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ANNEX A

TIBBYBA

d'Histoire littéraire

de la France

LE PLATONISME ET LA LITTERATURE EN FRANCE
A L'ÉPOQUE DE LA RENAISSANCE (1500-1550)

La Renaissance française, aussi bien que son aînée la Renaissance italienne, a été profondément imbue de platonisme; elle en a reçu l'empreinte caractéristique dans ses manifestations les plus variées, et elle lui a dû de trouver, après les incertitudes qui avaient marqué sa période de début, une orientation ferme et définitive. Les conséquences de l'introduction de cet élément, jusquelà assez peu en faveur, ont été telles, que la rénovation universelle, dont le mot même de Renaissance évoque naturellement l'idée, ne s'est révélée dans sa plénitude et n'a brillé dans toute sa splendeur qu'au moment où la propagation des théories platoniciennes fut suffisamment avancée, et où les concepts de l'amour et de la beauté, tels que les a formulés l'immortel auteur du Banquet, apparurent dans l'horizon intellectuel des contemporains de François Ier. Le champ de l'inspiration littéraire se trouva du même coup élargi et purifié un monde inconnu s'ouvrit aux yeux des écrivains éblouis. Ils virent qu'il était loisible à la raison humaine de s'élever, par sa seule vertu, à la contemplation des choses éternelles. Ainsi guidés et vivifiés par un idéal plus noble, ils s'engagèrent dans des voies nouvelles, qui leur permirent d'atteindre à la connaissance du beau et bientôt de l'exprimer.

C'est, en effet, du mouvement qui se produisit à partir de 1540, en faveur des idées platoniciennes, que dérive, dans une large

REV. D'HIST. LITTÉR, DE LA FRANCE (32 Ann.). — III.

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(RECAP)

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mesure, le magnifique renouvellement qui se manifesta, vers le milieu du siècle, dans le domaine de la littérature et particulièrement de la poésie. L'avènement de la Pléiade, succédant à l'école de Marot, ne s'explique que si l'on tient compte de l'évolution qui s'était accomplie antérieurement dans la manière de penser et de sentir des classes éclairées. Une pareille révolution n'est pas exclusivement d'ordre littéraire la philosophie y tient, à beaucoup d'égards, une place prépondérante. Ce n'est pas uniquement la forme ou le langage, mais aussi la conception générale des choses qui subirent alors une transformation décisive. Il y a là un fait d'une importance considérable, sur lequel il est d'autant plus à propos d'insister, que les historiens, qui ont eu l'occasion de traiter du changement survenu depuis 1550 dans l'idéal littéraire, ne se sont pas préoccupés de déterminer avec précision les causes profondes qui contribuèrent à amener ce soudain épanouissement de la poésie. Tel est le but du présent travail.

J'aurai à exposer en même temps comment l'honneur de ce progrès revient, pour la plus grande part, à la femme supérieure dont l'influence s'est fait sentir, sous des formes si diverses, sur la civilisation tout entière de l'époque, à Marguerite de Navarre. Quelque surprenante que la chose puisse paraître, elle n'en est pas moins certaine. Platon a été surtout révélé au public lettré de notre pays par l'intermédiaire de l'auteur de l'Heptameron. Les compositions inconnues que je viens de publier pourront faire comprendre de quelle manière s'est faite l'initiation de la sœur de François Ier aux doctrines du philosophe de l'Académie. Mais avant d'aborder l'étude du délicat problème de la propagation du platonisme, au cours de la période où elle fut plus spécialement active et féconde, il importe d'en rechercher les origines et d'examiner rapidement les circonstances qui préparèrent son succès '.

1. Les Dernières Poésies de Marguerite de Navarre, publiées pour la première fois avec une introduction et des notes par Abel Lefranc (Paris, 1896, A. Colin).

2. La question abordée ici n'a fait l'objet jusqu'à présent d'aucun travail d'ensemble. Deux auteurs en ont traité incidemment : M. Bourciez, dans son excellente thèse intitulée: Les Mœurs polies et la littérature de Cour sous Henri II (Paris, 1886, p. 100 et suiv.), et M. Birch-Hirschfeld, dans sa Geschichte der Französischen Lilleratur (Stuttgard, 1889, t. I, p. 163); mais ils se sont abstenus d'entrer dans le détail des faits, n'ayant point, du reste, à présenter un exposé complet du problème. Personne ne s'est encore occupé de définir les origines et les sources du mouvement platonicien en France, d'en discerner les promoteurs, ni d'en reconstituer les manifestations successives. Il n'existait aucune bibliographie des éditions ni des traductions des œuvres de Platon parues en France, durant la période de la Renaissance. L'action de la reine de Navarre dans ce domaine n'avait pas non plus été signalée. L'influence de Leo Hebræus et celle de l'école lyonnaise avaient seules été indiquées l'une et l'autre, on le verra par la suite, doivent être considérablement réduites.

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I

On sait la fortune extraordinaire que le platonisme avait rencontrée, au siècle précédent, à la cour des Médicis. La rénovation philosophique, commencée par Pléthon et par Bessarion, poursuivie et achevée par Marsile Ficin, au prix d'une continuité d'efforts vraiment admirables, exerça sur la direction de la pensée italienne, pendant la seconde moitié du xve siècle, une influence profonde. Les sublimes entretiens auxquels prirent part les Cavalcanti, les Politien, les Accolti, les Pic de la Mirandole, pressés autour de leur maître et de Laurent de Médicis, sous la belle loggia de la villa Careggi ou dans les chemins ombreux de la forêt des Camaldules, trouvèrent un écho prolongé dans toute l'étendue de la péninsule. La bonne parole, répandue avec autant de charme que de science par le docte chanoine de Saint-Laurent, fut accueillie par toutes les âmes supérieures avec un véritable ravissement. Les plus grands, parmi les artistes et les écrivains de cette heureuse époque, se sentirent saisis d'enthousiasme pour la doctrine que les derniers siècles du moyen âge avaient si injustement dédaignée, voire même tenue en suspicion, et dont un ardent apôtre venait apporter la révélation au monde éclairé. C'est ainsi, pour ne citer que quelques noms, qu'un Bramante, un Michel-Ange et un Raphaël, profondément pénétrés des théories platoniciennes, durent au maître de l'Académie plusieurs de leurs plus magnifiques inspirations, disons mieux, certains éléments essentiels de leur culture intellectuelle et de leur génie.

A toutes les intelligences éprises d'idéal, auxquelles le catholicisme, tel qu'il existait à la veille de la Réforme, ne suffisait plus, quand il ne les heurtait point, la doctrine prêchée par l'Académie platonicienne de Laurent le Magnifique fournissait un aliment incomparable. Elle leur fut comme un refuge où ils recouvrèrent le repos et la sérénité. Pour Ficin, aussi bien que pour ses disciples, le platonisme est le résumé de la sagesse J humaine, la clef du christianisme et le seul moyen efficace de rajeunir et de spiritualiser la doctrine catholique. C'est une nouvelle religion, qui prétend synthétiser, coordonner les aspirations et les sentiments les plus nobles de l'âme humaine. Toutefois, chose importante à constater, la doctrine du philosophe grec ne se présentait pas, dans ses écrits, pure de tout alliage. Ficin avait étudié avec une conviction non moins ardente les théories de l'École d'Alexandrie. Il avait traduit les ouvrages de Plotin, de Jamblique et de Proclus, en même temps que ceux de Platon; il

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avait même étudié spécialement la vie de l'auteur des Ennéades, et, s'il accorda toujours dans sa foi philosophique une place prépondérante au philosophe athénien, si, à tous égards, il n'a envisagé les spéculations néo-platoniciennes que comme des reflets ou des développements de la pensée du maître, il est avéré néanmoins que ces spéculations ont exercé sur son esprit une action. fâcheuse. Il inclina même, à certains moments, vers les rêves de la théurgie, de l'alchimie et de l'astrologie et ne sut pas se défendre d'un mysticisme assez étrange qui le porta à dénaturer plusieurs des doctrines de l'auteur du Banquet. Ce fait eut des conséquences d'autant plus appréciables que les ouvrages de Ficin furent longtemps l'instrument essentiel, et pour ainsi dire unique, de la propagation du système platonicien, commencée dans la seconde moitié du xve siècle. Il en résulta que les exagérations de l'École d'Alexandrie se répandirent à la faveur de son nom, et qu'elles pénétrèrent plus ou moins la plupart des esprits distingués que les doctrines de la philosophie socratique avaient attirés. C'est, nous le verrons, ce qui arriva précisément pour la reine de Navarre, et ce qui explique, de la façon la plus évidente, les subtitilités et les rêveries vagues qui se mêlèrent chez elle au platonisme le plus sincère.

Un autre phénomène non moins digne d'attention, c'est que le mouvement d'idées inauguré par Ficin resta longtemps propre à l'Italie. Il s'écoula plus de soixante ans avant que les pays voi-sins se décidassent à le favoriser sérieusement. Jusque-là, les sympathies que le platonisme avait pu rencontrer en Allemagne, en France ou en Angleterre, furent tout à fait isolées et demeurèrent sans écho. Comme la nouvelle philosophie avait dû sòn succès aux traductions et aux commentaires publiés en si grand nombre, durant vingt-cinq années, par le chef de l'Académie florentine, on comprend que son action soit demeurée quelque temps limitée à la péninsule. Au reste, la civilisation et la culture n'avaient point atteint en France, avant le règne de François Ier, à un degré de raffinement assez élevé pour que des doctrines si subtiles et si hardies eussent quelque chance de s'y implanter sérieusement. En dépit des exemples donnés par quelques hommes éminents, l'ignorante routine en même temps qu'une scolastique uniquement préoccupée de distinctions ridicules, de mots et de formules, dominaient encore dans les écoles.

Une intelligence supérieure, telle que celle d'un Lefèvre d'Etaples, quoique s'étant trouvée en contact, sur le sol italien, avec les adeptes les plus marquants du platonisme, ne parait pas

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