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théorie des cas de conscience que de s'embarquer dans les mystères de la loi du progrès appliquée aux arts. La question resta donc entière. Il y eut entre les deux adversaires réconciliation chrétienne, dont le grand Arnauld se fit l'intermédiaire; mais chacun d'eux garda son opinion. Perrault publia bientôt après son ouvrage monumental, Les hommes illustres du siècle de Louis le Grand, avec de fort beaux portraits, accompagnées de notices. C'était son Versailles à lui. Chacun de ces grands hommes était un argument à l'appui de sa thèse. Le silence se fit. Boileau retourna à ses infirmités, à sa solitude et aux tristes ouvrages de ses dernières années; Perrault se renferma de plus en plus dans cette douce vie de famille qu'il avait toujours tant aimée. Les anciens et les modernes continuaient à échanger des arguments et des injures; lui, il prenait sur ses genoux son dernier enfant et il lui racontait l'histoire du Petit Poucet. Les Contes des Fées, voilà son œuvre à lui, voilà sa gloire, gloire douce, aimable, impérissable, car elle est sous la sauvegarde de l'enfance. C'est lui, lui qui refusa de comprendre la grâce naïve et divine de l'Odyssée, ce conte de fées des anciens, c'est lui qui, sans effort et en laissant courir sa plume, a trouvé du premier coup la simple et naturelle couleur du sujet! Ce n'est ni Straparole ni le Pentaméron d'Italie qui la lui donnèrent. J'aime mieux le voir évoquant le souvenir d'une vieille nourrice, ou plutôt de sa mère qui l'endormait au bercement de la merveilleuse histoire. D'où venait-elle? On n'en sait rien. De la vague région où le fantastique et le réel se donnent la main. Plus anciennes que le christianisme, les Fées avaient été jadis les Parques, ces mystérieuses personnifications de l'avenir,

qui chantaient leurs oracles sur le berceau des nouveaunés. Au triomphe du culte nouveau, elles s'étaient réfugiées parmi les simples habitants des campagnes, les derniers païens (pagani, paganisme), et elles étaient restées dans la mémoire et l'imagination des hommes. Tantôt méchantes et cruelles, tantôt bounes et secourables, elles étaient ce qu'est l'homme lui-même, ce qu'est la vie. Que Perrault ait cherché à loisir le sens mystérieux de ces antiques légendes, il n'y a aucune apparence, et c'est un bonheur. Ce n'est pas un critique qu'il fallait pour en fixer la grâce naïve, mais un croyant, et il l'était, non pour lui-même, mais pour les enfants qui l'écoutaient. Ce fut sa dernière œuvre : Les contes des Fées parurent en 1697, il mourut en 1700.

LA BRUYÈRE

Ce que l'on voudrait savoir de la vie de La Bruyère.

chez les Condés. ·

Sa position

Les Caractères, succès de scandale d'abord. Le discours de réception à l'Académie. Les hardiesses et les timidités de La Bruyère. Les procédés de style.

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On se résigne difficilement de nos jours à ne pas connaître dans ses moindres détails la vie des hommes célèbres. L'œuvre en elle-même n'a plus rien à nous apprendre; la critique l'a tournée et retournée en tous sens, et il serait téméraire de prétendre apporter du nouveau. On ne peut cependant s'empêcher d'en rêver; non que l'on espère découvrir quelque ouvrage inédit, qui n'existe pas;

mais il existe peut-être tel document biographique qui n'a pas encore vu la lumière, et qui serait une révélation sur le personnage. N'est-il pas pénible d'ignorer à peu près complétement ce que fut et ce que fit Molière de vingtcinq à quarante ans, dans ces années fécondes où la personnalité se crée? Et le Pascal mondain, qui nous le fera connaître? C'est de nos jours seulement que l'admirable fragment sur les Passions de l'amour a vu la lumière, et cet effrayant génie, comme l'appelle Chateaubriand, est à demi rentré dans l'humanité, parmi ceux qui souffrent, attendent, désirent. Ne saurons-nous jamais rien de la vie de Racine, auteur dramatique, amant de la Champmeslé? Les années d'expiation sont tout à fait édifiantes, mais les autres? Et le La Rochefoucauld réformé? Chose étrange! ce sont ceux-là surtout qui se dérobent qu'on aurait le plus d'intérêt à bien pénétrer. Pascal, Molière, Racine, La Rochefoucauld, ce sont en définitive d'admirables peintres de la nature humaine; ils ont vécu, ils ont souffert, ils ont observé les autres et eux-mêmes; si l'on savait les chemins qu'ils ont suivis, les écueils et les épines qu'ils ont rencontrés, l'œuvre qui semble planer dans une région sereine, s'éclairerait tout à coup çà et là dans un coin du tableau, l'homme se trahirait sous l'auteur et l'expliquerait.

Ce regret, on l'éprouve surtout à propos de La Bruyère; non qu'il appartienne à l'élite des dominateurs de leur âge, mais parce qu'un ouvrage comme le sien a été évidemment senti, je dirais presque vécu, avant d'être écrit. Il y a de plus çà et là tel mot éloquent et amer qui fail entrevoir des horizons nouveaux, étranges, qui s'effacent tout à coup, comme si l'auteur avait été effrayé lui-même

de cette vision. Il ne faut pas se lasser de citer le fameux passage sur les paysans.

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L'on voit certains animaux farouches, des mâles et des femelles, répandus par la campagne, noirs, livides, et tout brûlés du soleil, attachés à la terre qu'ils fouillent et qu'ils remuent avec une opiniâtreté invincible; ils ont comme une voix articulée; et, quand ils se lèvent sur leurs pieds, ils montrent une face humaine; et en effet ils sont des hommes. Ils se retirent la nuit dans des tanières où ils vivent de pain noir, d'eau et de racines : ils épargnent aux autres hommes la peine de semer, de labourer et de recueillir pour vivre, et méritent ainsi de ne pas manquer de ce pain qu'ils ont semé 1.

Ce n'est qu'une note, mais l'harmonie du concert officiel est détruite : on sait qu'il y a un revers à la médaille; au delà de Versailles on devine qu'il y a quelque chose. D'où vient l'homme qui a écrit ces lignes? Comment a-t-il vu ce que nul de ses contemporains ne voulut voir? Pourquoi s'est-il arrêté brusquement? Ce cri de pitié douloureuse et indignée part-il d'une âme droite qui se révolte? Est-ce une fantaisie de lettré qui cherche un effet nouveau? Questions insolubles! La curiosité, la sympathie, une fois mises en éveil, sont exigeantes. On relève dans ce livre d'allure satirique, des phrases d'une douceur et d'une tendresse pénétrantes; on veut y sentir l'accent d'une émotion personnelle, comme un aveu timide, comme un murmure d'adoration qui va chercher son objet.

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- Il y a quelquefois dans le cours de la vie de si chers

1. Je supposerais volontiers une faute d'impression. La Bruyère aurait écrit au lieu de manquer, manger. Cela arriva plus d'une fois sous le règne fortuné de Louis XIV, notamment en 1709. Massillon osa le dire en chaire.

plaisirs et de si tendres engagements que l'on nous défend, qu'il est naturel de désirer du moins qu'ils fussent permis.

- Un beau visage est le plus doux de tous les spectacles et l'harmonie la plus douce est le son de la voix de celle que l'on aime.

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Il y a un goût dans la pure amitié où ne peuvent atteindre ceux qui sont nés médiocres.

· Il est triste d'aimer sans une grande fortune et qui nous donne les moyens de combler ce que l'on aime, et le rendre si heureux qu'il n'ait plus de souhaits à faire.

Il devrait y avoir dans le cœur des sources inépuisables de douleurs pour de certaines pertes. Ce n'est guère par vertu ou par force d'esprit que l'on sort d'une grande affliction. L'on pleure amèrement et l'on est sensiblement touché, mais l'on est ensuite si faible ou si léger que l'on se console.

Vouloir oublier quelqu'un, c'est y penser.

Il faut rire avant d'être heureux, de peur de mourir sans avoir ri.

Et bien d'autres. Les curieux de notre temps ont voulu lire entre les lignes et découvrir le roman de La Bruyère. C'est une fantaisie qui a son charme. Les chapitres du Cœur, des Femmes, du Mérite personnel fournissent riche et intéressante matière aux conjectures. Le portrait d'Arténice, ce délicieux fragment placé on ne sait pourquoi au chapitre des Jugements, avait sans doute un original1. En définitive, on n'a rien trouvé que des actes officiels qui permettent d'établir exactement la date de la naissance et de la mort de La Bruyère. Il est né près de Dourdan en 1646, et il est mort à Versailles en 1696. Il n'avait donc que cinquante ans, et il sortait à peine de

1. Ce serait une Mme de Bois-Landry, si l'on en croit Chaulieu, qui la connaissait beaucoup. Le malheur c'est qu'elle ne ressemblait absolument en rien au portrait tracé par La Bruyère. Raison de plus, dit-on, pour que ce soit elle l'amour est aveugle,

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