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ne sera jamais à lui, le vieux Corneille reprend ses droits et revendique l'auteur. On se souvient alors que les premières impressions qu'elle a reçues au théâtre, impressions que rien n'efface entièrement, remontent justement à cette époque où les tragédies de Corneille occupaient seules la scène. Quand Racine parut, elle avait déjà trente ans; si elle fut émue et charmée, les leçons de l'héroïsme la raffermirent, et avec cette souplesse et cette grâce qui siéent si bien à la femme, elle concilia et fondit dans la plus charmante des œuvres, ces deux choses divines, le devoir et la passion.

Et M. de La Rochefoucauld? Quelle est sa part dans le roman? Bien habile qui le découvrirait. A tout hasard, on peut supposer que ce fut lui qui donna l'idée de deux épisodes, très-habilement rattachés à l'action principale, mais d'une couleur assez différente. Bien que son cœur fût réformé, il n'en était pas venu au point de croire que toutes les femmes étaient ce qu'était Mme de Clèves. Pourquoi ne pas glisser dans le roman, ne fût-ce qu'à la dérobée, un ou deux personnages moins parfaits, plus semblables à ceux qu'on rencontre chaque jour? Ce serait une opposition heureuse, un contraste piquant, et qui mettrait plus en lumière les beaux sentiments des héros. La perfection soutenue fatigue et rend incrédule.

De là l'histoire d'un des amis de M. de Clèves, Sancerre. M. de Clèves le trouva un jour plongé dans la plus violente douleur et comme près de perdre la raison. A toutes les questions il ne répondait que ces mots : « Elle est morte! Je ne la verrai plus! » Enfin il raconta à M. de Clèves que depuis un an il était lié avec une jeune veuve, Mme de Tournon, et qu'elle lui avait promis de l'épouser.

C'était elle qu'il venait de perdre et il était au désespoir. M. de Clèves le consola comme il put et revint le voir le lendemain. Sancerre avait passé du désespoir à la fureur; il ne se possédait plus. Qu'était-il donc arrivé? Aussitôt après le départ de M. de Clèves, il avait reçu la visite d'un de ses amis, d'Estouteville, qui s'était jeté dans ses bras en pleurant et en criant : « Elle est morte! Je ne la verrai plus! >> Mme de Tournon avait aussi promis à d'Estouteville de l'épouser, et il venait demander des consolations à Sancerre. Il ne pouvait mieux s'adresser. Il y avait sans doute une pointe de gaîté et de fine ironie dans le canevas de l'épisode proposé par M. de La Rochefoucauld: cela a été adouci, atténué dans le récit. L'autre épisode, moins piquant, ne peut guère se raconter. Il s'agit des amours d'une reine avec un de ses sujets. Celui-ci reçoit des ordres d'aimer et y obéit tant bien que mal. C'est le pouvoir absolu s'exerçant dans les choses du cœur.

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Et maintenant que nous avons compris et senti les grâces délicates de la Princesse de Clèves, souhaitons à notre pays des œuvres plus viriles et plus fortifiantes. L'héroïne sacrifie sa passion à son devoir, rien de mieux. Et le héros? Il a aimé, il aime et il aimera. On n'avait peut-être rien de mieux à faire sous le règne de Louis XIV.

CHARLES PERRAULT

Perrault et Boileau. Oppositions de nature.

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L'originalité de Perrault; son esprit curieux et inventif. La théorie du christianisme poétique. Le siècle de Louis le Grand et la loi du progrès. Les Contes des Fées.

Charles Perrault ne compte pas parmi les classiques. Les historiens officiels de la littérature française le mettent hors cadre, avec les Chapelain, les Cotin, les Cassagne, les Desmarets Saint-Sorlin, tous gens dont le seul mérite est d'avoir reçu de Boileau quelque coup de bou- + toir. Ils lui savent gré d'avoir fourni au satirique l'occasion d'un nouveau triomphe; ils montrent quelque indulgence pour ses bévues sans nombre, heureuses bévues, puisqu'elles ont été si doctement, si solidement, si ingénieusement redressées par l'infaillible arbitre du goût. De quoi s'avisait Perrault d'ailleurs? Quand on a écrit les Contes des Fées, il faut se connaître et se tenir à sa place. Comme il n'y a jamais prescription pour des arrêts de ce genre, il est permis de reviser le procès. Il ne s'agit pas de réhabilitation, ni de glorification; mais il importe de rétablir les faits. La vérité est que Perrault ne fut pas écrasé par Boileau; ce fut lui au contraire qui eut tous les honneurs de la guerre. L'Académie se déclara en sa faveur, le public et les gens du monde l'applaudirent. Enfin lorsque, après de longs débats, les deux adversaires se réconcilièrent, Perrault ne fit aucune concession essentielle; ce fut Boileau qui se rangea à son opinion en se

réservant toutefois de l'appuyer sur des raisons différentes. Au fond, c'étaient deux natures antipathiques. On connaît Boileau, faisons connaissance avec Perrault.

La première idée que je m'en forme est celle-ci. Perrault était un homme à remercier Dieu chaque soir de l'avoir fait naître en France, au XVIIe siècle, pour être témoin des merveilles infinies du règne de Louis XIV. Qu'on ne lui parle pas du passé, ni d'Auguste, ni de Périclès, ni de Charlemagne, ni des Médicis : tout cela est misérable et terne auprès des splendeurs du présent. De quelque côté que Perrault tourne les yeux, il ne voit que grandeur, gloire, félicité. Le roi est orné de tous les dons du génie; ses ministres sont les dignes exécuteurs de ses volontés; l'Europe est dans l'admiration et le respect; la France est au comble de la joie et du bonheur, la paix et l'abondance prodiguent leurs bienfaits, l'hérésie est exterminée, les arts et les sciences s'épanouissent magnifiquement; Versailles, la pensée du règne, est comme le foyer où toutes ces splendeurs viennent se concentrer. N'est-ce pas là à peu près ce que pensait Boileau? Oui, sans doute, mais autrement. La guerre qui éclata entre eux fut d'autant plus vive qu'ils étaient plus près de s'entendre.

Charles Perrault est né à Paris, comme Boileau, mais quelques années auparavant en 1628. Il appartenait à une famille de bonne bourgeoisie. Il eut sur Boileau un grand avantage, celui d'être élevé au foyer même de la famille, sur les genoux de ses parents : c'est sa mère qui lui apprit à lire, c'est son père qui fut son premier précepteur. Il avait deux frères, et la plus parfaite amitié ne cessa de les unir. Il suivit en qualité d'externe les cours du collége

de Beauvais. Il connut donc toutes les douceurs de la vie de famille et toutes les affections qu'elle développe et satisfait. Qu'on rapproche de cette heureuse enfance celle de Boileau, si sombre, si triste, les procès et les démêlés avec les frères, la mère absente, le père absorbé par la chicane, partout je ne sais quoi d'aigre et de froid. Quel contraste au début! On le retrouve au terme Boileau écrit la satire sur les Femmes, et Perrault ses Contes des Fées. Élevé avec tendresse et liberté, Perrault suivit la pente de sa nature. Au collége, il se permet d'adresser des objections au régent qui lui enseigne la vieille scolas- + tique, objections embarrassantes probablement (peut-être cartésiennes ou gassendistes), car le régent l'envoie philosopher dehors. Il étudie seul et à bâtons rompus; histoire, jurisprudence, théologie, sciences, arts, tout lui est bon, rien ne le rebute; mais aussi rien ne l'arrête, rien ne le captive décidément. Il ne sera étranger à rien, mais il n'aura pas de spécialité. C'est tout le contraire de Boileau, qui a une vocation bien nette et s'y renferme étroitement.

Autre opposition à l'âge où Boileau, fidèle au précepte d'Horace, feuilletait jour et nuit les modèles de l'antiquité et s'en nourrissait pieusement, Perrault, en compagnie de ses deux frères, se mettait à parodier le sixième livre de l'Eneide 1. Il avait à propos de tout une foule d'idées

1. On attribue toujours à Scarron les quatre vers suivants, qui sont de Perrault;

Tout près de l'ombre d'un rocher,
J'aperçus l'ombre d'un cocher,
Qui tenant l'ombre d'une brosse,
Nettoyait l'ombre d'un carrosse.

Il est aussi l'auteur d'un poème burlesque, les Murs de Troie (1653). On voit que de bonne heure il perdit le respect de l'antiquité.

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