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entrée. L'admission de La Bruyère sembla un scandale. Aussi l'influence de l'Académie sur la direction des esprits fut nulle ou funeste. Elle ne produisit que deux ouvrages, [les Sentiments sur le Cid et le Dictionnaire. Le premier est un bien faible morceau de critique littéraire, le second fut condamné dès sa naissance, et l'Académie elle-même le refondit entièrement cinquante ans plus tard. Par la fondation des prix d'éloquence et de poésie, elle eût pu donner une certaine impulsion aux talents, et indiquer des voies nouvelles; mais elle s'enferma volontairement dans une impasse, et y enferma toute la gent littéraire. Tout débutant qui briguait les suffrages de la compagnie, fut-condamné à chanter ou à célébrer Louis XIV 1. La protection du monarque coûta cher aux lettres.

II

L'ouvrage le plus important qui se produisit au XVIIe siècle sur la langue française est le livre de Vaugelas. Comme il eut, pendant plus de soixante ans, une influence considérable, prépondérante, il convient de l'examiner avec quelque attention. Vaugelas, c'est la première autorité, c'est l'oracle. Ce que l'Académie aurait dû faire d'abord, ce qu'elle fit tardivement et d'une manière malheureuse dans son Dictionnaire, Vaugelas le fit seul, lentement, consciencieusement, et l'Académie, loin de protester et de désavouer l'auteur, se para de son travail, le reprit en sous-œuvre 2, le fit sien autant que possible.

1. Ce n'est que vers 1730 que les sujets mis au concours furent modifiés.

2. Thomas Corneille en publia une édition avec commentaire.

Cette adoption n'ajouta rien à la gloire de Vaugelas. De bonne heure, même avant que son livre parût, on le reconnut comme l'arbitre du langage. Balzac lui recommandait les mots nouveaux qu'il souhaitait faire admettre et sollicitait sa protection. Molière le nomme jusqu'à cinq fois dans les Femmes savantes; il est un des ressorts de l'action. Ne pas parler Vaugelas est le crime irrémissible qui amène enfin l'explosion du bonhomme Chrysale. Les pédants, comme Ménage, les écrivains scrupuleux, comme Boileau, les chercheurs d'élégances, comme Bouhours, tous proclament l'infaillibilité de Vaugelas.

Ce qui frappe tout d'abord dans cet arbitre de la langue française, c'est qu'il n'est pas Français. Vaugelas est Savoyard. Le rude et grossier idiome de son pays lui fit trouver des charmes infinis dans le noble langage où s'exprimaient les du Perron, les du Vair, les Coëffeteau, qui furent ses premiers dieux. Il ne conçut pas de gloire plus enviable que de sentir dans ses moindres nuances, de parler, d'interpréter la langue que tant de chefs-d'œuvre avaient illustrée, et qui était celle de la plus brillante société de l'Europe. Ce but, qu'il se marqua de bonne heure, il le poursuivit pendant près de quarante années, avec celte persévérance que la passion seule peut donner, et qui parfois supplée le génie. L'opiniâtre laboriosité de sa race, cette lente et infaillible économie, ce soin d'accumuler, de thésauriser, Vaugelas en était doué au plus haut degré. Né pauvre de son propre fonds, comme presque tous ses compatriotes, y compris les ducs et les rois, il s'enrichit et enrichit le peuple qui lui donna l'hospitalité. Ce n'était ni un érudit de premier ordre, ni un homme éloquent, ni un penseur, ni un artiste : c'était un obser

vateur et un collectionneur. Dès qu'il eut conscience de sa vocation, il se mit à l'œuvre, non pas avec la furie française, mais avec la sage lenteur d'un homme qui n'est pas pressé de finir, qui veut au contraire que son travail remplisse toute sa vie. Il ne s'enferma pas dans son cabinet, il n'entassa pas les livres autour de lui : les livres ne lui eussent pas donné ce qu'il cherchait. Sans fortune, mais gentilhomme, ayant accès dans les meilleures maisons, d'une politesse si parfaite qu'elle était remarquée dans un temps où tout le monde se piquait de politesse, il vécut à la cour, dans la société des grands seigneurs, à la ville, dans les compagnies les plus distinguées, parmi les gens de lettres. La société du peuple fut la seule qu'il s'interdit. Ses goûts ne l'y portaient pas d'abord; ensuite, ce n'était pas là que l'on trouvait l'exquise pureté du langage français. Ce qu'on demande aux réunions du monde, c'est la distraction, le plaisir, l'oubli de soi-même : Vaugelas ne chercha la société de ses semblables que pour les entendre parler. Belles dames, grands seigneurs, ministres, magistrats, écrivains, savants, tout cela passa et posa devant le consciencieux Savoyard; il recueillit jour par jour les locutions, les tours, les prononciations, les nota, les compara, fit son enquête, compta, pesa les témoignages, et mit enfin au jour un livre dont il eut pu dire avec plus de raison encore que La Bruyère : « Je rends au public ce qu'il m'a prêté. » C'est se méprendre absolument, que de voir en lui un de ces esprits créateurs ou inventeurs, de la famille des Descartes ou même des Malherbe. Il n'est pas non plus un législateur, comme l'appelle M. Auger. Il le déclare lui-même dans sa préface: « Ce ne sont pas des lois que je fais pour notre lan

gue, de mon autorité privée : je serais bien téméraire, pour ne pas dire insensé. » Que fera-t-il donc ? Il le dit expressément : « il ne sera qu'un simple témoin qui dépose de ce qu'il a vu et ouï. » Tel est le véritable caractère du livre célèbre qui parut en 1647, trois ans avant la mort de l'auteur, et dont le titre modeste est : Remarques sur la langue françoise.

Vaugelas avoue que, dans le principe, à l'âge des généreuses audaces, il avait rêvé d'élever à la gloire de son pays d'adoption un monument plus magnifique, qu'il avait songé à écrire l'histoire générale de la langue française, depuis ses origines jusqu'au XVIIe siècle. Il reconnut que l'entreprise était au-dessus de ses forces, et on ne peut lui reprocher un excès de défiance envers lui-même. L’idée qu'il se faisait de ce travail, les époques qu'il avait imaginées, la méthode et la critique qu'il eût suivies, et enfin l'ouvrage qu'il a fait, permettent de ne pas trop regretter celui qu'il n'a pas osé faire.

Il ne faut pas s'exagérer cependant l'impersonnalité du travail. Vaugelas n'est pas « un simple témoin qui dépose de tout ce qu'il a vu et ouï » : c'est un rapporteur d'abord, mais un rapporteur éclairé, qui, même quand il enregistre les décisions des juges, laisse percer son opinion, et par conséquent prépare les voies à un appel en révision et même à un jugement en cassation. Mais en attendant, il se croit obligé en conscience de ne donner au public, dans ses Remarques, que les arrêts prononcés par celui qu'il appelle roi, tyran, arbitre, maître des langues, et qui n'est autre que l'usage. L'usage, voilà le souverain dont Vaugelas se déclare le fidèle et humble interprète. Nous voilà bien loin des fières conceptions à priori d'un Des

cartes, de l'audacieuse logique d'un Saint-Cyran ou d'un Pascal. Bien qu'il appartienne à cette forte génération d'avant Louis XIV (il est né en 1585, mort en 1650), il n'a rien d'un novateur. Il est fait pour interpréter ce qui est, non pour imaginer ce qui devrait être. Il sera donc le greffier de l'usage. Mais quel usage ? Il y a deux sortes d'usages, le bon et le mauvais. Le mauvais est celui du plus grand nombre, le bon est celui de l'élite. Il faut d'abord les distinguer: là est la première et la plus sérieuse difficulté. Où réside le bon usage?

C'est la façon de parler de la plus saine partie de la cour, conformément à la façon d'écrire de la plus saine partie des auteurs du temps.

Ajoutons-y encore :

Plusieurs personnes de la ville où le prince réside, qui par la communication qu'elles ont avec les gens de la cour, participent à sa politesse.

Hors de là point de salut. On ne parle bien, on ne prononce bien qu'à la cour. Il y faut séjourner de suite et non se laisser corrompre par la contagion des provinces. Pour lui, Vaugelas, il y réside depuis quarante ans, et de plus, il a étudié à fond du Perron et Coëffeteau. Il eut sans doute joint Balzac à ces illustres bien déchus aujourd'hui, Balzac qui leur est si supérieur, mais il s'était fait une loi de ne citer aucun auteur vivant. Remarquons, en passant, que ce scrupule condamnait d'avance l'inventaire de Vaugelas à vieillir vite, à être en désaccord avec le principe sur lequel il se fondait, à être enfin hors d'usage. Mais ce n'est pas le seul inconvénient de la méthode. Au temps de Vaugelas, il y avait une foule

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