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violé la loi, il avait perdu toute intelligence, et si, pour lui, la distinction entre le bien et le mal n'était pas seulement obscurcie, mais était complètement anéantie, doit-il supporter la responsabilité d'un acte auquel l'homme était étranger, puisqu'il n'y avait plus qu'une brute?

La responsabilité de l'ivresse, je la comprends et je l'admets; mais pourquoi la responsabilité d'un des accidents de l'ivresse, par cela seul que cet accident aurait pu et dû même être prévu ? L'imprévoyance et la témérité sont sans doute dignes de châtiment; mais doivent-elles entraîner, par exemple, la peine d'un meurtre (1)? La circonstance même que l'ivresse a été, comme disent les criminalistes, procurée, qu'elle a été obtenue comme un auxiliaire pour la perpétration du crime, doit être sans doute une grave raison pour ne pas présumer que l'ivresse a été complète, tout à fait abolitive du sens moral; mais si la preuve de l'extinction absolue de toute conscience au moment de l'action est rapportée, si elle est évidente et irréfragable pour tous, comment punir, comme un fait volontaire et libre, un acte exclusivement matériel ?

Si l'ivresse ainsi caractérisée, au lieu de se traduire en fureur, en démence passagère, se fût traduite en hébétement léthargique, et que l'homme ivre, en tombant, eût écrasé de son poids un enfant,

(1) Contrà, Théorie du Code pénal, t. Ier, p. 519, 3e édit., Faustin-Hélie et Chauveau.

lui imputerait-on cet homicide comme homicide volontaire (1)?

Qu'on dise que la réalisation de la pensée qui a précédé l'ivresse est incompatible avec l'idée d'une raison et d'une volonté radicalement abolies, j'approuve cela pleinement: on ne saurait se montrer trop difficile quand l'agent demande à repousser la présomption d'intelligence et de liberté qui résulte de la nature humaine. Mais qu'on ne dise pas que la société, dans notre système pénal, punit le concours successif de la volonté et du fait. La volonté sans le fait, le fait séparé de la volonté échappent à la répression.

L'approbation donnée à l'acte par l'agent, depuis le retour de la raison, n'aurait d'importance que pour l'appréciation de son état au moment de cet acte; elle n'imprimerait pas rétroactivement au fait une criminalité qu'il n'avait pas eue. Nunquam crescit ex post facto delicti estimatio. Fragm. 138, D. de regulis juris.

Un criminaliste italien, qui n'est pas plus que moi bienveillant pour l'ivresse, quoiqu'il ait consacré plusieurs pages à sa description, a dit avec raison que les distinctions devaient se puiser, non pas dans les

(1) Contrà, sur ce point MM. Chauveau et Faustin-Hélie, t. 1or, p. 518-Sauf les deux restrictions que nous venons d'indiquer, ces deux savants criminalistes considèrent que l'ivresse complète doit décharger de la pénalité. Toutefois ils lui refusent le nom de démence, mais ils lui en accordent tous les effets.

circonstances qui ont précédé ou suivi l'ivresse, mais dans les degrés de l'ivresse même.

pre

Il distingue dans l'ivresse quatre degrés : le mier degré ce n'est qu'une excitation qui ne fait qu'accroître ce qu'il appelle vis vitæ, et qui imprime à l'intelligence et à la volonté plus d'énergie et de force. Le second degré c'est la perte de la mémoire, l'imprévoyance de l'avenir, le sentiment exagéré, désordonné de la personnalité se concentrant dans le présent; ce n'est plus la simple excitation des facultés, c'est déjà leur altération; la notion du bien et du mal survit; l'agent seulement croit qu'il la domine, il la foule aux pieds parce que, dans l'exaltation de son orgueil, il ne veut plus reconnaître de loi; c'est dans cet état que le plus souvent, dit le criminaliste italien, les crimes se commettent, et il est bien évident qu'il n'est pas exclusif d'imputation. L'ivresse à ce degré ne crée pas les mauvais penchants, elle les dévoile et leur ôte tout frein. Dans le troisième degré l'homme ivre n'est pas fou encore: il n'a plus l'idée complète même du présent, mais il n'a pas perdu toute faculté de penser, de vouloir; il a la connaissance de luimême; il a le sentiment de la passion dominante à laquelle il cède; il y a de l'homme encore en lui, et, pour emprunter une citation heureuse au criminaliste dont j'essaie de résumer la théorie: « Tanquam mente captus et trahit et trahitur. » Le sens moral est perverti, mais il n'est pas éteint : la pénalité a en face d'elle un coupable; elle doit

conserver ses droits et protéger la société en protégeant la loi.

Le quatrième degré, c'est l'extinction de toute vie morale et intellectuelle: il n'y a plus que des impulsions purement machinales: dans cet état, il y a un animal furieux, contre lequel on prend des précautions de défense, mais dont les actes purement physiques ne sauraient être frappés d'un châtiment. Furiosus in omnibus absentis vel quiescentis loco habetur. Furiosus absentis loco est. L. 2, § 3 ff., de jure codicill,-L. 124, ff., de regulis juris. Mais l'imputation n'est exclue que par la disparition de toute volonté, de toute lueur de raison. Comme le dit très bien l'auteur: distinguer mal une limite n'est pas la même chose que ne pas la distinguer du tout.

Cette théorie est, à mes yeux, la vérité juridique; mais je ne dis pas, avec ce criminaliste, que la loi ne contient aucune présomption pour ou contre les individus ivres; car l'agent qui prétend puiser une immunité ou seulement une excuse dans l'ivresse, a contre lui une présomption à renverser, la présomption de raison et de liberté qui s'attache à la nature de l'homme (1).

Cette doctrine qui n'offre aucun danger social, si elle est sagement appliquée, est celle que pro

(1) Nicolini, Principes philosophiques et pratiques du Droit pénal, trad. d'Eug. Flottard, p. 192 à 227.

fessent aujourd'hui les criminalistes les plus autorisés (1).

La question est une question de fait et non une question de Droit. Voilà pourquoi notre Code pénal n'a rien dit et n'a dû rien dire de l'ivresse. Le double principe que l'intelligence et la liberté doivent exister au moment de l'action, suffit à la conciliation de l'intérêt de la société et de la justice.

Ces explications me dispensent d'examiner ce qui concerne les infractions commises par les noctambules ou somnambules (2).

La démence survenue depuis l'infraction exclut-elle la possibilité d'une condamnation ?

Oui, tant qu'elle dure. Comment pourrait-on juger, puis condamner un homme incapable de se défendre? Mais la démence survenue depuis la condamnation empêche-t-elle l'exécution de cette condamnatiou?

Non, dit-on, l'art. 64 est inapplicable; soit; mais l'exécution est interdite par un principe qui n'a pas besoin d'être écrit dans la loi. Non seulement la sanction pénale ne peut menacer que des êtres intelligents et libres, mais elle ne doit frapper que des êtres intel

(1) M. Rossi, Droit pénal, t. II, p. 187.—Boitard, Leçons de Code penal, p. 319 à 323.-MM. Chauveau et Hélie, t. I, p. 514.-M. Lesellyer, t. Ier, no 66, p. 138.-M. Achille Morin, vo Ivresse.

(2) Voir Muyart de Vouglans, Lois criminelles, l. IV, p. 29.— MM. Faustin-Hélie et Chauveau, t. I, p. 511, 3e édition.M. Rossi, t. II, p. 180, liv. II, ch. XVII.

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