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petit cénacle de personnages fort inoffensifs et qui ne songeaient guère à troubler l'État. Ils reconnaissaient pour arbitre, pour oracle, le plus savant d'entre eux, le grave Chapelain, l'inventeur des trois unités, et qui faisait de mauvais vers, mais en petit nombre, dans toutes les langues. Il leur expliquait les préceptes de la poétique, il leur inspirait le respect et l'amour des règles : c'était un homme d'ordre et d'autorité. Richelieu qui, comme tous les vrais tyrans, avait des prétentions littéraires, Richelieu qui n'aimait pas les réunions libres, qui avait plus d'une fois témoigné sa mauvaise humeur contre l'hôtel de Rambouillet, et qui, lui aussi, avait directement sous ses ordres sa petite académie des cinq auteurs, chargés de versifier ses tragédies, ne voulut pas laisser à la jeune société le temps de s'étendre et d'assurer son indépendance. BoisRobert, son factotum dans les petites choses, qui jouait tous les rôles, celui d'émissaire, d'espion, de bouffon et même de poète par-dessus le marché, fut par lui député ct demanda de la part de Son Éminence aux hôtes de Conrart S'ils ne voudroient pas faire un corps et s'assembler régulièrement et sous une autorité publique. » Ils furent troublés, hésitèrent, et moitié par crainte de déplaire, moitié par vanité, ils consentirent. Le Par-lement, de son côté, montra une certaine répugnance à enregistrer l'édit de fondation. Il craignait que Richelieu ne songeât à se former un conseil à lui et un nouvel auxiliaire contre ce qu'il restait de libertés publiques. De là la clause formelle ajoutée à l'édit (1635).

L'Académie ne pourra connoître que de la langue françoise, et des livres qu'elle aura faits, ou qu'on exposera à son jugement.

Bois-Robert

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Les académiciens entendaient bien d'ailleurs se renfermer dans ces attributions. Ils avaient eux-mêmes défini ainsi la tâche qu'ils assumaient « d'établir un certain 1 usage des mots, et de rendre la langue plus éloquente. » Bossuet dira plus tard « de tempérer les dérèglements d'un empire trop populaire. » Il ne faut jamais perdre de vue ce point de départ. L'Académie française, fondée à un moment où la société polie, ou qui allait l'être, appelait tout à son aide pour se distinguer de celle qui ne l'était pas, devait naturellement entrer dans la même voie, et elle y a persévéré jusqu'à nos jours, peut-être avec trop de rigueur. Elle n'a jamais songé à enrichir la langue, mais à l'épurer, à lui donner de la noblesse, à la rendre I plus éloquente. Elle n'a accepté que bien longtemps après les locutions et les termes que l'usage imposait. Aujourd'hui encore, dans notre société toute démocratique, le Dictionnaire refuse la naturalisation à une foule de mots que tant de révolutions en tout genre ont légitimés en les rendant indispensables. C'est que l'Académie n'est ni un guide ni un éclaireur : c'est une barrière. Nos impatiences se révoltent, cette lente circonspection nous irrite; c'est un tort 2. Tout mot nouveau, né viable, a la force d'attendre, et même ne perd rien pour attendre. Il fait ses preuves chaque jour; il se place sous des plumes autorisées, il se produit à la tribune, au barreau; il se fait reconnaître comme étant de la famille. Après l'adoption du cœur, viendra l'adoption légale; elle ne peut pas ne pas venir.

1. On dirait aujourd'hui un usage certain, fixe, invariable. 2. Ce n'est pas l'opinion de Sainte-Beuve qui réclame vivement l'admission de bien des intrus: baser, émotionner, etc.

Il y a deux cents ans, on se préoccupait surtout d'exclure, aujourd'hui il faut songer à admettre. Il y aura toujours le langage des honnêtes gens, et l'autre, mais le nombre des honnêtes gens augmente tous les jours.

Les premiers académiciens qui rédigèrent les statuts de la compagnie proclamèrent la liberté et l'égalité entre tous les membres. L'intention était excellente, la pratique bien difficile, pour ne pas dire impossible. Comment concilier la liberté avec la clause contenue dans l'article 1er? « Personne ne sera reçu à l'Académie qui ne soit agréable à monseigneur le Protecteur. » Le protecteur n'était pas tyran à demi. Non-seulement il excluait ou ajournait qui bon fui semblait, mais il donna l'ordre à l'Académie de censurer le Cid. Elle voulut esquiver, elle se débattit, chercha / des faux-fuyants; mais le moyen de résister à un homme qui lui faisait dire par l'inévitable Bois-Robert : «Faites savoir à ces Messieurs que je les aimerai comme ils m'aimeront! » Il fallut s'exécuter. Les sentimens de l'Académie sur le Cid, rédigés par Chapelain, et dont La Bruyère a fait l'éloge, nous semblent une œuvre bien chétive, bien étroite surtout. On était fort embarrassé : il ne fallait pas mécontenter Richelieu d'abord; ensuite il eut été téméraire de vouloir casser le jugement rendu par le public. L'Académie ne satisfit personne, ni Richelieu, ni l'opinion, ni Scudéry, ni Corneille, ni elle-même sans doute. Quant à l'égalité, les académiciens du XVIIe siècle ne pouvaient guère s'en faire l'idée que nous en avons aujourd'hui. Il leur semblait tout naturel, par exemple, d'offrir une place parmi eux au petit-fils de leur second protecteur, le chancelier Séguier: cet académicien n'avait que dix-sept ans et s'appelait le marquis de Coislin. Pendant plus de

cent anuées les Coislin eurent un représentant à l'Académie c'était peut-être pousser un peu loin la reconnaissance. Il y eut péril un moment de voir la compagnie se recruter presque exclusivement parmi les gens de naissance; ce fut après l'institution des jetons. Les grands seigneurs qui n'y entraient pas, y voulurent faire entrer les gens de leur maison: c'était autant d'économisé sur les gages. Bussy-Rabutin, qui ne fut jamais impertinent à demi, disait à ce propos :

Il faudra pourtant y laisser toujours un nombre de gens de lettres, quand ce ne serait que pour achever le Dictionnaire, et pour l'assiduité que des gens comme nous ne sauraient avoir en ce lieu-là.

Voilà les dangers qui menaçaient la nouvelle institution. Réussit-elle à y échapper? On n'oserait le prétendre. Le chancelier Séguier laissa à l'Académie une liberté relative, mais à sa mort, elle tomba sous le protectorat de Louis XIV (1672). Il lui donna une salle au Louvre pour tenir ses séances, des fauteuils et des jetons. Bientôt elle fut invitée aux fêtes de la cour, elle reçut sa part des rafraîchissements offerts; enfin elle obtint l'honneur de complimenter le roi, tandis que la petite Académie (la future Académie des Inscriptions) faisait des devises pour Sa Majesté. Il fallut payer tant de bienfaits. Outre les harangues officielles, fléau dont Racine priait Dieu de préserver le roi, l'Académie qui venait de fonder le prix d'éloquence et le prix de poésie, ne trouva pas de plus belle matière à offrir aux concurrents, pendant près de soixante années, que les infinis mérites de Louis XIV. Un jour, elle proposait le sujet suivant. « Quelle est de loules

les vertus du monarque celle qui mérite la préférence? » Le roi,averti, modifia le texte et se contenta de cette rédaction modeste : « Le roi n'est pas moins distingué par les vertus qui font l'honnête homme que par celles qui font les grands rois. » Veut-on avoir une idée du ton de ces compositions consacrées à la glorification de Louis XIV et couronnées par l'Académie ? La Monnoye, un des lauréats, disait :

Sagesse, esprit, grandeur, courage, majesté,
Tout nous montre en Louis une divinité !

Un autre lauréat (c'était une femme) s'écriait dans la prière qui terminait le poème :

Laissez-nous en jouir quelques siècles encore!

:

Ces fadeurs idolâtriques étaient le ton du jour. C'est aux académiciens en exercice que les concurrents empruntaient l'exemple et le modèle d'une poésie et d'une éloquence aussi plates que fausses. On sait combien Racine avait d'esprit et de goût, avec quelle vivacité il saisissait et accusait les ridicules tout cela l'abandonnait dès que la majesté surhumaine de Louis XIV se présentait à sa pensée. Il tombait au niveau, souvent au-dessous d'un Charpentier et d'un Leclerc. Est-ce bien lui qui put dire au jeune duc du Maine, âgé de quinze ans, qui avait témoigné quelque envie d'être de l'Académie : « Que quand même il n'y aurait pas de place vacante, il n'y aurait pas d'académicien qui ne fût bien aise de mourir pour en faire une ? » Se figure-t-on les immortels tirant au sort le nom de celui qui aura l'honneur de mourir pour céder son fauteuil au fils du roi et de Mme de Mon

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