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PLAIDOYER

POUR

M. DELESCLUZE

Prononcé le 14 novembre 1868

devant la sixième Chambre du Tribunal correctionnel de la Seine.

On connaît les circonstances héroïques de la mort du représentant Baudin. Le 2 décembre 1851, les membres de l'Assemblée nationale, réunis à la mairie du Xe arrondissement, avaient rendu un décret de déchéance et de mise hors a loi de Louis-Napoléon Bonaparte. Le lendemain, 3, les représentants du peuple Baudin, Brillier, Bruckner, de Flotte, Dulac, Maigne, Malardier et Victor Schoelcher, accompagnés d'une dizaine de citoyens armés de fusils, dressaient une barricade à l'entrée du faubourg SaintAntoine. Trois compagnies du 19e régiment de ligne s'avancent lentement vers la barricade. Les représentants du peuple marchent vers les soldats : « Au nom de la Constitution, s'écrie Victor Schoelcher, écoutez notre appel. Venez avec nous défendre la loi, ce sera votre gloire! — Retirez-vous, répond le capitaine qui commande la première compagnie, j'ai des ordres, je vais faire tirer. » Les représentants, agitant leur chapeau au-dessus de leur tête, crient « Vive la République! Vive la Constitution! » Les soldats font feu. Baudin tombe foudroyé, le crâne brisé par trois balles.

Dix-sept ans après, le 29 octobre 1868, on lisait dans le Réveil, journal hebdomadaire dirigé par M. Delescluze, ancien commissaire du gouvernement provisoire de 1848 dans le département du Nord, déporté à Cayenne par application

de la loi dite de sûreté générale, ces lignes signées de M. Charles Quentin :

<«< Un journal annonce que le 2 novembre, jour des morts, les cimetières de Paris seront fermés. Ce journal est évidemment mal informé. On ne peut empêcher un peuple de s'honorer lui-même en honorant la mémoire de ceux qui lui ont légué de grands exemples, de ceux qui, comme Godefroy Cavaignac, ont usé leur vie aux luttes de la liberté, de ceux qui, comme Baudin, sont tombés martyrs en défendant la loi. »

Écrit sans arrière-pensée de manifestation et dans la seule intention de démentir un bruit mis en circulation par divers journaux, c'est cet entrefilet de M. Quentin qui a été par ses conséquences immédiates, et sans que son auteur ait pu le prévoir ou l'espérer, l'occasion du réveil décisif de la conscience publique contre le régime issu de l'attentat de Décembre. Le procès Baudin, en 1868, a été le coup de grâce porté à l'Empire dans l'opinion. « La veille du procès, disait un rédacteur de la Revue politique, on parlait de Sadowa, du Mexique, du Pape. Le lendemain, on ne parla plus que du Deux Décembre, et dévoilé, flétri dans son origine criminelle, l'Empire était condamné. »>

On trouvera plus loin, au cours du plaidoyer prononcé par M. Gambetta devant la cour d'appel, le détail minutieux des évènements survenus le 2 novembre au cimetière Montmartre. Nous allons les résumer brièvement.

Le jour des morts, M. Charles Quentin, rédacteur du Réveil, et plusieurs de ses amis se rendirent au cimetière Montmartre pour déposer des couronnes sur la tombe de Godefroy Cavaignac. Une centaine de citoyens se réunirent peu à peu autour du monument. On parla de Baudin, mais on ignorait où se trouvait la tombe du représentant du peuple tué le 2 décembre. Plusieurs la croyaient dans le département de la Nièvre. Ce fut M. Napoléon Gaillard qui la découvrit par un hasard auquel la police ne fut pas étrangère. Un rassemblement se forma aussitôt. Plusieurs jeunes gens demandèrent à M. Quentin de faire un discours. M. Quentin, après quelque hésitation, prononça quelques paroles. On entendit des cris de : « Vive la liberté ! Vive la République!» MM. Gaillard fils et Abel Peyrouton parlèrent à leur tour. La manifestation, toute spontanée, tout imprévue, émut vivement M. Quentin et ses amis. Ils accou

rurent aux bureaux de l'Avenir national pour raconter les détails de la journée, et proposèrent à M. Peyrat d'ouvrir une souscription pour élever à Baudin un monument digne de l'héroïque représentant. M. Peyrat accepta. La souscription fut ouverte simultanément dans le Réveil, l'Avenir national et la Revue politique (4 novembre).

Dès le surlendemain, 6 novembre, le ministre de la justice ordonna de procéder à une instruction sur la manifestation du 2, et le 12, un arrêt du juge d'instruction, M. de Lurcy, renvoya devant la police correctionnelle MM. Challemel-Lacour, rédacteur en chef de la Revue politique, Peyrat, rédacteur en chef de l'Avenir national, Delescluze, rédacteur en chef du Réveil, Charles Quentin, rédacteur du même journal, Duret, gérant du journal la Tribune, Gaillard père et fils, et Abel Peyrouton, « sous l'inculpation d'avoir tous les huit, à Paris, en 1868, dans le but de troubler la paix publique et d'exciter à la haine et au mépris du gouvernement, pratiqué des manœuvres à l'intérieur, délits prévus et punis par les articles 2 de la loi du 27 février 1858 et 4 du décret du 4 août 1848 ».

La poursuite judiciaire donna à la souscription un immense élan. Le Siècle, le Temps, le Journal de Paris et la Tribune lui ouvrirent leurs colonnes. La souscription se couvrit de signatures à l'École de Droit, à l'École de Médecine, à l'École Polytechnique. Berryer, mourant, écrivit au journal l'Électeur: « Le 2 décembre 1851, j'ai provoqué et obtenu de l'Assemblée nationale réunie dans la mairie du Xe arrondissement un décret de déchéance et de mise hors la loi du président de la République... Mon collègue, M. Baudin, a énergiquement obéi aux ordres de l'Assemblée; il en a été victime, et je me sens obligé de prendre part à la souscription ouverte pour l'érection d'un monument expiatoire sur sa tombe. >>>

Les débats du procès s'ouvrirent le 13 novembre devant la sixième chambre du tribunal correctionnel de la Seine, présidée par M. Vivien, vice-président du tribunal civil. M. Aulois, substitut, occupait le siège du ministère public. Les défenseurs étaient M. Crémieux pour M. Quentin, M. Emmanuel Arago pour M. Peyrat, M. Gambetta pour M. Delescluze, M. Clément Laurier pour M. ChallemelLacour, M. Leblond pour MM. Gaillard père et fils, M. Hub

bard pour M. Peyrouton. M. Durier, avocat, demande la remise au nom de M. Duret, gérant de la Tribune, dont le défenseur, M. Jules Favre, se trouve retenu à Nîmes où il plaide dans l'affaire de la réunion électorale privée. Le tribunal donne défaut contre M. Duret, et ordonne qu'il soit passé outre aux débats.

La première audience fut occupée par l'interrogatoire des prévenus, le réquisitoire du ministère public et la plaidoirie de Crémieux pour M. Quentin.

L'audience du lendemain fut occupée par les plaidoiries de M. Arago, de M. Gambetta, de M. Laurier, de M. Leblond et de M. Hubbard.

M. Gambetta s'exprima en ces termes :

Messieurs, je me présente devant vous pour M. Charles Delescluze, et mes conclusions tendent à ce qu'il plaise au Tribunal prononcer, à son égard, non au point de vue de la sévérité réclamée par le ministère public, mais conformément aux développements de droit auxquels je vais me livrer, déclarer qu'il n'y a lieu à poursuites, et condamner le ministère public aux dépens.

Messieurs, j'ai écouté hier avec des sentiments bien. variés, sentiments que, par moments, j'avais bien de la peine à refouler et à contenir, le réquisitoire du ministère public. J'ai pensé toute la soirée à ce réquisitoire; j'ai eu le plaisir amer de le relire ce matin, et c'est à peine si, après m'être bien consulté, j'ai repris possession de moi-même, de mon âme et de ma parole. Mais je me suis prêté serment de ne rien trahir ici, ni mes convictions, ni le droit, sans manquer cependant à cette sobriété de langage qui convient aux grandes causes, et, en me tenant éloigné des excès de paroles qui pourraient, en faisant interrompre ma plaidoirie, vous autoriser à ne pas me laisser achever la tâche que j'ai entreprise.

Je dis ceci avec d'autant plus de sécurité personnelle, que j'ai trouvé, sous la parole du ministère public, le véritable terrain du débat.

Je suis d'accord avec lui sur ce qui est réellement en question devant vous; comme lui, et après lui, je viens discuter cette question terrible, la plus haute qu'on puisse soumettre à des hommes dont la profession est de respecter la justice, et à d'autres dont la carrière est de la défendre. Cette question, la voici :

Est-ce qu'il peut exister un moment pour la nation, au sein d'une société civilisée, où la raison d'Etat, où le coup d'État puisse impunément, sous prétexte de salut public, violer la loi, renverser la constitution et traiter comme des criminels ceux-là qui défendent le droit au péril de leur vie. Car, vous entendez bien que je ne veux pas m'attacher aux petits côtés de ce procès, en m'engageant dans cet échafaudage puéril des dépositions de vos agents. Ces dépositions, je les ai lues. Quoique jeune encore, j'ai quelque habitude des rapports de police. Eh bien! lorsque j'ai interrogé le dossier, lorsque j'ai examiné et j'ai comparé les rapports des témoins empruntés à ce qu'on appelle la brigade de sûreté publique, j'ai éprouvé comme un sentiment de peur pour le gouvernement. Est-ce que la police commencerait à perdre et son assurance et son imagination? Car voici tout ce qu'ils ont trouvé des gens réunis autour d'une tombe, les uns écoutant, les autres prononçant de prétendus discours, dont on ne peut pas retrouver un mot, à côté de propos prêtés à des absents. En dehors de cela? rien, rien ! Vous dites qu'il y a des discours séditieux! on va les produire? Nullement : c'est une affirmation de la police, non contrôlée, non contrôlable. Et voilà votre accusation!

Ce n'est pas d'ailleurs la loi de 1858 qui importe dans ce procès. Le procès, on vous l'a dit, c'est M. Charles Delescluze. Si vous voulez la raison des poursuites, c'est à la « personnalité dominante de M. Delescluze qu'il faut la demander ». Voilà le mot,

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