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sont imaginé qu'elles contiennent la seule explication vraie de leurs propriétés.

La théorie des idées repose d'ailleurs sur la supposition que nous n'apercevons les objets qu'autant qu'ils nous sont présents: or aucune hypothèse n'est plus contraire à l'expérience, au bon sens, à la raison. Dépourvus de la faculté de connaître à distance, nous ne ver rions ni le soleil, ni les astres, ni les autres hommes, ni cette infinité de choses que nous avons la conscience de connaître malgré leur éloignement: de tous les corps de l'univers, notre âme n'en découvrirait qu'un seul, celui auquel elle est unie, et par conséquent elle ne remplirait pas les vues de la Providence, de qui elle a reçu l'être pour contempler et pour admirer ses ouvrages; nous ne pourrions acquérir les notions abstraites de triangle, de cercle, de nombre, fondement des sciences mathématiques, car les nombres et les figures abstraites ne sont nulle part matériellement; nous ne pourrions même nous figurer une chose absente et éloignée de nous, pas plus que la volonté ne peut aimer un objet comme mauvais; absurde, mais rigoureuses conséquences de l'hypothèse, qui prouvent à quelles erreurs on peut être conduit, quand on obscurcit par des explications aventurées les vérités clairement conçues.

Un autre vice de la théorie est de compliquer inutilement le phénomène de la perception en paraissant l'expliquer. Il est simple, elle le rend double; il consiste dans la connaissance des corps, elle y joint la connaissance d'images intermédiaires. Mais si, comme on n'en n'en doute pas, Dieu a voulu que nous connussions les objets extérieurs, supposera-t-on que, pour nous les faire voir, il ait employé un détour tellement embar

rassé que tout homme sincère avouera ne pas le comprendre. La simplicité dans le choix des moyens est le caractère de l'action divine; ce n'est pas le P. Malebranche qui le contestera. Il suit de là qu'ayant arrêté de donner à la pensée de l'homme l'univers pour spectacle, la Providence a du suivre dans l'accomplissement de ses desseins la voie la plus courte et la plus simple; or n'était-ce pas que l'univers s'offrît à l'âme de luimême, et qu'elle eût le pouvoir de le contemper immédiatement, sans image?

Enfin quel est le but de la théorie des idées? Apparemment de montrer comment nous percevons les corps; et que nous apprend-elle ? Que les corps ne peuvent être perçus, que nous n'en voyons que les espèces représentatives. Je veux savoir de quelle manière mon âme connaît ces riches campagnes que je découvre à l'horizon, et on me répond que je ne les connais pas, et qu'au lieu de prairies, de rivières et d'arbres matériels, je ne vois que des prairies ou des rivières et des arbres intelligibles. On imaginerait dificilement une solution moins heureuse. C'est à peu près comme si un philosophe avait promis de montrer comment la liberté chez l'homme se concilie avec la prescience en Dieu, et, après de longs discours, proposait de nier l'une et l'autre, comme unique moyen de les concilier.

Après avoir ainsi fait justice du principe général de la théorie des idées, Arnauld arrive au système particulier de Malebranche, qu'il n'hésite pas à qualifier « la plus mal inventée et la plus inintelligible de toutes les hypothèses1. »

1. Des vraies et des fausses idées, chap. XII.

Il s'agissait d'abord d'établir exactement ce que nous voyons en Dieu; mais Malebranche ne le détermine pas. Il commence par déclarer que nous y voyons toutes choses; et plus loin il excepte la notion de l'âme, acquise par un sentiment intérieur, et la connaissance des facultés de nos semblables, due à l'analogie. Tantôt il veut que les idées divines nous représentent seulement l'étendue, les nombres, et les essences des êtres; tantôt tous les ouvrages de Dieu, et même les choses changeantes et corruptibles. Sa doctrine sur ce point capital est pleine d'incertitudes.

Mais où Malebranche varie et s'égare bien davantage, c'est quand il cherche à expliquer la nature et le mode de cette vision imaginaire. Il avait d'abord paru croire que chaque objet nous est représenté par une idée particulière de l'entendement divin, telle pierre, telle plante, tel animal, tel lit, par telle et telle idée. Il a ensuite abandonné cette opinion, au risque même de contredire toutes les notions de la saine théologie sur la connaissance que Dieu a des choses créées; mais on ne trouve ni plus de clarté ni plus de fondement à cette supposition qu'il adopte en dernier lieu, savoir, que les divers objets de l'univers sont représentés tous ensemble dans une étendue intelligible et infinie que Dieu renferme et où l'âme les aperçoit. Envisagée en elle-même, cette étendue est quelque chose de mystérieux et d'insaisissable, dont la nature échappe à la définition, et qui peut conduire, si on l'admet en Dieu, à se former des notions très-inexactes des attributs divins. Considérée dans ses rapports avec la connaissance, elle ne suffit pas pour l'expliquer; puisqu'elle renferme tous les corps en général, il est bien clair qu'elle n'en contient et n'en re

présente spécialement aucun, et que par conséquent elle ne peut rendre compte d'une seule de nos idées individuelles, à peu près comme un bloc de marbre que le ciseau du sculpteur n'a pas travaillé est une masse informe qui ne ressemble à rien de déterminé, par cela seul qu'elle peut ressembler à tout.

Vainement dira-t-on que la théorie de Malebranche fait mieux voir qu'aucune autre combien notre esprit est dépendant de Dieu, et combien il doit lui être uni; loin d'avoir cette portée et cet avantage, elle fournirait plutôt à l'homme une occasion de s'attacher avec moins de scrupule aux choses matérielles. Si nous voyons le Créateur quand nous voyons les créatures, la recherche des créatures est une aspiration vers l'être infini. Cette curiosité vague et inquiète qui nous promène d'un objet à l'autre, et que saint Augustin et les Pères ont si énergiquement condamnée, devient légitime puisqu'elle a pour fin des choses qu'on ne peut voir sans découvrir Dieu même. Il n'est pas jusqu'aux occupations les plus frivoles dont Dieu ne soit le terme immédiat, et qui, par conséquent, ne se trouvent en quelque sorte divinisées. Toutes les nolions de la piété sont perverties, et une excuse facile est offerte aux égarements du cœur et de la raison.

Pressé par une expérience infaillible, Malebranche accorde que nous ne voyons en Dieu ni notre âme, ni les Ames des autres hommes; mais cette concession au bon sens et à la vérité n'est qu'une inconséquence qui trahit de nouveau le vice général du système. Dieu renferme en lui l'idée de l'âme comme l'idée de l'étendue, et la première est même beaucoup plus intelligible que la seconde. Si donc la pensée divine est le centre où nous apercevons celle-ci, nous devons y apercevoir celle-là, ou

bien nous n'y découvrons ni l'une ni l'autre. Il sert peu de soutenir, pour éviter la contradiction, que la vision en Dieu n'existe que pour les choses connues avec clarté, et que la notion de l'âme, étant obscure et confuse, doit nécessairement avoir une autre origine. Sans doute la notion de l'âme est obscure, si par idée claire on entend une idée qui représente complétement son objet; mais à ce compte même, elle l'est beaucoup moins que celle de l'étendue, des figures et des nombres dont nous ignorons une foule de propriétés, tandis que nous connaissons la plupart des facultés et des modifications de notre esprit, Que si au contraire on entend par idée claire une idée dont l'évidence produise cette adhésion intime qui constitue la certitude, il n'y a rien de plus clair que la notion de l'âme, parce qu'il n'y a rien de plus certain: de sorte qu'à n'envisager que la clarté seule de nos perceptions, Malebranche ne devait pas expliquer la connaissance de l'esprit par un principe moins élevé que celle du

corps.

La théorie des idées est donc insoutenable dans son principe, et plus encore sous la forme particulière que l'auteur de la Recherche de la vérité lui a donnée. Nous ne voyons les objets matériels ni dans les idées divines, ni au moyen d'images émanées de leur surface, ni d'aucune autre manière indirecte; nous les voyons en euxmêmes, sans intermédiaire, par la seule vertu de la faculté de connaître que nous avons reçue de la Providence. Cette explication n'est pas seulement la plus simple, elle est aussi la plus profonde, parce que la profondeur ne consiste pas à imaginer des raisons à l'infini, mais à s'arrêter au terme fixé par la nature et par la vérité. Toute théorie qui essaye d'aller plus avant est une œuvre d'ima

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