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n'est-elle pas un commencement de choses divines et que nous ne connaissons pas ? Ce que l'homme n'a point fait, je pense que Dieu le fera, et ne me laisse point ainsi aller à douter de la justice céleste. A force de rigorisme, Bossuet manque à la patience de sa religion, qui défend de jamais croire à la prospérité des méchans, et qui ordonne de toujours attendre les fins de celui qui est éternel. Et puis que prouve le triomphe? Le triomphe est souvent le plus cruel des châtimens. Je veux à ce sujet, qu'un protestant fasse honte à un catholique, un poète à un évêque, Schiller à Bossuet. Dans la trilogie de Wallenstein, le lion est tombé dans les piéges du renard le superbe duc de Friedland périt assassiné; Thécla, sa fille, et le colonel Max, qu'elle aimait, deux anges d'amour et de vertu, disparaissent à la fois, l'amant dans les rangs des ennemis, la maîtresse dans les ténèbres d'une nuit qui ne doit pas la rendre au jour ; et sur leurs débris, à tous, le lâche, l'hypocrite, l'infâme Octavio, reçoit une lettre de l'empereur, où il est écrit : Au prince Piccolomini! Et que Bossuet et Rousseau, ligués ensemble, inventent, s'ils peuvent, coup de hache, de poignard ou de foudre qui soit égal en horreur à ce comble des prospérités de la terre!

Je ne sais ensuite si vous apercevez clairement jusqu'où nous conduit ce système, qu'intéresser son cœur à des passions blâmables, c'est se risquer dans une voie de perdition. Alors qu'on commence par jeter au feu la lettre même de Rousseau sur les spectacles; car cette lettre dégoutte du poison de la volupté. Il y est longuement parlé du bonheur qu'on éprouve auprès des belles personnes; bonheur qui serait plus délicieux encore si elles se pouvaient astreindre à ne pas déchirer sans cesse les cœurs qui brûlent pour leurs charmes. Il y est parlé de l'ordre de l'attaque et de la défense en amour, de la nécessité d'irriter les désirs par l'obstacle ; comment à celui qui prie, les yeux enflammés, doit céder celle qui ne résiste que par une adroite finesse. Lorsque notre Génevois dressait ce code amoureux, il est probable qu'il rêvait encore du dernier baiser de Mme d'Houde tot. Ses pages en sont chaudes. Et puis reviennent les doux pigeons qui s'agacent à coups de bec. Pour ma part, si j'avais une fille, j'aimerais mieux la mener à l'Auberge des

Adrets, cette terreur de nos députés, voire même au redou table Antony, que de lui mettre entre les mains des livres si étrangement assaisonnés de morale et d'excitation à la concupiscence. Du reste, à J.-J. Rousseau ennemi du théâtre et faiseur de pièces, à J.-J. Rousseau auteur dangereux de la Nouvelle Héloïse; à J.-J. Rousseau perfide auteur du Contrat social, il y aurait à demander un compte encore plus rigoureux, et non-seulement de toutes les femmes qu'il a perdues, mais de tous les hommes qu'il a fascinés, égarés et précipités dans l'abîme de ses paradoxes.

Si l'on ne doit point intéresser son cœur à des passions blâmables, que ferons-nous de tous les livres et en particulier des monumens historiques? A quoi répond l'évêque de Meaux :

« Quelle erreur de ne savoir pas distinguer entre l'art de » représenter les mauvaises actions pour en inspirer l'hor» reur et celui de prendre les passions flatteuses d'une ma » nière qui én fasse goûter le plaisir ! Que s'il y a des histoi >> res qui, dégénérant de la dignité d'un si beau nom, » trent, à l'exemple de la comédie, dans le dessein d'émou» voir les passions flatteuses, qui ne voit qu'il les faut ranger avec les romans et les autres livres corrupteurs de la vie » humaine ? »

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Mais qui ne voit aussi que ce n'est point là satisfaire à l'ob jection? Au compte du rigide prélat, nous ne pourrions guère citer que le Discours sur l'Histoire universelle qui soit à l'abri de la destruction; car pourquoi nous représente-t-il les auteurs dramatiques comme funestes et périlleux ? Parce qu'ils cherchent, dit-il, à nous émouvoir agréablement, pour s'emparer plus sûrement de notre estime. Or, quiconque écrit l'histoire n'a pas d'autre moyen ni d'autre but. Il désire nous émouvoir agréablement, par cela seul qu'il se montre ambitieux de nous plaire. Mais de nous charmer à nous corrompre, il y a loin, ce me semble; et ici je me sens dans la nécessité d'en appeler de Bossuet au témoignage universel. Personne ne voudra avouer que l'histoire ait été une occasion de scandale ou de mort pour ceux qui l'ont lue, pas plus que le théâtre pour ceux qui l'ont fréquenté; ou. si l'histoire a poussé des ambitieux et des fous à de témérai

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res entreprises, nous n'en devons pas tirer d'autre moralité que celle de l'Ecclésiaste ; que tout est vanité, et que la sagesse même de l'homme est vaine.

Il est bien d'autres conclusions en notre faveur; mais le temps nous presse, l'espace nous manque, et nous avons hâte d'arriver à la seconde objection des deux écrivains. Cependant nous ne passerons point sous silence l'autorité de l'Église invoquée par Bossuet dans la cause. Quelque peu compétent que nous soyons en matière aussi ardue, nous avons droit néanmoins de faire observer que le théâtre compte autant de saints personnages de son côté, que la scrupuleuse sévérité de Bossuet en met de son parti et de celui des canons. Le premier qui ait entamé cette question était un théologien, et non sans mérite, on peut l'avancer, puisque Bossuet n'a pas dédaigné de se mesurer avec lui. Ce religieux avait produit saint Thomas, saint Antonin, saint Charles, tous, comme ne défendant ni le théâtre ni les gens de théâtre. Bossuet, qui avait d'abord nié les faits, les avoue ensuite, les confirme lui-même :

« Après avoir purgé la doctrine de saint Thomas des excès » dont on la chargeait, à la fin il faut avouer, avec le res » pect qui est dû à un si grand homme, qu'il semble s'être » un peu éloigné, je ne dirai pas des sentimens dans le » fond, mais plutôt des expressions des anciens pères sur » les divertissemens. »

En effet, saint Thomas dit expressément qu'il existe des choses joyeuses, plaisantes, ludicra, tant en action qu'en paroles, dictis seu factis, qui sont permises, autorisées, et il assure (c'est le terme de Bossuet) qu'il y a même quelque vertu à en user sagement.

Saint Antonin n'est pas plus hostile que saint Thomas aux jeux de la scène, et, afin qu'on n'en doute pas, nous empruntons de nouveau les expressions de Bossuet, Il est curieux, du reste, de le voir se débattre contre ces deux alliés, puissans et si inattendus :

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« Il est vrai qu'en cet endroit de sa seconde partie ( de saint » Antonin), après un fort long discours, où il condamne » le jeu de dés, il vient à d'autres matières, par exemple à » plusieurs métiers, et enfin à celui des histrions, qu'il ap

» prouve au même temps et aux mêmes conditions que saint » Thomas, qu'il allègue, sans s'expliquer davantage, de » sorte qu'il n'y a rien ici autre chose à répondre que ce » qu'on a dit sur saint Thomas. »>

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On a dit que le mot histrion, par exemple, n'est peut-être pas bien traduit par comédien. Sophisme indigne d'un exprit aussi supérieur que l'auteur de l'Histoire des variations. Rousseau lui répondra pour nous: Mais cette distinction est insoutenable, car les mots de comédien et d'histrion étaient parfaitement synonymés, et n'avaient d'autre différence, sinon que l'un était grec et l'autre était étrusque. On a dit que le plaique ces histrions donnaient au peuple, en actions et en paroles, dictis seu factis, était bien éloigné de la comédie. Et il ajouta : On n'en voit guère en effet, et peut-être point, dans le temps de cé saint docteur; obligé pour se sauver de nier l'existence des théâtres du vivant de saint Thomas, et pour toute preuve d'un fait que les paroles mêmes de ce saint tendent à démentir, ne produisant que ceci, qu'il ne les a trouvés nommés dans saint Bonaventure, contemporain de celui qu'il réfuté. D'ailleurs qu'importe? s'il n'existait pas de théâtre du temps de saint Thomas, il en existait du temps de saint Antonin. Ce dernier le déclare formellement : Repræsentationes quæ sunt hodiè, et l'objection demeure la même. Qu'a-t-on dit encore? Qu'en troisième lieu, il ne faut pas croire que saint Thomas aît été capable d'approuver les bouffonneries dans la bouche des chrétiens, puisque pärmi les conditions sous lesquelles il permet les réjouissances, il exige, entre autres choses, que la gravité n'y soit pas entièrement relâchée. Cette condition de saint Thomas, nous l'acceptons volontiers, car rien ne diffère autant de la bouffonnerie que la joie et la plaisanterie du véritable théâtre, et dans nulle des pièces tant soit peu remarquables qui se jouent aujourd'hui, on ne rencontre de rires sans larmes, de folles ivresses sans terribles enseignemens. J'emprunterai ici le magnifique langage d'un des plus grands poètes de cette époque, M. Victor Hugo. On verra que l'auteur de Lucrèce Borgia ne pense pas différemment sur la nature des représentations dramatiques, que les augustés pères de l'Église eux-mêmes. Voici comment il s'exprime à la tête de ce bel ouvrage :

« Le poète aussi a charge d'ames. Il ne faut pas que la >> multitude sorte du théâtre sans emporter avec elle quel» que moralité austère et profonde. Aussi espère-t-il bien

(l'auteur), Dieu aidant, ne développer jamais sur la scène » (du moins tant que dureront les temps sérieux où nous » sommes) que des choses pleines de leçons et de conseils. » Il fera toujours apparaître volontiers le cercueil dans la » salle du banquet, la prière des morts à travers les re» frains de l'orgie, la cagoule à côté du masque. Il laissera » quelquefois le carnaval débraillé chanter à tue-tête sur » l'avant-scène, mais il lui criera du fond du théâtre : » Memento quia pulvis es. »

Les conditions de saint Thomas et de saint Antonin une fois remplies, le théâtre devient donc permis aux fidèles les plus scrupuleux. L'être plus que les saints serait l'être trop . Que signifie, ensuite que Bossuet s'arme contre nous de saint Basile, qui a conclu de cette parole de Notre Seigneur Malheur à vous qui riez, car vous pleurerez! qu'il n'est permis de rire en aucune sorte ; et que, s'apercevant plus tard que c'était peut-être trop exiger de notre corruption, il se ravise et se range à cette sentence de l'Ecclésiaste Le fou éclate en riant, mais le sage rit à peine et à petit bruit! A quoi bon de ce même saint cette seconde sentence, Qu'on rendra compte au jugement d'une parole inutile? Si jamais parole fut inutile, j'en demande pardon à Dieu, c'est bien celle de saint Basile sur le rire et la parole.

Voulant donner les motifs du silence de Jésus-Christ sur les divertissemens de la scène, Bossuet déclare ensuite qu'il n'y avait point de théâtres chez les Juifs, et que le Cantique des Cantiques est leur seul poème dramatique. Mais lorsque Jésus-Christ parlait, il ne bornait ni sa vue ni son discours au petit royaume de Judée. Il parlait les yeux abaissés sur l'univers entier, et son regard et sa parole dominaient toutes les têtes d'hommes. Or, sous l'immense pouvoir de Rome florissaient non-seulement les comédies, les tragédies et les histrions, mais encore les barbares jouissances du cirque, où le sang des esclaves coulait mêlé au sang des bêtes. Ainsi donc faudrait-il toujours distinguer, même lorsque l'Évangile aurait réprouvé en général les amu

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