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les hommes, il n'aima jamais que lui-même, et l'homme qui n'a que soi pour objet n'est jamais gai. - Voici néanmoins une scène à peu près dans le goût de Molière, et assez réussie. Retz essayait depuis plus de trois mois de mettre en mouvement Monsieur, l'oncle du roi. Monsieur n'eût pas mieux demandé que de prendre la place de Mazarin; mais s'il faisait trois pas en avant, il en faisait aussitôt quatre en arrière : il fallait le remonter et le lancer de nouveau. Un jour Retz le trouve plus indécis et plus embarrassé que jamais : c'était sa faute, il n'avait pas suivi les conseils de Retz. Retz le lui fait remarquer avec douceur et respect; Madame, appuie un peu plus vivement, en sa qualité d'épouse acariâtre :

« Il ne vous l'a que trop dit, vous ne l'avez pas cru. » Monsieur reprit : « Il est vrai, je ne me plains pas de lui, mais je me plains de cette maudite Espagnole. Il n'est pas temps de se plaindre, reprit Madame, il est temps d'agir d'une façon ou de l'autre. Vous voulez la paix quand il ne tenait qu'à vous de faire la guerre ; vous voulez la guerre quand vous ne pouvez plus faire ni la guerre ni la paix. Je ferai demain la guerre, reprit Monsieur d'un ton guerrier, et plus facilement que jamais. Demandez-le à M. le Cardinal de Retz. » Il croyait que je lui allais disputer cette thèse. Je m'aperçus qu'il le voulait, pour pouvoir dire après qu'il aurait fait des merveilles si on ne l'avait retenu. Je ne lui en donnai pas lieu, car je lui répondis froidement et sans m'échauffer: « Sans doute, Monsieur. Le peuple n'est-il pas toujours à moi ? reprit Monsieur. Oui, lui repartis-je. - M. le Prince ne reviendra-t-il pas, si je le mande? ajouta-t-il. Je le crois, Monsieur, lui dis-je. L'armée d'Espagne ne s'avancera-t-elle pas si je le veux ? continua-t-il. Toutes les apparences y sont, » lui répliquai-je. Vous attendez après cela ou une grande résolution, ou du moins une grande délibération; rien moins; et je ne saurais mieux vous expliquer l'issue de cette conférence, qu'en vous suppliant de vous ressouvenir de ce que vous avez vu quelque

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fois à la Comédie italienne. La comparaison est beaucoup irrespectueuse, et je ne prendrais pas la liberté de la faire si elle était de mon invention ce fut Madame elle-même à qui elle vint dans l'esprit, aussitôt que Monsieur fut sorti du cabinet, et elle la fit, moitié en riant et moitié en pleurant. « Il me semble, me dit-elle, que je vois Trivelin qui dit à Scaramouche: « Que je t'aurais dit de belles choses, si tu n'avais pas eu assez d'esprit pour ne me pas contredire ! »>

On pourrait citer bien d'autres scènes de ce genre. Monsieur, Beaufort, et surtout le pauvre Broussel, sont les +pantins que Retz excelle à faire jouer; mais il faut se borner, et conclure. Dans Retz, le fond est médiocre ; peu d'idées, peu de vues nettes; des réflexions générales sur le côté pratique des choses, mais rien qui marque un esprit supérieur, qui voit de haut et loin. - Quant au style, c'est autre chose. Ni l'hôtel de Rambouillet ni Vaugelas n'ont passé par là. De même qu'il dit à peu près tout sans honte vraie ou fausse, il le dit à sa façon et en n'imitant personne. Il y a peu d'écrivains chez qui éclatent en si grand nombre les expressions trouvées, franches, familières, à plein relief. Grand seigneur d'instinct et de manières, diplomate en France et à Rome, il a cependant été mêlé plus d'une fois au peuple, soit à Paris, soit dans les cabarets et les tavernes de Hollande où il se plaisait : de là, la souplesse, la variété, une saveur et une verdeur particulière. A chaque instant il montre le dessous des cartes, c'est une de ses expressions favorites; il ne dit pas la place, mais la niche de premier ministre. La dignité de cardinal, c'est, pour lui, le chapeau rouge, couleur qui éblouit.

J'eus une attention particulière à l'égard du chapeau dont la couleur vive et éclatante fait tourner la tête à la plupart de ceux qui en sont honorés.

Ce sentiment si vif des réalités, ces images qui se pressent en foule à son esprit, c'est la couleur même du style, c'est la richesse de la langue. On l'appauvrissait alors terriblement sous prétexte de l'épurer, de la rendre plus éloquente; Retz se contenta de la langue qu'on parlait pendant la Fronde; c'était celle de Corneille après tout, et celle des mazarinades, et, pour tout dire, celle de Scarron, langue franche, nette, hardie dans ses tours et dans ses termes, que les écrivains du règne de Louis XIV ne parleront plus, mais qu'ils ne feront pas oublier.

SAINT-ÉVREMOND BUSSY-RABUTIN
LE DUC DE LA ROCHEFOUCAULD

I

Les grands seigneurs tiennent une place brillante dans l'histoire des lettres françaises au XVIIe siècle. On a vu qu'ils ne dédaignaient pas d'entrer à l'Académie 1; cependant les plus illustres d'entre eux ne briguèrent pas cet honneur qui fut prodigué au hasard de la faveur et des influences. Saint-Évremond, le duc de La Rochefoucauld, le cardinal de Retz, le duc de Saint-Simon restèrent en dehors, Bussy-Rabutin seul y entra. A partir de 1666, les titres littéraires des académiciens grands seigneurs sont

1. Quand ils n'avaient rien écrit.

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nuls. On se demande d'ailleurs où un courtisan vraiment
digne de ce nom eût pris le temps nécessaire pour com-
poser un ouvrage quelconque. Le roi n'eût pas encouragé
de tels passe-temps: malgré toute l'amitié qu'il avait pour
le marquis de Dangeau, il le plaisantait souvent, non sans
quelque amertume, sur cette singulière manie qu'il avait
d'écrire. Dangeau, pour se disculper, n'aurait eu qu'à
lire quelques pages de son journal: évidemment on ne
peut lui reprocher la moindre prétention littéraire.

Il n'en est pas de même des autres. Ce sont des écri-
vains; savent qu'il y a un art d'écrire. Ils n'ont pas sur
ce point toutes les idées d'un Vaugelas ou d'un Boileau;
ils ne se piquent pas d'une régularité minutieuse, mais
chacun d'eux a son but, et y tend par des moyens que l'art,
dans son sens le plus élevé, ne désavoue pas. Retz, La
Rochefoucauld et Saint-Simon doivent être mis à part, de
pair avec les plus grands noms de notre littérature, et il
convient de les étudier avec quelques détails. Bussy-Ra-
butin, Saint-Évremond et, si l'on veut, Hamilton, méri-
tent d'être mentionnés.

Saint-Évremond a eu dans ces dernières années un regain de popularité. On a publié plusieurs réimpressions de ses Euvres choisies (il n'a jamais été publié autrement, et c'est un signe); l'Académie française a mis son éloge au concours; cela encore est un signe. Le goût que l'on a pour Saint-Évremond ne va pas sans de certaines habitudes de dilettantisme intellectuel et moral. Ses admirateurs (le mot est peut-être un peu fort); ceux qui le goûtent lui deviennent bientôt amis; c'est un Montaigne au petit pied, avec moins d'aisance et de grâce.. Ses confrères en épicurisme, voient en lui un sage; et il l'est en

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effet, si l'on entend par là un homme qui n'a ni l'imagination trop vive, ni les passions trop ardentes, ni le cœur trop chaud, ni les convictions trop fermes, un homme qui se tient en dehors de tout excès, soit en bien, soit en mal, et qui ne demande à ses semblables que ce qu'il leur donne.

Il est le contemporain des Retz, des La Rochefoucauld, des Bussy-Rabutin, nés en 1612, 1614, 1618: lui est né en 1613. Comme eux, il a eu le malheur de ne pas plaire au roi Louis XIV; mais, plus aisément qu'aucun d'eux, il en a pris son parti. En sa qualité de Normand, il fut d'abord destiné à l'étude du droit, mais le Digeste ne le retint pas longtemps. Il prit du service, et, comme il était fort brave, brillant causeur, joyeux compagnon et, par-dessus tout, homme d'esprit, il devint un des familiers du prince de Condé, la plus mauvaise langue de son temps. Tour å tour secrétaire et lecteur du héros, excité par lui et mis en verve, il s'en donnait à cœur joie sur les ennemis du moment, qui devaient bientôt devenir des amis. Il paraît qu'une fois lancé, il n'épargna pas même le vainqueur de Rocroy, riche matière d'ailleurs. Disgrâcié de ce côté, Mazarin ne lui garda pas trop rancune, et le nomma même mestre de camp des armées du roi, le récompensant ainsi de ses services militaires qui étaient brillants, et surtout de son immuable fidélité au parti de la cour. Saint-Évremond avait trop d'esprit et n'était pas assez grand seigneur pour s'embarquer dans la Fronde. Il était en passe d'une belle fortune. Une lettre écrite au marquis de Créqui, sur la paix des Pyrénées, en 1659, et découverte en 1663, dans cette fameuse cassette de Fouquet qui compromit tant de personnes, ruina toutes ses espérances.

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