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y fût renfermée, et faisait appel au bon sens. Sur ce point encore, il a frayé la voie. Quant aux mérites de son style, il faut les reconnaître, les goûter, mais ne pas les surfaire. Je ne puis, par exemple, admettre, comme le veut M. Nisard, que ce soit la perfection même. On sent que Descartes se traduit, pour ainsi dire, qu'il pense en latin, que la forme même de sa pensée revêt le costume de la langue latine. Sans parler des locutions toutes latines, des expressions employées dans le sens latin, la phrase lente,. f. longue, souvent embarrassée, a toute l'allure de la période cicéronienne. Mais, avec cela, la clarté est parfaite, l'exactitude est irréprochable. Il y a un rapport intime entre la pensée et l'expression, ce qui n'est pas une médiocre qualité. Pas l'ombre de déclamation, une forte simplicité, pas de jeux d'esprit, pas d'ornements parasites. Çà et là seulement quelques images, des comparaisons ingénieuses pour mettre la pensée dans tout son jour. J'en veux citer un exemple. Descartes veut prouver que le plaisir est dans la vertu ou avec la vertu, mais qu'il n'est cependant pas la vertu, voici la comparaison qu'il emploie :

Comme lorsqu'il y a quelque part un prix, on fait avoir envie d'y tirer à ceux à qui on montre le prix, et qu'ils ne peuvent le gagner pour cela, s'ils ne voient le blanc, et que ceux qui voient le blanc ne sont pas induits pour cela à tirer, s'ils ne savent qu'il y ait un prix à gagner; ainsi la vertu, qui est le blanc, ne se fait pas aimer lorsqu'on la voit toute seule, et le contentement qui est le prix, ne peut être acquis si ce n'est qu'on la suive.

Cela est évidemment plutôt du latin que du français, et, traduit littéralement, serait plus clair en latin qu'en français. Néanmoins la clarté est réelle; les enchevêtre

ments des propositions incidentes la retardent pour ainsi dire, mais ne l'empêchent pas. Elle est dans l'esprit de l'auteur et de là filtre jusqu'à nous, comme un rayon. J'oserais même ajouter que ce style un peu difficile est soutenu, éclairé d'une chaleur interne dont on se sent pénétré. Le reflet arrive jusqu'à nous, lointain, attiédi, mais + le foyer se devine. Comment en serait-il autrement? Descartes porta en lui, pendant près de quinze années, avant de rien écrire, une ardeur de foi, une passion pour la vérité et la science qui ne purent s'épancher sans imprimer à l'œuvre quelque chose de la flamme intérieure. Les imaginations vives et légères répandent d'abord en œuvres brillantes et qui passent, ce trop-plein qui les tourmente; les âmes fortes contiennent longtemps le jet impatient; elles en accumulent pour ainsi dire les énergies, et sans les affaiblir, les règlent. Ce n'est qu'au jour fixé par elles, quand l'orage intérieur s'est calmé, quand l'esprit, maître de sa pensée, la mesure et la saisit tout entière, qu'il la produit au dehors sous la forme qu'il a choisie. Plus de trouble, plus d'indécision; tout est net, précis, arrêté. C'est le langage même de la raison; seulement on croit encore saisir çà et là comme l'écho de la lutte soutenue, on voit briller comme un éclair de la tempête domptée.

CORNEILLE

Corneille et Louis XIV.

Ce que le poète doit au roi.

tution de la tragédie classique. Résistances de Corneille.

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Consti

- Par

Corneille est né à Rouen en 1606 et il est mort à Paris en 1684. Ses premières pièces et le Cid furent représentés avant la naissance de Louis XIV, Cinna, Horace et Polyeucte, deux ans après sa naissance; la Mort de Pompée, le Menteur, Rodogune, Héraclius, don Sanche d'Aragon, Nicomède, sous le ministère de Mazarin, et avant le gouvernement personnel du roi. Les pièces qu'il écrivit à partir de 1660, Sertorius, Sophonisbe, Othon, Agésilas, Attila, Tite et Bérénice, Pulchérie, Suréna sont de beaucoup les plus faibles. Les critiques qui prétendent attribuer à l'influence directe de Louis XIV la production de tous les chefs-d'œuvre du XVIIe siècle, sont ici fort embarrassés dans leurs calculs. Il leur faut imaginer on ne sait quelle prédisposition chez le poète, ou des effets rétroactifs dans la puissance du souverain. La vérité, c'est que Corneille ne dut rien à Louis XIV. Je me trompe, il lui dut une pension de deux mille livres, qui lui fut accordée en 1666, et qui lui était payée très-irrégulièrement, si l'on en juge par ces vers:

Grand roi, dont nous voyons la générosité
Montrer pour le Parnasse un excès de bonté
Que n'ont jamais eu tous les autres,
Puissiez-vous dans cent ans donner encor des lois,
Et puissent tous vos ans être de quinze mois,

Comme vos commis font les nôtres!

Sur la même liste dressée par Chapelain, qui recevait trois mille livres, Corneille est confondu avec d'Aubignac, Scudéry, Roberval, un fameux joueur d'échecs, l'abbé Testu, Colletet, et autres gens de lettres aussi méritants. Dans les dernières années de sa vie, le poète qui avait eu six enfants, et qui en avait perdu deux au service du roi, fut par lui oublié et tomba dans une misère profonde. Sur les instantes prières de Boileau, Louis XIV envoya au vieillard deux cents louis; Corneille mourut deux jours après, et Dangeau, ce fidèle interprète des sentiments de la cour faisait ainsi son oraison funèbre : << Jeudi 5, on apprit à Chambord la mort du bonhomme Corneille. » C'est tout. Napoléon eût été plus généreux; il s'en vantait du moins, du haut de son piédestal de Sainte-Hélène où il se drapait pour la postérité. « Si Corneille vivait, disait-il, je le ferais prince. » Et ailleurs : << Corneille et Bossuet, voilà les maîtres qu'il faut à la << jeunesse. Cela est grand, sublime et en même temps « régulier, paisible, subordonné. Ah! ceux-là ne font « pas de révolutions, ils n'en inspirent pas. Ils entrent « à pleines voiles d'obéissance dans l'ordre établi de « leur temps, ils le fortifient, ils le décorent. » Et le trait final: << Comme il m'eût compris! » Trop peutêtre, ou assez pour se tenir à l'écart. Richelieu reprochait au poète de n'avoir pas l'esprit de suite, ce qui revient à dire qu'il manquait de docilité et de souplesse. Ces qualités si estimées des despotes lui manquèrent toujours. Même quand il rime des compliments ou tourne ces dédicaces qui nous affligent, on sent qu'il n'entend rien à ce métier; l'hyperbole sans grâce trahit la secrète répugnance. Combien plus serrés et plus vibrants les vers où

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il mêle à la louange obligée l'avertissement du citoyen! C'est la France qui parle :

A vaincre si longtemps mes forces s'affaiblissent.

L'État est florissant, mais les peuples gémissent;

Leurs membres décharnés courbent sous mes hauts faits,
Et la gloire du trône écrase les sujets.

Il fut toujours mauvais courtisan, mauvais solliciteur surtout. Il ne pouvait aller jusqu'au bout d'une supplique avec ce ton humble qui est la loi du genre. Le dernier vers le montrait debout, presque irrité :

Un grand roi ne promet que ce qu'il peut tenir.

Il appartient à cette génération qui naît toute remuée pour ainsi dire des dernières tempêtes du XVIe siècle. Les guerres horribles, civiles et religieuses, les calamités sans. nom qui emportent tant d'hommes, retrempent les survivants, et ils transmettent à leur race l'énergie qui les a soutenus. La France de la première moitié du XVIIe siècle avait désappris la servitude : il fallut la patiente et impitoyable volonté de Richelieu pour l'y plier de nouveau. Encore ne réussit-il pas entièrement, témoin l'explosion de la Fronde, mouvement très-sérieux, très-fier à son début. Ceux-là même qui ne prirent aucune part aux conspirations et aux troubles de cette époque, portent haut le sentiment de l'indépendance personnelle. Elle éclate de toutes parts et avec d'autant plus de vivacité qu'elle se sent menacée et va périr. Gouvernement, religion, mœurs, langage, arts, lettres, sciences, tout est encore irrégulier et comme en voie de formation. On tente à l'aventure toutes les directions. Il n'y a pas encore d'autorité qui s'impose, de tradition qui fasse loi. Partout une intensité

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