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dépasse notre compétence; elle est inutile à notre dessein. Quand bien même on énumérerait toutes les sources aux-. quelles l'auteur de Childe Harold, de Manfred, de Don Juan, a puisé, si multiples que soient ses emprunts, si incontestables que soient ses dettes, il n'en reste pas moins une des plus fortes individualités que le romantisme européen ait produites. Le prestige dont il a joui universellement le prouve assez. En signalant, après bien d'autres, les rapports évidents, sous réserve de différences nombreuses et souvent profondes, qui relient son œuvre à des œuvres antérieures, nées ou acclimatées en France entre 1750 et 1815, nous n'avons pas en vue de contester sa gloire, mais d'expliquer son influence. Si nous montrons que, des éléments qui étaient dans le domaine commun et en quelque sorte à la portée de tous, il a réalisé une synthèse qui n'appartient qu'à lui, nous n'aurons pas amoindri, tant s'en faut, l'idée qu'on se fait de son génie, et nous aurons répondu d'avance aux deux questions que le lecteur se posera inévitablement au cours de cette étude : pourquoi l'œuvre de Byron a-t-elle été si vite et si facilement francisée ? qu'apportait-elle de nouveau à notre littérature?

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Le byronisme est essentiellement individualisme et lyrisme. Le définir en ces termes, n'est-ce pas faire pressentir, même si nous ne savions pas que Byron fut un lecteur fervent de Rousseau, quelle correspondance il y a entre son œuvre et celle de l'écrivain qui, dès le milieu du XVIIe siècle, a réintégré le moi dans la littérature, débridé l'imagination, ▼ exalté la sensibilité, et rouvert les sources de la poésie ? Mais il n'est pas difficile de découvrir entre eux des rapports encore plus précis et des analogies qui, de leur pensée ou de leur sensibilité, s'étendent parfois jusqu'aux

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termes mêmes dans lesquels ils ont exprimé l'une et l'autre 1.

C'en est une, et non pas la moindre, que cette idolâtrie de > la passion à laquelle on reconnaît, depuis l'auteur de Werther jusqu'à celui de Lélia, tous les disciples de Rousseau : Byron l'avait héritée directement du maître. A dix-sept ans, il avait lu la Nouvelle Héloïse, à dix-neuf ans les Confessions. A l'âge où le cœur à peine ouvert cherche à se peindre sous des couleurs idéales la passion qu'il brûle de ressentir, Julie et Saint-Preux lui en offrirent une inoubliable image. Le bosquet de Clarens fut pour lui « le berceau du véritable amour ». Le « mémorable baiser 3 » de Mme d'Houdetot lui en parut la consécration suprême. Il conçut la beauté de l'amour unique, qui ne connaît ni l'inconstance ni l'oubli. « O Julie, s'écriait Saint-Preux, il est des impressions éternelles que le temps n'efface point. La blessure guérit, mais la marque reste, et cette marque est un sceau respecté qui préserve le cœur d'une autre atteinte... Nos amours, nos premières et uniques amours, ne sortiront jamais de mon cœur. La fleur de mes ans ne se flétrira point dans ma mémoire. Dussé-je vivre des siècles entiers, le doux temps. de ma jeunesse ne peut ni renaître pour moi ni s'effacer de mon souvenir *. » Ainsi parlent les Giaour et les Conrad; le blasé Childe Harold traîne partout le regret d'un amour impossible; Manfred meurt de sa passion autant que de son remords; dans Don Juan même, le sarcasme s'interrompt pour laisser monter l'hymne à l'amour. C'est par là que ces tristes héros, malgré le crime ou la débauche, s'humanisent ou se relèvent : « L'amour, disait encore Rousseau, n'a

1. Sur les rapports de Rousseau et de Byron, voir Otto Schmidt, Rousscau und Byron, Leipzig, 1890.

2. Childe Harold, III, st. 99:

Clarens sweet Clarens birthplace of deep Love, etc.

3. Ibid., st. 79 et la note.

4. Nouvelle Héloïse, sixième partie, lettre VII; Œuvres complètes, éd. Baudouin, Paris, 1826, tome X, page 255.

nime-t-il pas les âmes grandes et fortes? n'ennoblit-il pas leurs sentiments ? ne double-t-il pas leur être ? ne les élèvet-il pas au-dessus d'elles-mêmes 1 ? » Aux femmes qui l'inspirent, Byron a prêté « le charme étrange et doux » dont Rousseau avait revêtu son héroïne. Elles ont presque toutes > comme un air de famille avec Julie, non pas avec Julie de Wolmar, vertueuse, raisonneuse et prêcheuse, mais avec Julie d'Etange, la tendre et faible fille qu'un besoin invincible de se sacrifier a poussée vers Saint-Preux. Qu'est-ce en particulier qu'Haïdée, « la fiancée de la nature 3», sinon une Julie qui n'a point eu à vaincre les scrupules que les préjugés sociaux opposent au don de soi-même, et, plus heureuse que son aînée, a passé sans transition des bras de son amant dans ceux de la mort ?

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Frappante similitude encore avec Rousseau que cette horreur des hommes et ce goût de la solitude, qui sont un des thèmes essentiels de la poésie byronienne. Après avoir fermé Childe Harold, ouvrez les Dialogues ou les Rêveries du Promeneur solitaire vous croirez par moments n'avoir pas changé de livre. « Il n'a pas toujours fui les hommes, mais il a toujours aimé la solitude. Il se plaisait avec les amis qu'il croyait avoir, mais il se plaisait encore plus avec lui-même. Il chérissait leur société, mais il avait quelquefois besoin de se recueillir, et peut-être eût-il encore mieux aimé vivre toujours seul que toujours avec eux .» « Je suis né avec un *.

1. Nouvelle Héloïse, cinquième partie, lettre XIII; éd. citée, t. X, p. 185.
This (his love) breathed itself to life in Julie, this
Invested her with all that's wild and sweet..

2.

3. Don Juan, II, st. 202 :

Haidée was Nature's bride.....

(Childe Harold, III, 79.)

Haidée was passion's child, born where the sun
Showers triple light,and scorches even the kiss

Of his gazelle-eyed daughters; she was one

Made but to love, to feel that she was his

Who was her chosen : what was said or done
Elsewhere was nothing.....

4. Rousseau juge de Jean-Jacques, IIe dialogue, Euvres complètes, éd. citéc, t. XVIII, p. 254.

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amour naturel pour la solitude, qui n'a fait qu'augmenter à mesure que j'ai mieux connu les hommes 1. » « Vous me demandez pourquoi je fuis les hommes : demandez-le à euxmêmes; ils le savent encore mieux que moi 2... Ils ont cherché dans les raffinements de leur haine quel tourment pouvait être le plus cruel à mon âme sensible, et ils ont brisé tous les liens qui m'attachaient à eux 3. » Est-ce Rousseau qui parle ? est-ce Byron? On en pourrait douter, s'il n'y avait dans l'accent quelque chose de résigné et de plaintif qui ne se retrouve pas dans les hautains soliloques de Childe Harold et de Manfred. Ce n'est plus un vieillard, lassé de l'existence, qui cherche loin des agitations humaines l'oubli et la paix : c'est un jeune homme, misanthrope avant d'avoir vécu, qui déclare la guerre à la société avec la fougue de son âge et l'ardeur de combattivité qu'une longue suite d'ancêtres violents a déposée en lui. Rousseau se réfugie dans la solitude, mais il n'en proteste pas moins qu'il est « le plus sociable et le plus aimant des hommes » ; il aime mieux les fuir que les haïr 5. Byron se plaît à appeler sur lui la haine de ses semblables et à la leur rendre. De ce qui était chez Rousseau une souffrance et le triste fruit de l'expérience, il fait l'aliment et l'âcre jouissance de son orgueil.

Tous deux, se séparant et se détournant des hommes, ils se sont rejetés vers la nature. « Je ne vois qu'animosité sur le visage des hommes, disait Rousseau, et la nature me rit toujours. A tous deux elle a été bienfaisante et maternelle elle a apaisé ces âmes inquiètes; elle les a plongées dans les rêveries infinies où se perd la conscience doulou

1. Première lettre à M. de Malesherbes, éd. citée, t. XIX, P. 340. 2. IIe dialogue, ibid., t. XVIII, p. 280.

3. Rêveries du Promeneur solitaire, première promenade, ibid., t. XIX, p. 125.

4. Rêveries, première promenade, ibid.

5. Rêveries, sixième promenade, ibid., p. 239.

6. Rêveries, neuvième promenade, ibid., p. 310.

reuse du moi. Ils ont goûté l'un et l'autre « une délicieuse ivresse » à s'identifier avec le système de l'univers. De la nature ils ont aimé par-dessus tout les sites solitaires, les aspects sauvages et grandioses montagnes, sapins, roches immenses pendant sur la tête du voyageur, cascades bruyantes, torrents éternels. Mais ils ne lui ont point demandé les mêmes émotions. Sur les sommets alpestres Rousseau n'a cherché que des impressions sereines : « Les méditations y prennent je ne sais quel caractère grand et sublime, proportionné aux objets qui nous frappent, je ne sais quelle volupté tranquille qui n'a rien d'âcre et de sensuel. Il semble qu'en s'élevant au-dessus du séjour des hommes, on y laisse tous les sentiments bas et terrestres, et qu'à mesure qu'on approche des régions éthérées, l'âme contracte quelque chose de leur inaltérable pureté 2. » L'âme orageuse de Byron s'est réjouie du tumulte de la tempête et du désordre des éléments: «O nuit, orages, ténèbres, vous êtes merveilleusement forts, et néanmoins attrayants dans votre force, comme l'éclat d'un œil noir dans la femme... Nuit glorieuse entre toutes, tu n'as pas été donnée pour le sommeil Laisse-moi prendre ma part de tes sauvages et lointaines délices, et m'identifier avec la tempête et avec toi ... » Et pour la variété des tableaux, quelle différence entre le « promeneur » et le « pèlerin »! Rousseau n'a connu de la grande nature que les Alpes, leurs cimes, leurs vallons

1. Rêveries, septième promenade, ibid., p. 251 : « La terre offre à l'homme, dans l'harmonie des trois règnes, un spectacle plein de vie, d'intérêt et de charmes, le seul spectacle au monde dont ses yeux et son cœur ne se lassent jamais. Plus un contemplateur a l'âme sensible, plus il se livre aux extases qu'excite en lui cet accord. Une rêverie douce et profonde s'empare alors de ses sens, et il se perd avec une délicieuse ivresse dans l'immensité de ce beau système avec lequel il se sent identifié. Alors tous les objets particuliers lui échappent ; il ne voit et ne sent rien que dans le tout. » Comparez Childe Harold, III, 89-90.

2. Nouvelle Héloïse, Ire partie, lettre XXIII, éd. citée, t. VIII, p. 135. 3. Childe Harold, III, st. 92-93.

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