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ce bon vivant, d'humeur si gaie; Scarron a emporté dans la tombe le secret du burlesque. Molière seul travaillera encore pour les Parisiens. N'est-il pas un des leurs? Forcé de se partager entre la cour et la ville, c'est à la ville qu'il aura ses premiers et ses plus francs succès. Pour les courtisans et les beaux esprits, ce n'est qu'un amuseur et un histrion; Fénelon et La Bruyère trouvent qu'il écrit mal; c'est à Paris qu'on le comprend et qu'on le console.

C'est la province qui eut le plus à souffrir du nouvel ordre de choses. Si elle fut affranchie dans une certaine mesure de la tyrannie des seigneurs et des gouverneurs que le pouvoir central surveillait et atteignait parfois, le maître unique qui pesa sur elle, ne fut ni moins impérieux ni moins exigeant. Elle fut plus régulièrement exploitée, voilà tout. Les quinze dernières années du règne furent épouvantables. La misère publique fut telle que l'on put craindre un moment la dépopulation de la France. Il y eut des provinces où des malheureux n'eurent d'autre aliment que l'herbe des fossés. Mais en dehors de ces calamités accidentelles et réparables, les provinces eurent à subir une sorte de relégation et d'exil. Paris et Versailles absorbèrent toutes les forces vives du pays. Les grands propriétaires quittèrent leurs domaines et leurs vassaux pour aller vivre à la cour. Ils en revenaient, de temps à autre, plus légers d'argent, plus durs au pauvre monde, plus méprisants. Il était admis que la province était un pays barbare, où l'on perdait l'usage des belles manières, du beau langage. Être relégué dans ses terres était le plus cruel châtiment que le roi pût infliger à un coupable. Avant le développement inouï de la vie de cour,

le seigneur passait la plus grande partie de l'année parmi ses gens, s'enquérait de leurs besoins, vivait avec eux dans une certaine familiarité, en était aimé. Désormais il rougira d'eux; leur grossièreté le dégoûtera; il ne fera à son château que de courtes apparitions, qui seront le plus souvent des exécutions. Quant au peuple proprement dit, il est impossible de le retrouver : c'est une classe ensevelie dans la nuit et la misère. Rien n'égale le mépris avec lequel écrivains, grands seigneurs, gens du monde parlent de cette canaille. On ne songe à lui que pour l'écraser. Au moyen âge, il avait un art à lui, une littérature à lui, un théâtre à lui. Sur les places publiques, dans les carrefours, dans les hameaux, s'arrêtaient les jongleurs, les trouvères, race voyageuse qui riait et chantait par toute la France et pour toute la France. Aux grandes fêtes, il avait ses représentations de mystères, où il était acteur, auteur et spectateur; il avait les farces salées et les soties et les moralités, et les fabliaux narquois. Tout cela a disparu. Le théâtre, la littérature, les arts, tout se façonne à l'image et au goût de ses maîtres. Ils ont fui le pays de leur naissance; ils sont tous à Versailles et à Paris; Jacques Bonhomme est par tous délaissé, méprisé, exploité. Qu'on s'étonne, après cela, de l'explosion quieut lieu cent ans plus tard!

Il semble que le clergé, avec son organisation, son administration et ses priviléges, qui en faisaient une espèce d'État dans l'État eût pu aisément se soustraire à l'absorbante domination du pouvoir royal. Il n'en est rien. Lå encore on retrouve la main du roi. Plein d'égards et de respects extérieurs pour les ministres du culte, il exige qu'ils servent sa politique. Il permet à un Bourdaloue de

flétrir en chaire les scandales de l'adultère; mais il faut que l'assemblée du clergé de France signe la célèbre déclaration des quatre articles (1682). Les liens qui unissent l'Église de France au Saint-Siége sont tendus jusqu'à rompre. Le gallicanisme est plutôt un acte de servilité envers le roi que d'indépendance envers la cour de Rome. En retour, on livrera au clergé, ou plutôt aux jésuites tout-puissants sur la conscience du roi, les jansénistes et les protestants, la plus pure, la plus intelligente, la plus laborieuse partie de la nation. Les esprits honnêtes, Fénelon et La Bruyère s'indignent à la vue de ces jeunes prédicateurs qui ne rêvent qu'une chose, prêcher devant le roi. Où est l'éloquence libre, familière, sincère des vrais pasteurs, de ceux qui avaient plus de souci du salut de leur troupeau, que de leur vaine gloire et de leur fortune? C'est le clergé qui élabore et promulgue le code du despotisme émané de Dieu; c'est lui qui pousse aux sentences iniques et sanglantes un roi enivré de sa puissance, et qui paie, par des édits de proscription contre ses sujets, les dons volontaires que lui offre son clergé. Quelle déconsidération s'amasse lentement sur l'Église et sur la royauté, associées dans une œuvre commune de compression! Le temps n'est pas éloigné, où cette fameuse révocation de l'édit de Nantes, que tous proclamaient l'acte le plus glorieux du plus glorieux règne, sera maudit et flétri par la conscience universelle.

Dans la société ainsi organisée et animée d'un tel esprit, quelle est la condition des gens de lettres, des savants, des artistes?

Suivant certains critiques, c'est à l'influence personnelle et directe de Louis XIV que la France dut cette

XVIIE SIÈCLE

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riche moisson d'hommes supérieurs en tous genres qui apparurent alors. C'est pousser un peu loin l'idolâtrie monarchique, et se faire une singulière idée de cet attribut supérieur et vraiment divin qu'on appelle le génie. Qu'un poète famélique et mendiant, comme Martial, sollicite la générosité d'un protecteur en lui criant : « Qu'il y ait des Mécènes et il y aura des Virgiles » (sint Maecenates, non deerunt, Flacce, Marones)! Que Boileau, trop enclin à traduire, et pour cause, s'écrie de son côté :

Un Auguste aisément peut faire des Virgiles!

Ces niaiseries plates et serviles doivent-elles être prises au sérieux? Louis XIV exerça sur les arts de son temps une influence réelle, on ne le conteste pas : il ne pouvait en être autrement, puisqu'il imposait à toute la nation sa volonté et son goût. Que cette influence ait pesé sur tous les hommes illustres du xvIIe siècle, c'est ce qu'il est impossible d'admettre; que ceux qui l'ont subie aient été supérieurs aux autres, qu'ils aient été élevés au-dessus d'eux-mêmes, qui oserait le prétendre? Racine est-il plus grand que Corneille? Bien plus, n'est-ce pas le roi qui poussa Racine à quitter le théâtre, comme il fit quitter la poésie à Boileau? Et pourquoi? Pour en faire des historiographes! Les exemples abondent; on les trouvera en leur lieu dans les leçons consacrées à chaque écrivain. Reste la protection effective accordée aux gens de lettres, c'est-à-dire les jetons attribués aux académiciens, avec les fauteuils et une salle au Louvre, et enfin les pensions. C'est beaucoup; mais il ne faut pas exagérer ces libéralités. Depuis le règne de François Ier, les grands seigneurs avaient tenu à honneur d'avoir parmi leurs domestiques

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ou leurs clients quelque poète, un homme de lettres, un artiste. On sait que les Valois se montrèrent fort généreux pour Ronsard, Desportes, Amyot et bien d'autres: c'était entre le roi et les courtisans du plus haut rang une rivalité de munificence. Henri IV fut moins libéral, mais la noblesse française n'abdiqua pas le rôle de protectrice des gens de lettres. Richelieu fit tous ses efforts pour assurer exclusivement cette gloire au roi de France; mais elle ne séduisit guère le triste Louis XIII. La plupart des écrivains de cette période étaient attachés à la personne d'un prince ou d'un grand seigneur ; ils faisaient partie de sa maison; ils recevaient des gages; la renommée qu'ils pouvaient acquérir par leurs œuvres, revenait en partie au protecteur. Celui-ci, du reste, avait souvent recours à leurs talents, soit pour rédiger ses lettres, soit pour rimer quelque madrigal, ou quelque couplet satirique contre Mazarin. Dès que le roi Louis XIV eut pris en mains la direction des affaires, il annonça l'intention d'être le protecteur des artistes, des savants, des gens de lettres. Il les regardait avec raison comme les futurs instruments de sa gloire. En échange des bienfaits solides qu'ils recevraient, ils devaient publier et immortaliser les incomparables mérites du plus grand des rois. Ce fut Colbert, le moins propre de tous les ministres à cette tâche délicate, qui fut chargé de dresser un état des pensions à accorder (1663). Fort embarrassé, il chargea le plus considérable des gens de lettres d'alors, Chapelain, de rédiger la bienheureuse liste. Elle a été conservée. Rien de plus curieux et de plus triste que ce monument, qu'il faut lire tout entier. Corneille y figure pour la somme de deux mille livres, Molière pour mille livres, l'abbé Cotin pour douze cents

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