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Société des Antiquaires de Normandie est sur le point de publier réunis le roman de Robert-le-Dyable, le mystère qui porte le même nom, et le poème dont on vient de lire l'analyse; le lecteur pourra donc bientôt suppléer à tout ce que mon travail a de défectueux.

AUGUSTE PICHARD.

SOUVENIRS DE SICILE,

§ III ET DERNIER.

La révolution française venait d'abattre sur un échafaud la vieille royauté de quinze siècles; elle marchait à la tête d'un peuple en guenilles, soumettant le monde par les armes, par l'admiration, par la sympathie, par la peur, et les rois tremblaient! Cependant quelques nations restaient encore à l'abri de ce torrent impétueux. La Sicile, séparée par la mer de la grande arène où se débattaient les destinées du monde, vivait calme et paisible dans son isolement. Elle gardait, sans désirer mieux, ses lois, ses traditions, ses mœurs, ses anciennes habitudes; elle avait son organisation à demi féodale, où l'aristocratie donne l'impulsion au reste de la société. C'était encore le vieux gouvernement politique des Normands et des rois aragonais. L'industrie agricole était la seule connue et exercée, et la grande propriété, ne pouvant tirer par elle-même un produit suffisant de la culture des terres, affermait une partie de ses biens-fonds aux spéculateurs qui formaient la bourgeoisie de l'île. Le peuple était heureux; il était bon. Il reposait au sein d'une autorité paternelle, sans jamais se plaindre de son sort, parce que le pouvoir ne pesait jamais sur lui. L'impôt était facile pour le peuple, car il ne le touchait pas directement; et comme la masse vivait à l'ombre des riches, les riches fournissaient à ses besoins. Un peuple heureux est bien près d'ètre tranquille; un peuple aimé des grands est bien près de les aimer. Ainsi faisait l'honnête et paisible nation sicilienne; et qui l'eût vue de loin sous son ciel d'azur, à l'ombre de ses

bois d'orangers, enveloppée dans son repos et dans sa poésie, se serait demandé si ce n'était pas là quelque peuple nouveau sorti des villes ensevelies sous le Vésuve. La Sicile, dépendante de la cour de Naples, avait même très-peu de rapports avec ce pays. Les voyages étaient fort rares. Lorsque par hasard un gentilhomme de haute maison se rendait à la cour, il en revenait comme un homme qui avait fait une grande excursion, et il racontait comme des merveilles tout ce qu'il avait vu. Il faut dire aussi que la Sicile était en quelque sorte un pays indépendant qui trouvait en lui-même la plupart de ses moyens d'existence. Elle n'avait pas de populations affamées à vomir sur des terres plus fécondes; elle renfermait dans son sein fort peu de ces ambitions inquiètes, de ces industries oisives qui fermentent d'une façon si dangereuse dans les cités trop riches et trop pauvres. Elle avait toutes les ressources nécessaires pour administrer ses habitans aussi bien que pour les nourrir. La loi sicilienne, quoique favorisant le privilége par son origine féodale, ne pesait pas sur les classes inférieures. Le premier venu qui avait à se faire justice n'était pas forcé d'en référer à une juridiction lointaine, à un tribunal absent; il avait sa législation particulière, son parlement, son organisation, ses franchises locales, et tous les avantages de l'état politique joints à ceux de la condition naturelle. La grande beauté du ciel toujours bleu, la fertilité du sol toujours neuf, l'amour de la patrie, tout s'unissait dans le cœur de ces braves insulaires pour leur donner le goût des habitudes casanières, et pour les rendre indifférens à toutes les secousses qui agitaient l'Europe.

Par un contraste bizarre, si l'on veut, mais cependant facile à expliquer par les souvenirs de la féodalité, tandis qu'il y avait de l'honneur et de la morale publique dans les villes, les campagnes étaient moins réglées. Les grands chemins étaient infestés de voleurs, le plus souvent inoffensifs pour la haute aristocratie qui les protégeait. Ces bandes de voleurs étaient presque maîtresses de toutes les campagnes: il est vrai que le gouvernement les poursuivait sans relâche; mais leur puissance dans l'intérieur de l'île les rendait redoutables, et pouvait défier pendant quelque temps la vigilance de l'autorité.

Si cette famille de brigands, qui a sa physionomie à part, est partout la même quant à ses moyens d'industrie, elle présente de grandes variétes dans les individus qui la composent. Aussi faudrait-il bien se garder de la voir tout entière dans ces types si banals que nous ont laissés les romans et la poésie. Il y a bien des catégories à établir entre les criminels de ce monde, les brigands de Schiller, les assassins de Lewis, et les élégans bandits italiens dont tous les poètes contemporains, depuis M. Casimir Delavigne jusqu'au plus petit vaudevilliste des boulevarts, nous ont chanté les forfaits et célébré l'agonie, et dont les peintres, depuis le directeur de l'école française à Rome jusqu'à l'artiste des salons de Curtius, nous ont donné les signalemens, encore inconnus à la police papale. De tous ces industriels de grands chemins, je ne crains pas de le dire, ceux de la Sicile étaient les plus remarquables sous le rapport de l'aménité des formes, des procédés et des allures guerrières. Ce n'étaient pas de ces meurtriers de nuit, de ces hommes fauves qui s'enveloppent dans l'ombre des vieilles forêts de la Germanie, et ne sortent la tête des entrailles de la terre que pour guetter une proie humaine. Le brigand sicilien n'est pas morose de sa nature; c'est un jovial ami des belles poésies, des beaux sites, des bons vins et des belles femmes. Un pareil homme a des momens de bonheur dans la vie, et parfois il est poète et amou reux ; il aime la terre et le ciel. C'est plutôt un héros de grand chemin qu'un simple voleur. Ainsi étaient faits les brigands siciliens, doux, humains, polis, et vous disant: Dieu vous garde! avant de vous tuer, et Bon voyage! après vous avoir volé.

Je venais de sortir du collége. Mon père, selon l'usage des seigneurs propriétaires qui géraient eux-mêmes leurs biens, voulut me mettre au fait de l'administration des campagnes; et, pour commencer, il m'envoya diriger une grande ferme au pied d'une montagne appelée la Souvarita. Moi, tout jeune, j'obéis à mon père, et je partis pour ma ferme-modèle. Mais j'étais alors, comme aujourd'hui, beaucoup moins sensible aux avantages de l'économie rurale qu'aux beaux spectacles de la nature. J'avais là de quoi satisfaire mes goûts. Il y avait tout autour de la ferme un paysage des plus admirables, et je serais tenté, pour le reproduire, d'évoquer

ma mémoire et mes impressions, et mes brillantes couleurs de dix-huit ans, le bel âge de la description! Qu'on se figure, à droite de la maison que j'habitais, un champ tout parsemé de collines, qui allait se perdre dans un immense horizon; à gauche, une montagne aride, mais d'un effet imposant et solennel, qui montrait de loin ses pics tout noirs entourés d'un manteau de neige. Le bâtiment de la ferme était isolé de toute habitation à la distance de trois ou quatre lieues, où se trouvaient les premières maisons de deux petits villages. Aussi quel calme et quelle profonde solitude dans cette humble retraite que je n'aurais pas échangée contre les châteaux de Palerme! Oh! là je ne voyais pas se heurter sous mes yeux des valets en grande livrée, je n'entendais pas la voix des huissiers glapir dans les antichambres; là, point d'équipage roulant avec fracas dans une cour retentissante, point de granit sculpté, point de marbre sonore sous les trépignemens des chevaux, sous les pas des hommes; mais en revanche, la terre qui verdit, l'herbe touffue aux mille couleurs, et qui sert de litière aux paisibles troupeaux; là, je n'entendais d'autre bruit que le murmure d'une fontaine qui m'invitait à la rêverie ; et si, par hasard, je voyais descendre de temps en temps, le long de la montagne, des mulets chargés de neige qui cheminaient vers la ville; si, dès l'aurore, je pouvais suivre des yeux les paysans qui se rendaient à leurs champs de blé, accompagnés de leurs femmes et de leurs enfans, c'étaient des tableaux silencieux et charmans, où je voyais s'agiter la vie, mais où je ne l'entendais pas. C'était quelque chose pour un observateur novice, c'était beaucoup pour une imagination de dix-huit ans!

J'avais avec moi un cuisinier, un cocher, et les gardiens de la ferme. La résistance de ces braves gens, dans le cas où la ferme aurait été attaquée par une bande de voleurs qui se tenait à Ciminna, aurait été inutile, pour ne pas dire folle; mais leur secours devenait efficace contre de petites tentatives nocturnes auxquelles nous pouvions servir de but. Ainsi nous étions en nombre suffisant pour repousser de vive force de soi-disans pauvres honteux qui viennent vous demander l'aumône ou l'hospitalité'à la faveur des ténèbres, et qui, la première porte une fois ouverte, ne sont pas embar

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