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LE

CONVOI DE LA LAITIÈRE.

Dans les premiers jours de mai, étant à la campagne, à quelques lieues de Paris, j'entendis de grand matin la cloche du village sonnant à pleine volée. Qu'est ceci? me dis-je; sans doute une fête, ou une veille de fête, quelque saint qu'on chome dans le village. J'allai voir au calendrier. Dans le silence de la campagne, un bruit de cloches est un événement : le grelot d'un mouton qui va au pâturage éveille plus l'attention que le bourdon de Notre-Dame à Paris. Le calendrier m'indiquait un saint de peu de marque, un de ces saints équiVoques dont le patronage n'inspire pas assez de confiance pour qu'un de nos laborieux villages des environs de Paris lui consacre annuellement une journée de travail. Jedemandai à une vieille femme ce qu'on sonnait.

- Monsieur, me dit-elle, c'est l'enterrement de la petite laitière de B...

- Comment! m'écriai-je, la jolie laitière que je voyais passer tous les matins devant la maison !...

Comme vous dites, et que vous allez voir passer, une dernière fois, tout de son long dans sa bière. Cela n'avait pas dix-huit ans. Dieu est-il juste? n'est-ce pas plutôt la vieille femme qui aurait dû mourir que cette jeunesse? qu'est-ce que je fais ici, que manger le pain de mes enfans, et faire jurer mon gendre qui en veut à mes pauvres hardes, comme si ça devait le rendre plus riche?

--Morte à dix-huit ans! répétai-je d'un air stupide, et écoutant à peine les retours que la pauvre vieille femme faisait sur elle-même à l'occasion de cette mort.- Et moi qui croyais que cette cloche sonnait une fête !

-C'est bien une fête, en effet, pour la morte, reprit la vieille femme; car je me suis laissé dire qu'elle n'était guère heureuse dans ce monde.

La cloche continuait de sonner. Aussi monotone pour un enterrement que pour une naissance, pour une fête que pour un deuil. C'est le même bruit toujours et pour toutes choses; notre imagination seule y distingue des notes gaies et des notes funèbres. Il n'y aurait de différence réelle que si le sonneur qui la met en branle avait à sonner les funérailles de son enfant.

Une jeune fille mourir par un si beau soleil, et dans le premier beau jour de l'année! mourir quand tout naît, quand tout revit, quand tout chante! mourir quand toutes les feuilles se balancent encore à l'arbre, quand pas une fleur encore n'est fanée, et que les premières qui se faneront seront celles qu'on mettra sur son cercueil !—Et je me sentis pleurer; comme si cette fille avait été ma sœur.

En ce moment passa le bedeau conduisant le curé et son clergé à la maison mortuaire. Il était de grand matin. On s'y était pris de bonne heure, à cause d'un autre enterrement qui devait suivre celui-là était plus juste, comme aurait dit la vieille femme. Le mort était un maître blanchisseur, chargé d'années, que la dernière heure avait surpris sur son banc, devant sa porte, comme il se réchauffait aux rayons du soleil.-Les oiseaux chantaient dans les arbres; l'air était doucement agité par cette brise du matin qui souffle on ne sait d'où, et qui semble l'haleine de la terre qui s'éveille; le soleil, caché derrière des marroniers, perçait de mille rayons leur feuillage encore rare et clair, et me tachetait de lumière et d'ombre. On était dans une de ces matinées où la pensée de la mort ne vient à personne, pas même aux vieillards ; car c'est alors qu'ils recommencent les projets et les longues espérances, jusqu'à ce quela mort vienne les toucher sur le seuil de leur maison; témoin ce maître blanchisseur qui allait suivre au cimetière la jeune fille, elle devant, lui derrière, contre toute justice, ô mon

Dieu! Le vieillard est comme une lampe mourante qui s'éteint dès qu'elle est frappée d'un rayon de soleil ; sa poitrine se brise en recevant le souffle enivrant de la vie universelle. Et moi aussi, venu à la campagne pour une délicatesse de santé, fort exagérée par mon imagination, moi aussi j'avais dit, ce matin-là, en ouvrant ma fenêtre, pour parfumer ma chambre des bouffées de l'air matinal: On ne peut pas mourir dans un jour de printemps! Moi aussi je pensais, comme les vieillards, que tout cela n'avait été fait que pour m'empêcher, moi, de mourir. J'expiai bientôt ce mouvement d'égoïsme par quelques bonnes larmés de cœur sur la pauvre • fille qui ne devait plus voir de printemps.

Le convoi défila lentement devant moi. En tête marchait le bedeau, l'épée au côté, le bâton à pomme d'ivoire à la main, avec chapeau à cornes et habit galonné ; personnage que les étrangers prennent pour la principale autorité du village, tant chacun de ses pas a l'air d'avoir été voté par les deux chambres. Le bedeau est comme la cloche, le même aux convois qu'aux baptêmes, aux morts qu'aux naissances, si ce n'est que sa figure est plus gracieuse aux enterremens considérables qu'aux enterremens modestes, à cause de quelques sous de surpaie, bonne aubaine de la mort. Ce jour-là il était rayonnant; il avait à conduire deux enterremens de maître.

A la suite du bedeau venaient deux rangées de jeunes filles, toutes vêtues de blanc, les plus grandes les premières et les autres ensuite, par rang de taille, les dernières, petites filles à peine âgées de cinq ou six ans. L'une des plus grandes, et sans doute la plus considérable par sa parenté ou quelque autre lien avec la défunte, portait la bannière blanche de soie, brochée d'or, avec une image de la Vierge et les lettres consacrées. Elle marchait en avant de ses compagnes, dont les deux plus grandes et les premières de chaque file tenaient le bout de deux banderolles blanches qui pendaient de la bannière et frissonnaient au vent du matin. Je remarquai que les yeux de la jeune fille étaient noyés de larmes, et que la bannière tremblait dans sa main.

Puis venaient le curé, vieillard grave, endurci aux morts, mais que celle-là paraissait toucher; les chantres, deux en

fans de chœur, et le serpent de la paroisse qui accompagnait de son lugubre instrument le chant des psaumes.

Puis le cercueil porté par six jeunes filles, assistées de six autres pour les relayer pendant la route qui était longue de la maison à l'église et de l'église au cimetière, outre que le corps paraissait lourd et que la douleur avait ôté des forces à ces pauvres filles. Le cercueil était couvert d'un drap blanc et jonché d'immortelles blanches; double symbole, les fleurs, de la vie future, et leur couleur, de la pureté de celle qui n'était plus. Sur tout le drap des boutons de rose étaient semés, en place de ces virgules d'argent que l'administration des pompes funèbres vend pour des larmes; ici les larmes étaient dans les yeux, et les boutons de rose avertissaient que la défunte était morte à dix-huit ans, bouton de rose qui n'avait pas eu le temps de s'épanouir.

Je n'avais jamais vu d'enterrement au village. A Paris, les convois funèbres donnent l'idée de la mort: au, village, un enterrement donne l'idée de l'autre vie. Ces petites filles, avec leurs joues fraîches, leur physionomie douce et peu expressive, où se peignait plutôt le contentement d'être en toilette de fête que la douleur d'accompagner leur aînée à sa dernière demeure, ne pensais-je pas que c'étaient des anges qui en venaient délivrer un autre de son exil sur la terre? Tout est léger, tout est pur dans cette dernière conduite que font ceux qui vivent à ceux qui ont vécu. Ces bannières élevées vers le ciel et qui flottent dans l'air, ces banderolles blanches tenues par des mains de jeunes filles, ces fleurs répandues sur le drap mortuaire, qui écartent l'idée de la corruption, tout cela déguise merveilleusement la mort et prédispose les plus incrédules aux espérances de la vie future. Là surtout l'illusion religieuse était complète; le cercueil était presque entièrement caché par les six porteuses et leurs compagnes qui marchaient à leurs côtés; on ne voyait que par intervalles, et quand les inégalités de la marche séparaient la blanche escorte des jeunes filles, s'avancer raide et anguleuse la tête du cercueil, ou bien, à l'autre bout, sortir les pieds; je dis tête et pieds, car qu'est-ce qui est le plus matière inerte et morte, du cercueil ou du cadavre ? Mais, sauf ces rares momens où la mort montrait sa tête

sous ces déguisemens, ce n'était qu'une masse blanche de formes vivantes et de fleurs, comme de jeunes filles en habits de fête portant en ange quelque enfant couronné d'immortelles et habillé de roses.

Après le corps venaient les parens, les amis des parens, des voisins venus par politesse, et dans ce cortège de quelque trente personnes, trois ou quatre dans la douleur, le reste dans l'indifférence, et quelques-uns causant peut-être des intérêts de ce bas monde, à quelques pieds d'un cercueil qui leur montrait quel compte il en faut faire.

Deux hommes se distinguaient de tous les autres par la manière dont ils paraissaient affectés de la mort de la laitière. Le premier, homme d'environ cinquante ans, le visage hâlé, le sourcil épais, la bouche petite et contractée, avec quelque chose de crochu dans toute la face, essuyait de temps en temps quelques larmes, quelquefois même, à ce que je crus voir, avant qu'elles fussent venues. Il avait l'air dur et la douleur si peu facile, qu'on eût dit qu'il faisait effort intérieurement pour l'arracher de son sein. Ce n'était pourtant pas de l'hypocrisie; cet homme était triste, et le peu qu'il pouvait avoir de bon en lui était remué profondément; mais sa douleur paraissait compliquée de tant d'arrière-pensées qu'elle n'avait point l'air naturel, et pourtant n'était point affectée. Le second était un jeune homme, d'une figure ouverte et développée, avec l'apparence d'une grande force morale, et plus de dignité extérieure qu'on n'en peut attendre de gens de cette condition; ' car tous deux appartenaient à la classe des petits proprié

taires de campagne, enfans de leurs sueurs, qui passent leur vie courbés sur quelques carrés de terre, et paient bien cher le pain qu'ils mangent. Le jeune homme ne pleurait pas; il semblait que la présence de son voisin lui causât plus de gêne que la vue du cercueil ne lui donnait de douleur. Il avait les lèvres serrées et tremblantes, sa main droite froissait un mouchoir avec lequel il essuyait souvent sa bouche. Je pus le voir long-temps. Quelquefois il s'amollissait; il hochait de la tête brusquement et par un mouvement convulsif, et alors son œil se mouillait; mais cela durait peu: il

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