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comme un fugitif. A partir de ce moment, objet d'inimitié pour les uns et d'admiration pour les autres, mêlé activement aux querelles théologiques que les doctrines de Jansénius provoquèrent en France, la vie d'Arnauld fut celle d'un chef de parti et se passa dans la lutte, dans la persécution et dans l'exil. En 1656, la Sorbonne, appelée à prononcer, l'effaça, non sans une vive opposition, du rang des docteurs, pour avoir avancé cette thèse janséniste, que l'Évangile et les Pères nous montrent, en la personne de saint Pierre, un juste auquel a manqué la grâce nécessaire pour bien agir. Une transaction entre les partis, conclue en 1668, sous le nom de paix de Clément IX, procura à l'Église de France quelques années d'un repos glorieux, qu'Arnauld employa à défendre la cause de l'orthodoxie catholique contre les ministres Claude et Jurieu; mais en 1679, l'hostilité redoutable de l'archevêque de Paris, François de Harlay, les rigueurs exercées contre Port-Royal et les craintes personnelles qu'il inspirait à Louis XIV, l'obligèrent à quitter la France. Il se rendit d'abord à Mons, puis à Gand, à Bruxelles, à Anvers, cherchant de ville en ville une retraite qu'il n'y trouvait pas, et malgré son grand âge, ses infirmités et les périls de cette vie errante, ne cessant pas d'écrire et de combattre. Il est mort à Liége A) le 8 août 1694, à l'âge de quatre-vingt-trois ans1.

Par le nombre de ses ouvrages, par l'étendue de son savoir théologique, par la fermeté indomptable de son caractère et la pureté de ses mœurs, Arnauld est une des

1. Une édition des Euvres d'Arnauld a été publiée à Lausanne, 1775-1781, en quarante-deux volumes in-4°, auxquels il faut joindre deux volumes du Traité de la perpétuité de la foi, et un volume de la vie de l'auteur.

gloires de l'Église gallicane; mais ce n'est pas le héros du Jansénisme et de Port-Royal, l'adversaire intrépid des Jésuites et de la Réforme que nous avons ici à considérer, c'est le penseur, le disciple exact ou l'émule judicieux des maîtres de la philosophie moderne, qu'il aurait pu égaler, sans toutefois leur ressembler, si d'autres soucis, d'autres études, d'autres luttes, n'avaient rempli sa vie et comme absorbé cette mâle intelligence.

II

Le premier ouvrage philosophique sorti de la plume d'Arnauld est la thèse qu'il rédigea en 1641 pour un de ses disciples au collége du Mans, Charles Walon de Beaupuis, devenu plus tard directeur des écoles de PortRoyal et du séminaire de Beauvais, et mort au commencement du dix-huitième siècle avec une grande réputation de savoir et de vertu. Anciennement une thèse consistait en quelques propositions non développées que le candidat devait soutenir contre ses juges. Celle du sieur de Beaupuis n'a rien innové à ce vieil usage; Arnauld ne fait qu'y poser, dans un latin assez pur, des conclusions au nombre de vingt-quatre sur différents points de physique, de mathématiques, de morale et de métaphysique'. On sent combien une pareille ébauche a peu d'importance; elle ne mériterait pas d'être mentionnée, si elle ne marquait le premier pas d'un homme

1. OEuvres complètes, t. XXXVIII, p. 1 et 6

célèbre dans une carrière où il devait acquérir une gloire durable.

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Le cartésianisme fournit à Arnauld une occasion plus favorable d'exercer son talent philosophique. Descartes, sur le point de publier ses Méditations, avait chargé Mersenne d'en communiquer le manuscrit aux théologiens qu'il jugerait les plus capabies, les moins préoccupés des erreurs de l'école, les moins intéressés à les maintenir, enfin les plus gens de bien, sur qui il reconnaîtrait que la vérité et la gloire de Dieu auraient plus de force que l'envie et la jalousie. » Il espérait recueillir des approbations qui pussent soutenir l'ouvrage et empêcher les cavillations des ignorants qui auraient envie de contredire, s'ils n'étaient retenus par l'autorité de personnes doctes 1. » Ce qui importait surtout était d'obtenir l'avis des docteurs de la Faculté de théologie de Paris. Mais, remarque Baillet, soit qu'ils approuvassent entièrement l'ouvrage, soit qu'ils le méprisassent, soit enfin qu'ils ne l'entendissent pas, il ne se trouva personne dans tout ce grand et vénérable corps qui voulût s'ériger en censeur de Descartes, si l'on excepte un jeune docteur ou licencié de Sorbonne qui, ayant lu autrefois le Discours de la Méthode avec plaisir, avait acquiescé au désir du P. Mersenne. Ce jeune docteur était Arnauld, que les circonstances appelaient, à peine âgé de vingt-huit ans, à donner son jugement d'un ouvrage qui contenait le germe de la philosophie moderne.

Le premier objet sur lequel portent les objections, ou plutôt les observations d'Arnauld, est la nature de l'esprit humain. Il rappelle, en commençant, que le plus

1. La Vie de M. Descartes, Paris. 1691, p. 102, 104, 124.

grand des Pères de l'Église latine, saint Augustin, avait établi pour fondement de la connaissance humaine le même fait que Descartes, l'existence personnelle révélée par la pensée; rapprochement curieux et utile qui ne détruisait pas l'originalité du cartésianisme et qui, en le fortifiant de l'autorité d'un nom respecté, prévenait de fâcheuses résistances.

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Arnauld examine ensuite si la distinction de l'âme et du corps peut se conclure de l'idée que nous avons de l'un comme sujet étendu et de l'autre comme sujet pensant, et il développe les motifs qui le portent à regarder cette conclusion, non pas sans doute comme fausse en elle-même, mais comme hasardée et sans rapport suffisant avec les prémisses. Après avoir médité de nouveau la question et pesé les réponses de Descartes, Arnauld finit par se rendre à son avis, et déclara tout ce que l'auteur des Méditations avait écrit sur ce sujet « trèsclair, très-évident et tout divin1. Ce jugement laconique où respire l'enthousiasme envers un philosophe de génie, ne diminue pas, selon nous, la portée des réserves précédentes. Osons le dire, toute preuve de la spiritualité de l'âme, tirée de la différence pure et simple de l'étendue et de la pensée, a pour principe une hypothèse que l'expérience ne confirme pas, ou plutôt qu'elle dément, savoir que des attributs différents ne peuvent pas appartenir à un même sujet. Pour compléter la démonstration, il faut pousser plus avant l'analyse psychologique; il faut montrer que tout phénomène de conscience implique l'unité et l'identité du principe pensant, conditions que ne remplit pas la substance matérielle,

1. Lettre à Descartes (OEuvres complètes, t. XXXVIII).

puisqu'elle est un assemblage mobile de parties qui se renouvellent de jour en jour; surtout il faut dégager cet élément essentiel de notre nature morale qui se possède et se gouverne parce qu'elle se connaît, je veux dire la force volontaire et libre, opposée à l'inertie de la matière ou à son aveugle et fatale activité. La gloire impérissable de Descartes est d'avoir vivement senti, fortement soutenu que le principe intellectuel est distinct de l'organisation physique; mais peut-être n'a-t-il pas établi cette vérité avec toute la rigueur désirable, en se bornant, comme il l'a fait, à répéter sous toutes les formes, que la notion de l'étendue ne comprend pas celle de la pensée et qu'elle n'y est pas comprise. La conclusion si importante qu'il tire de cette prémisse indubitable exigeait un complément de preuve, sans lequel cette partie des Méditations ne satisfait pas pleinement l'esprit.

Arnauld soulève deux autres questions assez graves : la première, si nous avons connaissance de tout ce qui se passe en nous; la seconde, si nous pensons toujours. Puisque l'existence de l'âme consiste dans la pensée, exister, pour elle, c'est penser; elle pense donc du moment qu'elle existe, c'est-à-dire à l'instant même de la conception, et ce phénomène se continue sans interruption pendant toute la durée de la vie. Comme d'ailleurs la pensée n'a de réalité qu'autant qu'elle vient se redoubler dans la conscience, il faut bien que pas une seule de nos pensées ne nous échappe, sauf à en oublier par la suite le plus grand nombre. Telle est la réponse que Descartes adresse à Arnauld: elle nous paraît la conséquence rigoureuse de sa théorie sur la nature de

l'âme.

Relativement à la démonstration de l'existence divine,

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