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teurs, s'épuisa à glorifier, à diviniser Louis. L'Académie ne donna jamais d'autre sujet aux concurrents pour le prix de poésie. Avec quel empressement elle saisissait les moindres particularités de la vie du dieu pour en repaître les nourrissons des Muses! La fameuse opération de la fistule occasionna un débordement de lyrisme officiel. O stérilité! O néant! Corneille, Descartes, Pascal, Condé, Port-Royal, les protestants, les souffrances infinies du peuple, il ne s'est pas trouvé un poète pour chanter ces gloires et ces misères. Il n'y a pas de patrie, il n'y a pas de liberté; il n'y a qu'un homme médiocre dont il faut å tout prix faire un grand homme 1.

Faut-il poursuivre cet inventaire des pauvretés lyriques du XVIIe siècle? Ajoutons un dernier trait. Si Dieu et les hommes n'ont fourni au poète aucune inspiration féconde, si les préjugés et les tyrannies de tout genre ont comprimé son essor, il a dû trouver en lui-même la matière de ses chants: la vie intérieure de l'âme reste libre. Tout homme a aimé, espéré, regretté, souffert. Qui ne connaît la douceur des larmes et le charme de la rêverie? Il est donné au poète de traduire dans un langage mélodieux ces joies et ces douleurs que tous ont connues, mais que lui seul peut rendre. Notre cœur est muet, à nous chétifs mortels, mais quand le poète parle, sa voix est notre voix; nous nous reconnaissons en lui. Allons vers ces êtres privilégiés qui furent les interprètes de leurs frères, il y deux cents ans. Ils ont chanté l'amour. En quel temps,

1. Les expressions manquent pour caractériser ce fétichisme. Qu'on lise le recueil intitulé: Pièces de poésie qui ont remporté le prix de l'Académie française depuis 1671 jusqu'en 1762, on verra que je n'ai rien exagéré.

en quel pays, dans quelle langue n'a-t-on pas chanté l'amour? Est-il un poète au XVIIe siècle qui n'ait rimé quelque madrigal ou quelque sonnet en l'honneur d'une Iris, d'une Chloris, d'une Philis quelconque? Chez tous un jargon convenu, des métaphores et des comparaisons banales, le soleil, les astres, la rose, les lis, l'albâtre, l'ivoire, le corail; des désespoirs connus, des regrets qui ont déjà servi, des tourments dont le programme est depuis longtemps arrêté. On puise la passion avec toutes ses phases et ses orages dans les modèles du genre; on fait un agréable mélange de Catulle, d'Ovide, de Tibulle; les érudits se risquent jusqu'à imiter Anacréon. Il ne manque à ces rimeurs qu'une chose, le sentiment. Le bonhomme La Fontaine seul, qu'on ne prend pas au sérieux, a jeté çà et là une note émue qui vibre encore. Lui seul aussi est sorti de l'horizon étroit de Versailles, et a vu autre chose dans la nature que les merveilles du génie de Le Nôtre et de La Quintinie. Tous ces poètes méprisent les champs n'est-ce pas là qu'on est exposé à rencontrer les animaux farouches dont parle La Bruyère? On chante Cérès, Flore et Pomone, mais on ne sait comment vient le blé; on peuple les forêts de nymphes et de dryades, mais on ne sait pas distinguer un chêne d'un hêtre. Il n'y a pas de paysan ni de paysanne tout devient berger et bergère. Théocrite, Virgile, et tous les faiseurs de pastorales en ont ainsi décidé. Jusqu'où ne s'étend pas cette tyrannie de l'artificiel, de l'imitation quand même ? La douleur est restée sans écho. Pas une plainte éloquente, pas un cri désespéré qui soit venu jusqu'à nous. Ils ont senti cependant, ils ont souffert, les hommes de ce temps; si différents de nous qu'ils aient été, ils sont nos frères

en afflictions; la mort est entrée dans leur maison, ils ont vu se briser les plus chères espérances du cœur; ils ont connu les abattements, les angoisses, les révoltes, les doutes. Tout cela est resté enfoui dans les profondeurs mystérieuses de l'âme. Pourquoi? La poésie ne vit que de fictions. Tout ce qui est réel et individuel lui est interdit. Aussi bien les mots et les images manqueraient pour ces épanchements de la personnalité humaine. Le langage poétique est arrêté les détails précis, vivants en sont exclus; les termes qui les peindraient ont été proscrits. Ces particularités ne sont pas du domaine de l'art ils le rabaisseraient; ils y introduiraient le désordre et l'anar

chie.

Que l'on rapproche de ces pauvretés artificielles la splendide explosion lyrique qui s'est produite au XIXe siècle. Tout a été renouvelé. Les vieux cadres du monde politique ont volé en éclats; des classes jusqu'alors plongées dans la nuit et le silence, ont apparu, frémissantes, impatientes du jour et de l'action. Les bouleversements sans nom, les guerres formidables, les luttes incessantes des partis, les passions déchaînées, les conquêtes de la science qui révèlent l'immensité du monde, les audaces de la libre pensée qui retourne en tous sens l'énigme de la destinée de l'homme, que d'éléments nouveaux introduits tout à coup et qui remuent les âmes à des profondeurs jusqu'alors inconnues! L'individu, avec ses tristesses, ses attentes vagues, ses doutes, ses appels désespérés, ses rêves et ses idées d'avenir, ses enthousiasmes et ses indignations, a pris la place de ce rimeur,imitateur qui ne sentait que d'après les modèles. La langue si misérablement appauvrie, sous prétexte de noblesse, s'est dilatée 27

XVII® SIÈCLE.

par l'effort même du renouvellement intérieur, et a débordé magnifiquement. Il y a eu excès, je le veux bien, mais après un si long jeûne, une si déplorable stérilité, qui oserait reprocher leur intempérance à ces nouveaux convives du banquet des Muses?

Fénelon et M. Joubert.

FÉNELON

La famille, l'éducation, le tour d'imagination. Fénelon missionnaire. L'éducation du duc de Bour

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gogne, ses résultats. La querelle du mysticisme. — La disgrâce. Les idées politiques de Fénelon. - Les divers styles de Fénelon, le Télémaque, la lettre à Louis XIV. Le critique.

Un critique qui aimait beaucoup la simplicité chez les autres, M. Joubert, juge ainsi Fénelon :

Fénelon nage, vole, opère dans un fluide; mais il est mou. Il a plutôt des plumes que des ailes.... Fénelon habite les vallons et la mi-côte, Bossuet, les hauteurs et les derniers sommets.

Fénelon avait cet heureux genre d'esprit, de talent et de caractère qui donne infailliblement de soi à tout le monde l'idée de quelque chose de meilleur que ce qu'on est. Il n'y a point d'ensorcellement sans art et sans habileté. L'esprit de Fénelon avait quelque chose de plus doux que la douceur même, de plus patient que la patience. Un ton de voix toujours égal et une douce contenance, toujours grave et polie, ont l'air de la simplicité, mais n'en sont pas. Les plis, les replis, et l'adresse qu'il mit dans ses discussions, pénétrèrent dans sa conduite. Cette multiplicité d'explications, cette rapidité, soit à se défendre tout haut, soit à attaquer sourdement, ces ruses inno

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centes, cette vigilante attention pour répondre, pour prévenir et pour saisir les occasions, me rappellent malgré moi la simplicité du serpent, tel qu'il était dans le premier âge du monde, lorsqu'il avait de la candeur, du bonheur et de l'innocence, simplicité insinuante, non insidieuse cependant, sans perfidie, mais non sans tortuosité. (Joubert, tome II. p. 168.)

Voilà bien des façons et de la tortuosité pour insinuer que Fénelon n'est pas une de ces natures franches, en plein jour, à la Bossuet, qu'on saisit et embrasse d'un seul regard, qui satisfont l'esprit, même quand on ne peut les aimer. De tels hommes ont beaucoup de la femme; ils sont à la fois fuyants et attirants; ils n'ont pas la forte autorité qui impose; mais ils ont la grâce, je ne sais quoi de caressant et d'équivoque. Aujourd'hui encore, après la publication de tant de documents inconnus des contemporains 1, il plane sur le caractère et les idées de Fénelon une certaine incertitude; cette figure noble et fine flotte. Ceux qui le connurent et le pratiquèrent virent en lui un ambitieux, un hypocrite, un saint. L'ambitieux, c'est Saint-Simon qui l'a pénétré et révélé, et sans trop lui en faire un crime; la qualification de parfait hypocrite est tombée de la bouche même de Bossuet; le saint est apparu surtout dans les trois dernières années de sa vie, quand la mort du duc de Bourgogne détruisit enfin des espérances qui ne pouvaient mourir. Mais telle avait été son attitude que la mort même, qui met chacun à sa place, laissa la renommée de Fénelon comme en suspens. Les catholiques,qui le croyaient bien à eux; se le virent disputer par

1.Près des deux tiers des ouvrages de Fénelon ne furent publiés qu'après sa mort. Ajoutez-y les Mémoires de Saint-Simon, les lettres de Mme de Maintenon, et bien d'autres documents.

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