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LES MÉMOIRES DE SAINT-SIMON

Bibliographie des Mémoires. — Saint-Simon et le siècle de Louis XIV, - L'homme, l'éducation, la cour, les idées politiques. — La voca

tion.

Ce qu'il a vu, comment il l'a vu, comment il l'a montré. Le style de Saint-Simon. Les récits, les tableaux, les portraits.

Ce n'est que de nos jours qu'on connaît les véritables Mémoires de Saint-Simon, et déjà l'on sent se transformer l'histoire conventionnelle du règne de Louis XIV. Le savant éditeur, M. Chéruel, semble lui-même en avoir éprouvé quelque alarme; et son travail fait et bien fait, il y a joint un appendice sous le titre de Saint-Simon considéré comme historien de Louis XIV, et destiné à servir de contre-poison aux Mémoires 1. Rien de plus intéressant que cette impartialité s'exerçant aux dépens d'un auteur qu'on aime, dont on a suivi et rétabli la pensée si souvent altérée par les éditeurs précédents, et qu'on est obligé de combattre : c'est le triomphe de la véritable critique. Il y a bien des points de détail plus ou moins importants sur lesquels il faut passer condamnation; mais tout en faisant les concessions aussi larges que possible, l'impression générale des Mémoires subsiste. Depuis que ce redoutable témoin a pris la parole, le débat s'est rouvert, on revise les pièces du procès, on en exhume chaque jour de nouvelles. Ce qui sortira définitivement de cette enquête, on ne peut le prévoir sûrement; cela dépendra

1. Paris, librairie Hachette, 1865.

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beaucoup de la voie où s'engagera notre pays. On a dit bien souvent que le passé éclairait le présent; c'est le contraire qui est le plus ordinairement vrai. Si les idées dont Louis XIV était le représentant le plus complet venaient à triompher (cela est fort invraisemblable), l'auréole du grand roi, «< ce nimbe des immortels,» brillerait d'un plus viféclat. Si, au contraire, la France s'éloigne de plus en plus (ce qui est très-probable)de ce prétendu idéal de félicité publique, ce sont les côtés sombres et douloureux du règne qui seront mis en lumière. En tous cas, les Mémoires de Saint-Simon seront le vrai champ de bataille. Ce n'est pas qu'il soit un politique supérieur, ni un homme d'État éminent, ni un diplomate de haute portée; mais c'est de tous les contemporains l'homme qui a eu les sensations les plus vives. Ses idées ne méritent peut-être pas un examen très-sérieux, mais ses impressions et ses jugements veulent qu'on en tienne compte. Les dépositions, officielles ou autres, ne détruisent pas les siennes. Il a vu autrement les mêmes choses, parce que son regard allait plus loin, plus avant, au fond du fond et jusque sous les masques. Il y a une expression qui revient sans cesse sous sa plume, l'écorce; il ne veut pas qu'on s'y arrête, et il a le plus profond mépris pour ceux qui ne sont pas allés au delà. A-t-il à parler de Dangeau, le mot impérieux se fait jour et à deux reprises.

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Il est difficile de comprendre comment un homme a pu avoir la patience et la persévérance d'écrire un pareil ouvrage tous les jours pendant plus de cinquante ans, si maigre, si sec, si contraint, si précautionné, si littéral, à n'écrire que des écorces et de la plus repoussante aridité........ Sa vie frivole et d'écorce était telle que ses Mémoires; il ne savait rien au delà de ce que tout le monde voyait.

Percer les écorces, voir au delà, voilà son originalité à lui. Il faut que les Dangeaux anciens ou modernes en prennent

leur parti.

Comment s'est formé ce singulier génie? Il semble bien qu'il ne doive rien qu'à lui-même; cependant l'éducation et les circonstances extérieures ont agi, et il est intéressant d'en rechercher l'influence.

Il est le fils de ce Saint-Simon, un de ces inexplicables favoris de Louis XIII, qui fut fait par le roi duc et pair, et même grand écuyer, mais trop tard, car le brevet ne fut pas expédié. Celui-ci, que son maître avait tiré de la plus profonde obscurité, conserva pour sa mémoire un véritable culte. Ce ne fut pas seulement de la tendresse et de la reconnaissance, il s'y mêlait un fond d'amertume contre tous ceux (et ils étaient nombreux) qui n'avaient pas ratifié par des respects extérieurs suffisants les faveurs dont le roi l'avait comblé. Comme ses mérites n'étaient pas de ceux dont on trouve toujours l'emploi, et comme il en était fort infatué, il fut presque aussitôt après la mort de son maître, laissé à l'écart, et, même sous la Fronde, ne joua aucun rôle sérieux. Retiré en province, dans son gouvernement de Blaye, il s'enfonça de plus en plus dans la contemplation et l'admiration du passé, se repaissant de sa grandeur d'autrefois, et convaincu qu'on ne reverrait jamais un roi comme Louis XIII et des hommes comme lui-même. Il ne paraissait qu'une fois l'an à la cour, et encore par occasion, en se rendant à Saint-Denis au tombeau de son maître. C'est là que dormait le vrai roi, le roi des gentilshommes, celui qui avait su distinguer dans M. de Saint-Simon un descendant de Charlemagne, un des soutiens légitimes du tròne. Voilà les premières impressions que reçut Saint

Simon. Son père remarié en 1670, était déjà fort âgé lors de la naissance de l'enfant en 1675. Sa mère, personne douce, modeste, pieuse, subissait comme tout l'entourage l'autorité étroite, mais vénérée, du chef de la famille. Il semblait comme le représentant oublié d'un autre âge; la solitude ajoutait à sa majesté ; le gouvernement du nouveau roi respectait les innocentes prérogatives dont se targuait encore un vieillard prêt à disparaître. Il se plaisait à instruire son fils de ce qu'il était, de ce qu'il avait le droit d'exiger; en même temps que la mère lui parlait surtout de ce qu'il se devait à lui-même et à Dieu. En résumé, ce fut une éducation honnête, sévère, bien étroite par certains côtés, mais dont l'empreinte ne s'effaça jamais. Saint-Simon fut le plus vain des ducs et pairs, mais il n'y a pas dans toute sa vie une action basse.

Après des études fort imparfaites, mais où s'était déclaré son goût pour l'histoire, il fut présenté au roi par son père, et sa seconde éducation commença (1691). Il n'est pas rare qu'elle détruise la première. Le monde a des enseignements singulièrement efficaces, et qui d'ordinaire font bien vite oublier ceux de la famille. Mais il n'était pas de ceux qui se laissent facilement entamer. Tel il arrivait, tel il resta jusqu'au bout, fier, hautain même, très-chatouilleux sur les droits et priviléges de la pairie, d'une érudition terrible en fait de généalogie et de cérémonial; avec cela des mœurs irréprochables, une piété sincère, un profond mépris de l'argent qui ne se démentit jamais, de l'ambition, une curiosité inépuisable de tout voir et de tout connaître. Il venait à peine d'hériter des titres et priviléges de son père, que tout cela fut menacé. Il y eut d'abord le procès des ducs et pairs contre le maréchal de

Luxembourg, les prétentions des Lorrains mises en avant à chaque occasion, et par-dessus tout l'élévation des bâtards légitimés qui allaient prendre rang après les princes du sang et avant les ducs et pairs. Bien que fort jeune encore, il montra tant d'ardeur et des connaissances spéciales si étendues dans la revendication des droits de sa caste, qu'il fut l'âme de l'opposition. Mme de Maintenon, qui voyait en lui un ennemi acharné de son cher élève, le duc du Maine, le déclara glorieux, frondeur et plein de vues, c'est-à-dire sans doute d'idées qui n'étaient pas les siennes. Le roi lui témoigna son mécontentement en termes assez vifs et, il faut bien le dire, assez mérités : « Vous passez votre vie à étudier les rangs et à faire des procès de préséance à tout le monde. » Saint Simon comprit que c'en était fait de son avancement, et il quitta le service en 1702, à vingt-sept ans. On pouvait le croire perdu, il ne l'était pas. D'abord le règne de Louis XIV touchait à sa fin; ensuite Saint-Simon avait à la cour des amis et des appuis très-sérieux. Les Beauvilliers, les Chevreuse l'estimaient et l'approuvaient, au moins intérieurement. Il avait épousé la fille du maréchal de Lorges, qui était fort considéré; il était lié avec Chamillard, et surtout il était très avant dans l'intimité du duc de Chartres, le futur régent. Il ne tarda pas à s'approcher de plus en plus du duc de Bourgogne, le roi qu'il rêvait. Il connaissait assez particulièrement Pontchartrain; Torcy, Tellier, le confesseur du roi, Maréchal, son chirurgien, Bontemps, son valet de chambre. Par toutes ces personnes il se tenait au courant; il restait mêlé aux affaires, jouait un rôle, au moins dans les coulisses. Sa disgrâce, qui ne fut jamais complète d'ailleurs, loin de lui nuire, en faisait un homme important, et comme

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