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des autorités les plus vénérables: ces autorités étaient justement celles que la partie adverse récusait.

Il eût fallu trouver autre chose; il eût fallu surtout une plus sûre et plus vive intelligence des choses d'autrefois. Mais Boileau; qui aimait sincèrement l'antiquité, la comprenait médiocrement et admirait souvent à côté. Qu'on relise les vers qu'il a consacrés à Homère, et les Réflexions critiques, où il se donne tant de mal pour expliquer å Perrault les beautés de l'Iliade; il est évident qu'il reste sur le seuil de l'œuvre, qu'il n'y entre pas, disons plus, qu'il s'en fait la plus fausse idée. Il en est de même pour Pindare; il en est de même pour les tragiques, bien que plus accessibles à un moderne de ce temps-là. Toute cette partie de son œuvre, soit en vers, soit en prose, nous semble aujourd'hui d'une faiblesse extrême, et ne supporte plus l'examen. Et qu'on ne croie pas que ce soit là un détail qui disparaît dans l'ensemble: chez Boileau, tout se tient. Il avait peu d'idées; mais elles étaient fortement reliées entre elles et dans une étroite solidarité. C'est parce qu'il n'a pas compris les poèmes homériques et pindariques, qu'il n'a pas compris le christianisme, qu'il l'a proscrit de l'art, qu'il a condamné la poésie moderne à l'éternel et fastidieux emploi des fictions mythologiques. On a beau se surveiller rigoureusement, se recommander sans cesse le respect et l'impartialité, il faut dire ce qui en est. Si la poésie est quelque chose, vaut quelque chose, c'est parce qu'en elle vibre et chante l'âme même des peuples. Traditions héroïques, légendes, croyances religieuses, voilà les sources vives où vont puiser ces êtres privilégiés qui ne sont que l'écho sonore des sentiments de tous. Il leur a été donné de traduire

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dans la langue des dieux ce que chacun autour d'eux sait, espérait, croyait, tous les souvenirs de gloire ou de deuil, toutes les impressions, muettes chez les autres, éloquentes dans leur œuvre. De toutes ces inspirations la plus haute et en même temps la plus féconde, celle qui remue l'âme tout entière, celle qui donne à l'imagination sa couleur, au langage sa note, c'est la religion. Qui pourra comprendre et goûter les vastes épopées de l'Inde et cette splendide floraison lyrique, s'il ne s'est plongé d'abord tout entier dans le profond océan du panthéisme? Qui se flattera de sentir l'Iliade et l'Odyssée, et les odes de Pindare, s'il n'a profondément imprégné son imagination du polythéisme hellénique? Qui pourra pénétrer dans l'intelligence de ces œuvres extraordinaires, la Divine Comédie, le Paradis perdu, Polyeucte, les Pensées de Pascal, s'il ne s'est fait tour à tour chrétien du moyen âge, protestant révolutionnaire, janséniste? On peut continuer l'énumération, le principe a des applications innombrables. Les œuvres absolument artificielles et de convention sont les seules qu'il n'atteigne pas. S'il en est ainsi, on voit de reste ce qui a manqué à Boileau. Il n'a pu se faire païen, et il ne voulait pas qu'on fût chrétien. Or le christianisme était alors ce qu'il y avait de plus vivant, l'âme même de la société. Boileau l'a proscrit du domaine de l'art, et il l'a fait, parce qu'il s'était persuadé d'abord que les dieux d'Homère et de Pindare étaient pour Homère et Pindare, non des divinités réelles, mais de purs ornements poétiques. Sur cette idée fausse, et dans son respect aveugle pour l'antiquité, il a condamné les modernes à représenter éternellement et sans y croire des personnages qui ne furent bientôt plus que des ma

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chines usées. Chose bien remarquable! le christianisme, qu'il répudie absolument, prend sa revanche, revient à la charge, s'impose à lui. Vieux, malade, chagrin, il incline de plus en plus vers les austères doctrines du jansénisme, et ne trouve plus que là le dernier aliment de sa veine qui tarit. La mort d'Arnauld, le grand exilé, lui inspire les vers les plus éloquents qu'il ait écrits. S'il revient à l'épître et à la satire, c'est pour élucider des questions de théologie à l'ordre du jour, l'Amour de Dieu, l'Équivoque. Voilà ce fanatique adorateur des anciens, qui, au terme de sa carrière, vieux lion sans griffes et sans dents, ravive en lui cette chaude admiration juvénile des Provinciales et va demander à Pascal quelques-uns de ces traits (qu'il émousse, hélas!) décochés jadis avec tant de sûreté contre les subtilités impudentes et honteuses des casuistes.

J'ai insisté sur cette lacune de la critique de Boileau. A mon avis, elle explique l'œuvre tout entière. Si Boileau avait mieux compris l'antiquité, il aurait compris le christianisme; il n'aurait pas imposé à la poésie de son temps les cadres étouffants des genres d'autrefois. Au lieu de poser partout des barrières et de prononcer des exclusions, au lieu de faire du Parnasse une petite montagne raide et sèche, où il juchait après minutieux examen quelques privilégiés, il eût contemplé dans un horizon infini les cimes rayonnantes des sommets poétiques occupées par les élus de la Muse, soit qu'elle ait chanté pour eux sur les bords du Gange, aux pieds de l'Hymalaya, sur les côtes parfumée de l'Ionie, dans les vallées de l'Ilissus, de l'Eurotas, du Sperchius, sous les ombrages mélancoliques des forêts de la Scandinavie, sous le ciel rayonnant

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de Naples, dans les âpres chemins de l'exil où errait Dante, dans le sombre cabinet où Milton et la Bible se parlaient, partout enfin, où un homme a dit aux autres hommes Voici ce que pense, espère, regrette, désire votre âme; voici ce que vos pères ont cru, souffert, accompli dans les larmes ou dans la joie... Mais n'est-ce pas folie que de rêver ainsi et si loin de son sujet? Comment y revenir? En allant revoir au Louvre le buste de Girardon, j'ai été frappé de la place qui lui a été assignée. Il est dans une petite niche entre deux colonnes, juste à l'entrée. Il semble avoir été posté là comme un gardien qui a pour consigne de ne pas laisser entrer le premier venu, qui est prêt à vous demander vos papiers, et qui ne prononcera qu'après scrupuleux examen l'admission définitive. Est-ce que telle n'a pas été la fonction de Boileau? A tous les poètes de son temps il a demandé leurs papiers; il a chassé ceux qui avaient pénétré sans droits dans l'enceinte réservée; il n'a pas laissé approcher ceux qui espéraient suivre les premiers. En somme, c'est une besogne excellente et qui doit être faite. Est-il nécessaire que ce soit un poète qui s'en charge?

RACINE

Le caractère de Racine.

Les diverses époques de sa vie, PortRoyal, le théâtre, la cour, la conversion, la disgrâce. - L'œuvre Le roi, les femmes, l'amour, les confidents. Les timidités et les élégances de Racine. Esther et Athalie. Racine et l'école romantique.

du poète, le ressort dramatique.

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Racine est peut-être le seul homme de lettres pour qui Louis XIV ait éprouvé quelque chose qui ressemblait à de l'affection. I estimait Boileau, mais ne l'aimait guère; quant à Molière, il ne le comprit jamais. De bonne heure il distingua Racine, le suivit, lui laissa dépenser l'exubérance de la jeunesse, puis, lorsqu'il le sentit calme, rassis, il l'appela et le garda près de sa personne plus de vingt ans. Quand le roi était malade, ne pouvait dormir, il faisait au poète l'honneur de le garder dans sa chambre, et lui demandait de lire. Cette faveur si intime faisait bien des jaloux. On sait qu'elle fut brusquement interrompue peu de temps avant la mort de Racine, et on suppose que de cette disgrâce il mourut (1699).

Ils étaient à peu près du même âge, Racine étant né en 1639. Il y a même une certaine ressemblance dans les traits. La figure du poète est belle, agréable, noble; elle s'accommode fort bien de la vaste perruque. On pourrait lui reprocher une majesté un peu fade, imposée sans doute par le peintre; mais la physionomie se réveille et se relève, grâce à un nez vif et pointu qui décèle un penchant décidé à la raillerie. Racine y excellait, c'était un

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