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Arrivés à la barrière de Fontainebleau, les deux amis, malgré l'équilibre de leur ame, n'envisagèrent pas sans effroi le long ruban de chemin qu'ils avaient à parcourir, et qui s'étendait devant eux, blanc de soleil et de poussière, jusqu'à Villejuif.

Où donc nous rafraîchirons-nous, Gourville ?
J'allais vous le demander, maréchal.

Parbleu, à Ris, Gourville, à votre ferme.

- Merci de la grâce, maréchal; mais d'ici là ? - D'ici là ?... Vous avez donc bien bon appétit ? Il est si matin!

Ce n'est pas l'appétit.....

Si c'est encore la soif, Gourville, nous boirons le coup de l'étrier à chaque relai, me proposant, mon hôte, de vous faire servir du meilleur à Beauvoir, à ma ferme aussi.

Gourville, qui n'avait pas été compris, se tut.

Une heure après, par le travers de Bicêtre, Clairembault abaissa les stores et conseilla à Gourville d'en faire autant de son côté. Un balancement très-doux, presque nul, le petit cri du sable broyé sous les roues, l'odeur de la campagne, le bourdonnement des moucherons d'été autour de la peinture encore neuve de la calèche, le jour vert et rose filtré par la soie des rideaux, invitaient les voyageurs au sommeil.

Allez-vous dormir, Gourville?

Si vous ne causez pas, maréchal...

Vous auriez tort. Plus tard vous trouveriez le vin amer. Par cette chaleur, le sommeil épaissit la langue : n'y aurait-il pas mieux?

Et le maréchal fit le geste d'arrondir son bras vers les basques de son hahit. A peine le ramenait-il avec une certaine circonspection à son attitude naturelle, que Gourville, par instinct plus que par imitation, achevait d'accomplir le même mouvement. Quatre mains se rencontrèrent, cachant par paire un objet de mince volume. C'étaient deux jeux de cartes.

- Vive vous! Gourville, vous êtes homme de fine prévoyance.

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A merveille, maréchal, et voyons si vous me battrez comme vous avez battu les Allemands.

Enlevé à la banquette, un coussin de velours s'appuya sur nos voyageurs qui, rayonnant de cette joie discrète et communicative qu'auraient deux amans se rencontrer dans un même aveu, et à se presser les genoux, joignirent les leurs et se regardèrent comme sauvés des ennuis de Paris à Vaux.

Un instant, Gourville, pardon. Battez les cartes en attendant.

- Faites, maréchal.

Clairembault souleva le store et cria: - Cocher! aussi lentement que vous pourrez.

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Monseigneur, plus lentement, c'est impossible. Les chevaux dorment, s'ils ne sont morts.

C'est bien, La Brie, toujours ainsi.

Le chemin ne fut plus troublé par aucun bruit de roues, les voyageurs par aucune secousse. Le sifflement des cartes, qui effleuraient le velours du coussin, fut seul sensible. En entrant dans Villejuif, Gourville avait déjà perdu cinq cents belles pistoles.

Tandis qu'on relayait, lui et son adversaire eurent le temps d'aller saluer une dame d'Humières retirée dans un château des environs. Ils étaient de retour que les chevaux étaient à peine attelés.

De nouveau en route, le maréchal, trop homme du monde, ou plutôt de cour, pour profiter brutalement de la victoire proposa la revanche à Gourville. Gourville accepte. Les cartes sont étalées. Il est inutile de constater l'imperturbable lenteur des chevaux, bien qu'ils fussent tout frais sortis des écuries, et que la route de Villejuif à la Cour-de-France soit unie comme l'eau.

Gourville n'est pas en veine: il perd cinq cents autres pistoles, puis mille, puis deux mille, enfin tout ce que Gourville a sur lui en or et en billets. La perte passe cinq mille.

- Vous êtes un galant homme, Gourville, et qui valez mieux que le sort. Je vous joue sur parole ce qu'il vous plaira. Parlez.

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Non pas sur parole, maréchal; le surintendant a toujours vent des enjeux, et il a la magnifique générosité de les tenir quand nous sommes décavés; ce qui est d'une grande ame, je l'avoue. Mais je serais désolé cette fois d'avoir recours à lui pour garantir ma dette. Va, si vous le voulez, pour ma ferme de Ris, où j'ai déjà eu l'honneur de vous inviter à rafraîchir notre second relai. Je vous joue, maréchal, ma ferme de Ris.

Gourville, ce sera contre vingt mille pistoles, qu'elle vaille plus ou moins. Mais en trois coups.

Soit, maréchal. A vous les cartes.

Après quelques avantages insignifians, Gourville vit sa jolie terre de Ris, moulins, eaux, pâturages, fours, métairies, passer à Clairembault. Ce revers de fortune écrasait Gourville au moment même où la calèche s'arrêtait à la grille de sa propriété perdue. Jamais elle ne lui avait paru si belle. Il fit pourtant bonne mine. Sans mauvaise humeur', sans colère, il sonna son intendant, ses garde-chasse et ses métayers, et leur dit à tous : « Désormais, monseigneur le » maréchal de Clairembault, que voilà, sera votre maître. » D'aujourd'hui il a tous droits sur vous et sur cette ferme; >> saluez-le et prêtez serment en ses mains! » La cérémonie fut courte et arrosée d'une bouteille du plus vieux. Habitués à ces émotions du jeu, à ces fortunes gagnées ou perdues en un instant sur une carte ou sur un dé, Gourville n'était pas plus affecté que Clairembault n'était orgueilleux.

Les voilà à la Cour-de-France et se dirigeant vers Ris, descendant cette montagne que Louis XIV n'eut pas le temps d'aplanir, gloire pacifique qu'il laissa à son arrière-petit fils. Le voyageur fatigué boit dans le creux de la main une et bénit Louis XV. Le précipice n'est plus qu'un

eau pure,

berceau.

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Foin de ces cartes qui vous ont trahi, mon bon Gourville! Imitez-moi, plongeons-les dans cet abîme.

Et tous deux, d'un commun enthousiasme, lancèrent les cartes du haut de la montagne dans les cavités béantes à leur côté; héroïsme de joueur! Il est probable qu'ils en avaient chacun un jeu de rechange dans la poche.

Pour ne pas trop attrister son ami, Clairembault,

s'ef

força de changer la conversation. Il lui parla de la fête que le surintendant allait donner à Louis XIV, de la grandeur de celui-ci, de la magnificence de celui-là, de la beauté des dames qui figureraient dans les quadrilles; puis il le ramena, de peur de toucher au jeu, dans cette énumération de plaisirs, à ses souvenirs de famille, à son beau-père, gouverneur en province, à ses enfans.

Par Dieu! et votre femme, où est-elle en ce moment, Gourville?

En Beauce, maréchal, et avant l'hiver, si le surintendant me l'accorde, j'irai lui rendre mes hommages d'époux. -Ah! elle est en Beauce! et chez qui, Gourville?

- Mais chez moi, dans l'une de mes terres; superbe propriété, maréchal! Et que n'est-elle sur cette route, et je vous aurais montré que le malheur peut me terrasser, mais non me faire crier merci! Oui, que cette propriété n'est-elle ici, je serais encore votre homme, Clairembault!

Adieu les précautions du maréchal, sa prudence à donner un autre cours aux idées; et ces maudits chevaux qui n'arrivaient pas, qui auraient don. é le temps de jouer toute la chrétienté sur le tapis ou sur le coussin!

M'auriez-vous mal compris ? répliqua le maréchal. J'en serais désolé, mon ami. J'ai jeté les cartes dans les ravins, non parce que je n'avais pas l'intention de vous offrir la revanche, et que vous n'aviez plus d'argent sur vous ni de propriété sur la route; seulement, Gourville, croyezmoi, parce que l'ingrate fortune vous assassinait sans pitié, et me faisait honte de mon bonheur?

Un rayon de joie illumina le visage de Gourville. Joueur délicat, il savait bien que toute revanche a une fin; mais, joueur acharné, il désirait l'éloigner le plus possible.

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- Ça, Gourville! marquez-moi votre désir; voulez-vous que, d'ici à mon château de Beauvoir, je vous tienne encore tête? C'est une lieue de bon. Voyons, les cinq mille pistoles, la ferme de Ris que je vous ai gagnée, et en plus mon château de Beauvoir, contre votre propriété en Beauce! Gourville embrassa le maréchal.

- Et oui, Clairembault! s'écria-t-il, et nargue du malheur ! Mais des cartes?

--

Mais des cartes! répéta le maréchal.

Là-dessus ils renouvelèrent le geste qui avait si heureusement, la première fois, amené des cartes, et leurs poignets se rencontrant encore, heurtèrent deux cornets où sonnaient trois dés.

Au passe-dix!

- Au passe-dix ! maréchal.

Et tandis que les chevaux arrivaient à peine devant les marroniers de Petit-Bourg, nos deux joueurs s'échauffant, lançaient les dés et leur ame à qui mieux mieux.

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-On vous a recommandé, La Brie, d'aller le plus lentement possible.

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- Monseigneur, depuis dix minutes nous sommes arrêtés. C'est très-bien ainsi.

On était à Beauvoir.

Gourville fut vainqueur : la chance avait tourné ; on eût dit les dés pipés, tant ils ramenaient invariablement les plus beaux points contre Clairembault, qui perdit et les cinq mille pistoles, et la ferme de Ris, et son château de Beauvoir, tout enfin, excepté son sangfroid.

-

Je vous avais invité, Gourville, s'écria-t-il, à vous arrêter à mon château de Beauvoir. A vous, mon maître, d'en faire les honneurs! Il vous appartient, comme au roi la couronne, et vous allez voir si je le résigne avec dignité. Ils mirent pied à terre.

A Beauvoir se reproduisit la scène de donation de Ris; mais Clairembault mit une gaieté, un faste, une solennité singulière à faire reconnaître par ses gens, qui cessaient d'être à lui, Gourville, devenu acquéreur de son château depuis une heure. Après le déjeuner, qui fut excellent, les vassaux et vavassaux le proclamèrent, sur le perron, selon la coutume de l'Ile-de-France, seigneur de Beauvoir et terres y adjacentes. Il fut très-digne, quoique un peu chan. celant du dessert. C'était excusable; sa position l'entraî

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