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tespan ? C'est encore Racine qui expliquait si ingénieusement le plaisir que trouvaient les académiciens à la composition du Dictionnaire, plaisir qu'ils firent durer longtemps.

Ce dictionnaire, qui de soi-même semble une occupation si sèche et si ennuyeuse, nous y travaillons avec plaisir : tous les mots de la langue, toutes les syllabes nous paraissent précieuses, parce que nous les regardons comme autant d'instryments qui doivent servir à la gloire de notre auguste protec

teur.

Mais c'est trop insister sur ces misères. C'était l'esprit du temps, me dit-on de tous côtés. Soit. Mais alors pourquoi vouloir recommander éternellement à notre admiration un siècle, un règne qui imposa à une grande nation un tel esprit? Combien d'œuvres supérieurés nous a coûté cette préoccupation incessante de célébrer les hauts faits du roi ? Ce qu'il y a de certain, c'est qu'elle retarda singulièrement la composition du Dictionnaire qui ne parut qu'en 1694. Colbert, qui aimait à savoir comment et pourquoi il donnait son argent, tomba un jour à l'improviste parmi les académiciens, et les surprit à l'œuvre. Ils y étaient depuis quarante ans (1675) et rédigeaient le mot ami. Si l'on en croit l'historien de la compagnie, Pellisson, ce ministre exigeant et peu lettré, sortit pénétré d'admiration pour la sage lenteur, la conscience, l'érudition profonde qu'apportaient à leur tâche ces hommes éminents. Ce financier économe était donc ce jour-là en veine de générosité.

On sait ce qui arriva. Un des académiciens, qui faisait partie de la compagnie depuis plus de vingt ans, fit le Dictionnaire à lui tout seul et le publia. Cet audacieux

s'appelait Furetière. On a réimprimé dans ces derniers temps les principales œuvres de Furetière, le Roman bourgeois et les Factums. Le Roman bourgeois manque absolument de gaîté : cela est long, froid, lourd. C'est, dit-on, une satire assez fidèle des mœurs de la bourgeoisie de robe; satire bien superficielle et qui n'atteint pas le vif. Où est la verve, la joyeuse allure de Scarron? Pas d'action, pas d'incidents comiques; d'interminables conversations qui rappellent le Cyrus et la Clélie; çà et là quelques traits heureux, mais noyés dans un flux de paroles, plus d'amertume que de force, plus de méchanceté que d'esprit. Ouvrage écrit en courant d'ailleurs, et avec un sans-gêne qui n'est pas de la grâce.

Les Factums sont bien supérieurs. Il n'y a rien de tel pour valoir tout son prix que de plaider dans sa propre cause. Furetière ne rappelle en rien Pascal, et les Provinciales restent isolées dans leur incomparable beauté ; mais il fait penser à Beaumarchais, bien que l'avantage reste à celui-ci. Il y a dans les Mémoires plus de verve, plus de variété surtout, un plus habile mélange d'éloquence (souvent déclamatoire) et de comique; les deux auteurs excellent à embrouiller les questions. Il y avait dans Furetière beaucoup du procureur retors et subtil. C'était de ce côté peut-être qu'était sa véritable vocation. Il débuta dans le monde des lettres à peu près dans le même temps que Racine et Boileau. Il faisait partie de ces joyeuses réunions du cabaret où Molière, La Fontaine

1. M. Louis Asselineau a réédité dans la bibliothèque elzévirienne le Roman bourgeois, et a publié chez Poulet-Malassis les Factums de Furetière. Naturellement il surfait légèrement son auteur; mais il a rendu aux lettres un service véritable.

et Chapelle un peu plus âgés, donnaient la note aux autres. Il collabora à la parodie du Chapelain décoiffé, péché de jeunesse qui passa inaperçu, et n'empêcha pas l'Académie de lui ouvrir ses portes de bonne heure, et lorsque Boileau et Racine étaient encore peu connus. A partir de ce jour, ce fut un homme rangé, grand travailleur, et une des lumières de la compagnie. Il n'y a pas d'accusations, pas de calomnies que les collègues de Furetière n'aient lancées contre lui: à les en croire, sa vie privée est le résumé de toutes les turpitudes. A quoi se réduisent tous ses méfaits? car Furetière n'est pas absolument irréprochable. Il fit paraître sous son nom, lui académicien, lui un des membres de la commission du Dictionnaire, un dictionnaire qui était bien son œuvre. personnelle, mais qui devait naturellement faire grand tort à celui de l'Académie. Ce qui rendait le procédé moins excusable encore, c'est que l'Académie avait un privilége qui interdisait à tout auteur de lui faire concurrence. Il est vrai que Furetière avait trouvé le moyen de se procurer, lui aussi, un privilége. De là l'embarras des juges, et l'on eût été embarrassé à moins. Le roi, dont on réclama l'intervention, se récusa. Alors l'Académie se fit justice elle-même : elle chassa Furetière. L'opinion publique ne semble pas avoir ratifié cette condamnation.

Les Factums que Furetière lança d'une main ferme et infatigable eurent des lecteurs et un véritable succès. On admira cet homme qui, seul, avait mené à bonne fin un travail dont les quarante immortels ne pouvaient sortir. L'accusation de plagiat dirigée contre lúi par ses collègues ne put se soutenir. Il cita dans ses Factums de nombreux articles de son dictionnaire, en mettant en regard

les mêmes articles empruntés au dictionnaire de l'Académie les différences sautent aux yeux. Il faut dire en outre que le plan diffère absolument. Furetière avait adopté l'ordre alphabétique, le seul raisonnable dans un travail de ce genre, et que l'Académie suivit dans les éditions postérieures; il avait, de plus, donné place aux termes techniques que l'Académie jugea à propos d'exclure, comme n'appartenant pas au beau langage. Enfin, son travail, repris depuis par Huet, Basnage et les auteurs du Dictionnaire de Trévoux, fait le plus grand honneur à son savoir et à sa persévérance. C'est le jugement qu'en portent aujourd'hui tous les critiques impartiaux. La lutte fut vive. Furetière attaqué dans son honorabilité, riposta. Il prit à partie les plus acharnés de ses adversaires, l'épais et lâche Charpentier, Tallemant l'ignorant, le sémillant Benserade, le fade Quinault, et enfin ce pauvre La Fontaine, qui s'était fourré, on ne sait trop pourquoi, dans cette bagarre. C'était un ami de jeunesse, un compagnon de folies; mais alors il commençait à se ranger, et il se mettait vaillamment du côté du plus fort. Furetière lui fit expier cruellement cette faiblesse de caractère, et il faut avouer qu'il en avait bien le droit. Boileau et Racine restèrent neutres. Ils ne voulaient pas se compromettre; mais toutes leurs sympathies étaient pour Furetière. Bossuet faillit se déclarer pour lui, et l'eût fait peut-être, si Furetière n'avait pas cassé les vitres. Le débat fut long et cruel. Furetière, bien que chassé, fit tête à toute l'Académie et en somme eut les honneurs de la guerre. Mais, lui mort, l'Académie prit sa revanche. Elle écrivit l'histoire de la querelle de ce style noble et grave qui impose toujours. Plus d'injures, plus de personnalités

XVIIC SIÈCLE.

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blessantes; un ton digne, modéré, une certaine tristesse, de la pitié pour le malheureux qu'on déshonore, et qui n'est plus là pour se défendre. Ce dernier factum (car ce n'est pas autre chose), fut rédigé par l'abbé d'Olivet, le plus académicien de tous les membres de l'Académie. La querelle du Cid, l'expulsion de Furetière, voilà les faits les plus mémorables de l'histoire de l'Académie au XVIIe siècle. On peut y joindre, si l'on veut, les débats qui s'élevèrent à propos des anciens et des modernes. Je reviendrai sur la question littéraire, quand j'aurai à parler de Boileau et de Perrault. Ce qu'il faut dire dès à présent, c'est que la grande majorité de l'Académie se rangea à l'opinion de Perrault. Perrault était un des membres les plus influents; c'était Colbert qui l'avait fait nommer, et Colbert tenait la feuille des pensions. Les acadé miciens, qui,sauf cinq ou six, étaient des médiocrités vaniteuses, furent ravis de penser qu'ils ne le cédaient en rien aux auteurs anciens. Les protestations furibondes de Boileau, la fine ironie de Racine, la solide réfutation de Huet, l'étonnement naïf de La Fontaine, les revendications de La Bruyère, ne les firent pas changer d'avis, au contraire. Ces grands hommes étaient lå en pays ennemi, en pays de Topinambours, disait Boileau, qui ne dissimulait pas son mépris pour une compagnie qui l'avait subi et ne l'accepta jamais. Le vieil esprit de Chapelain y dominait toujours; c'étaient ses amis et les élus de ses amis qui menaient la société. Les talents supérieurs y étaient mal vus, la médiocrité plate y était fêtée, surtout quand elle était relevée de l'impertinence du grand seigneur. Un Benserade, un Charpentier, un Tallemant étaient les oracles d'un corps où le mérite personnel devait seul donner

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