que, par cette ressemblance de nom, il a pris pour la même chose ce qui pensait et ce qui faisait que le corps se nourrissait et croissait. De même on a étendu également le mot de vie à ce qui est cause des opérations des animaux, et à ce qui nous fait penser, qui sont deux choses absolument diffé

rentes.

Il y a de même beaucoup d'équivoques dans les mots de sens et de sentiments, lors même qu'on ne prend ces mots que pour quelqu'un des cinq sens corporels; car il se passe ordinairement trois choses en nous lorsque nous usons de nos sens, comme Lorsque nous voyons quelque chose. La première est qu'il se fait de certains mouvements dans les organes corporels, comme dans l'œil et dans le cerveau; la seconde, que ces mouvements donnent occasion à notre âme de concevoir quelque chose, comme lorsque en suite du mouvement qui se fait dans notre œil par la réflexion de la lumière dans des gouttes de pluie opposées au soleil, elle a des idées du rouge, du bleu et de l'orangé; la troisième est le jugement que nous faisons de ce que nous voyons, comme l'arc-en-ciel, à qui nous attribuons ces couleurs, et que nous concevons d'une certaine grandeur, d'une certaine figure et en une certaine distance. La première de ces trois choses est uniquement dans notre corps; les deux autres sont seulement en notre âme, quoiqu'à l'occasion de ce qui se passe dans notre corps; et néanmoins nous comprenons toutes les trois, quoique si différentes, sous le même nom de sens et de sentiment, ou de vue, d'ouïe, etc. Car quand on dit que l'œil voit, que l'oreille ouït, cela ne peut s'entendre que selon le mouvement de l'organe corporel, étant bien clair que l'œil n'a aucune perception des objets qui le frappent, et que ce n'est pas lui qui en juge. On dit au contraire qu'on n'a pas vu une personne qui s'est présentée devant nous, et qui nous a frappé les yeux, lorsque nous n'y avons pas fait réflexion. Et alors on prend le mot de voir pour la pensée qui se forme en notre âme, ensuite de ce qui se passe dans notre œil et dans notre cerveau; et selon cette signification du mot voir, c'est l'âme qui voit et non pas le corps, comme Platon le soutient, et Cicéron après lui par ces paroles: Nos enim ne nunc quidem oculis cernimus ea quæ videmus. Neque enim est

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