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que je juge convenables, j'envoye leur prose à Fraser, qui s'y entend lui-même bien mieux qu'eux tous, le prie de refaire lui-même toutes ces lettres et de me les envoyer à signer et sceller quand elles seront faites.

très Parisien

N'est-il pas plaisant pour un Parisien - de se trouver ainsy en correspondance avec un tas de coquins du centre de l'Asie? L'une de mes lettres est pour le roi du petit Tibet, un Tartare que je n'ai jamais vu, mais avec lequel j'échangeais toutes sortes de procédés de bon voisinage l'été dernier, pendant mon séjour à Cachemyr; il règne tant bien que mal, à une centaine de lieues de Cachemyr.

Quand M. Fraser porte une chemise, il la met par-dessus ses habits; c'est un original à montrer pour de l'argent, mais un bien brave homme que j'aime comme nul autre de ses compatriotes, par la raison qu'il a pour moi la même amitié, à peu près celle d'un frère aîné. Il a tué quatre-vingt-quatre lions, généralement à pied ou à cheval, a eu pas mal de ses chasseurs mangés. Il a cinq ou six femmes légitimes, mais elles demeurent toutes ensemble et font ce qui leur plaît à 50 lieues de Dehli. Il a peut-être autant d'enfans que le roi de Perse, mais ils sont tous musulmans ou hindous, selon la religion et la caste de leurs mamans, et, selon le métier de leur famille maternelle, bergers, paysans, montagnards, etc., etc. C'était un diable jadis que mon Fraser, mais il accroche la cinquantaine, ou plutôt la cinquantaine l'atteint; il est maintenant doux comme un agneau. Je ne finirais pas si je voulais vous dire toutes ses originalités, au milieu desquelles il est penseur profond.

Mon procédé pour écrire des années entières avec la même plume consiste à écrire tout autour du bec; quand elle n'est plus bonne d'un côté, j'écris de l'autre, et ainsi de suite, jusqu'à l'infini.

Grandes nouvelles de Bombay ce matin, mais les gazettes de Calcutta vous diront tout cela. Quel gâchis politique en Europe! Chez nous, point de premier ministre, mais Talleyrand m'a tout l'air d'exercer, derrière la toile, la réalité de ces fonctions.

Si votre vue baisse, vous devriez n'écrire autant que possible qu'avec de l'encre native, qui est extrêmement noire, sur du papier bleuâtre ou verdâtre.

Adieu, cher Monsieur Cordier. Mon hôte parlait italien jadis comme moi; nous avons essayé de converser en cette langue, mais, à notre grande mortification, l'avons trouvé impossible. Tout à vous de cœur.

LIV

Dimanche, 14 octobre 1832, Tannah.

Cher Monsieur Cordier,

Je vous renvoye le fameux traité, dont vous avez bien voulu me prêter la copie, mais sa lecture m'oblige à vous demander quelques

éclaircissements, qu'il vous sera, j'en suis certain, très facile de me

donner.

La révolution des Cent Jours ne changea-t-elle point radicalement l'humeur des hautes parties contractantes, comme l'on dit? Vous vintes des premiers avec M. Dupuy. Eh bien, quand vintes-vous? Je me rappelle 1816 comme le millésime de l'année, voilà tout. M. Dupuy arriva-t-il dans l'Inde avec le traité à la main?

Quelques-unes de ses conditions n'avaient-elles pas été rappellées après l'affaire de Waterloo? Par exemple quatre lacs y sont stipulés en notre faveur annuellement, mais les 300 caisses d'opium, pourquoi ne nous sont-elles pas livrées? Si elles l'ont été jamais depuis 1816, quand ont-elles cessé de l'être?

Et maintenant, pour le sel. Combien de sel, et à quel prix, achetezVous chaque année à Chandernagor du gouvernement anglais pour vos 40 000 bouches ? Avons-nous donc des salines à Karikal ou à Yanaom? N'achetons nous pas des Anglais le sel que les Pondicherriens mettent dans leur soupe?

Qu'est venu faire M. Desbassyns le père en 1817 ou 1818 (je ne sais trop quand)? Il y a une chose que je sais très bien, qu'il fesait la contrebande de cachemyres, dont il acheta, pour une très grosse somme à Benâresse et qu'il débarqua en France, sous le prétexte de les offrir tous aux princesses de la famille royale. Je sais encore très bien qu'il laissait à l'officier anglais, que lord Hastings lui avait donné pour lui faire les honneurs du pays, le soin de payer ses porteurs, etc., etc., etc., mais ce n'est pas de cela qu'il s'agit. — Qu'a-t-il réglé, stipulé avec lord Hastings au sujet du sel et de l'opium?

Adieu. A votre copie du traité je joins une lettre, ou plutôt un paquet de lettres pour le nord, dont Fraser fera la distribution.

Une pour M. de Hezeta, et une pour M. Calder, que je prie de m'abonner au Journal of the asiatic Society, pour l'année 1832 et 1833. Il tirera sur vous 24 roupies, je crois; veuillez faire honneur à mon crédit. Le journal vous sera addressé; lisez-le s'il vous intéresse avant de me l'envoyer, il paraît mensuellement, par cahiers de trente à quarante pages.

Il fait furieusement chaud ici; j'ai pris décidément une trop forte dose de soleil et continue à sentir le besoin de quelque repos.

Mes hommages respectueux à Madame Cordier. Tout à vous de cœur.

LV

Tannah, vendredy 26 octobre 1832.

Cher Monsieur Cordier,

Benedetto sia il vascello! Benedetto il sagro fiume di Ganga e benedetto il giorno e l'ora! quand mes sept caisses débarquèrent en bon ordre devant votre hôtel. Trente-sept jours c'est une traversée

incroyable; je m'attendais à trois mois de pilotage sur la Sumna et le Gange. C'est superbe, en vérité!

Avant-hier je vous ai prié de vouloir bien me faire faire et m'envoyer une copie des papiers qui accompagnent mes trésors. Quand ils m'arriveront, car je n'ai pas encore réussi à en retrouver des doubles dans mes porte-feuilles, je ferai tout ce que vous désirez instructions pour le capitaine du navire, connaissement pour le directeur des douanes du port de débarquement, lettre à MM. Eyriès pour l'expédition du Havre à Paris par les bateaux à vapeur, etc., etc. Vous avez fait jadis quelque petite dépense pour construire les chantiers sur lesquels vous avez maintenant fait arrimer mes caisses; si M. de Melay ne vous a pas autorisé à vous payer de cette avance sur les fonds de votre caisse, soyez assez bon pour me le laisser savoir; si non, maintenant du moins, lorsque vous aurez fait mettre à bord de quelque honnête vaisseau, havrais s'il se peut, et nantais à défaut de havrais, ou bordelais, lequel, s'il se peut encore, ne se plaise pas trop à la mer, mes caisses pour n'en être plus ennuyées, alors dis-je, laissez-moi connaître les divers petits items que je pourrai vous devoir.

Il faudra garder soigneusement le firman du gouverneur général en persan et en anglais, avec l'énorme sceau du gouvernement suprême et la signature de M. Prinsep; cette pièce servira à la douane de Calcutta pour laisser embarquer mes trésors sans que personne y mette le nez.

Vous me demandez si le général Wittingham vit toujours en anachorète. Pas trop vraiment, du moins dans nos idées françaises. Il a appris à être sobre en Espagne et en France, où il a contracté nos manières polies et élégantes. Ce n'est rien moins qu'un saint.

Vous avez grand raison de mépriser les nouvelles russes de la Perse. Les Russes, au moins d'ici à bien longtemps, sont un Humbug pour l'Inde. Vous voyez le cas que le gouverneur général fait de ces sots contes par la permission qu'il laisse aux journalistes de les imprimer. Nous sommes menacés de disette, ici dans le Deccan, et mon ami Fraser m'écrit du nord que la pluie manque aussi par là, au grand effroi des cultivateurs. Le soleil a repris le dessus ici; la chaleur est considérable, mais avec de l'eau dans mon vin à dîner et la fantaisie d'un léger lavement, que je me passe le matin, avant de monter à cheval pour me jetter dans les bois et les montagnes, où j'herborise jusqu'à midy, ma santé reste parfaite. Soignez la vôtre. Adieu.

Je joins ici une pièce d'hieroglyphes pour l'hieroglyphique général Cartwright. Il écrit fièrement mal; mais Fraser est bien pire encore, en ce qu'il passe non seulement la dernière moitié des mots, mais omet entièrement tous les mots qui ne sont pas absolument nécessaires, tels que les articles, etc., etc., et jamais ne marque ni point, ni virgule. C'est celui-là qui est un original! Il met sa chemise par-dessus ses habits, comme les prètres leur surplis par-dessus la soutane, va sans bas et jamais ne se rase; si tous ses compatriotes l'imitaient, on parlerait peu de leur luxe. Son diner, quand il est seul, lui coûte trois roupies par

mois. Cependant il a plusieurs chevaux, dont les moins bons coûtent 6000 francs et les meilleurs 10 à 12 000. Lady William Beutinck se vante d'avoir apprivoisé ce sauvage jusqu'à lui faire mettre des bas et lui avoir fait couper un demi-pied de barbe. A propos de cette dame vous la raurez sous peu à Calcutta; elle doit être le 1er novembre à Dehli, d'où elle se propose de filer à Calcutta par le Dâk. Lord William de Dehli mettra aussi le cap sur Calcutta, mais courra plus d'une bordée avant d'y arriver. Il va voir Saugor la capitale des Thugs. A propos de Thugs

avez 1...

LVI

Tannah, fin octobre 1832.

Je vais écrire au ministre pour lui demander un ordre de passer à la table de l'état-major ou du capitaine, à mon choix (me réservant de choisir selon l'humeur de messieurs de l'état-major et du capitaine, et choisissant les plus aimables compagnons), afin que si je trouve un vaisseau de l'État, retournant en France, quand je rabattrai sur la côte de Coromandel, j'en puisse profiter, et, au cas de mon retour à Pondichéry, à l'époque où de Melay en partirait, le faire avec lui et vivre avec lui à la mer. Ce serait une singulière rencontre, mais le hazard est le dieu du monde.

Ci-joint un premier acompte pour mes créanciers épistolaires, demain vous verrez arriver l'arrière-garde. J'espère que la Nancy ne sera pas encore partie.

Mille fois merci pour votre Gazette extraordinaire, quoique je connaisse ici, près de Bombay, les nouvelles apportées par le steamer depuis 15 jours, votre journal cependant m'a appris quelques détails qui m'avaient échappé.

Hommages respectueux à Madame Cordier, et à vous, cher Monsieur Cordier, affection sincère.

1. La fin de cette lettre manque.

NOTICE INÉDITE DE GUILLAUME COLLETET

SUR MARC-ANTOINE MURET

SUIVIE D'UNE LETTRE DE MURET ÉGALEMENT INÉDITE

La lecture du très intéressant article de mon cher compatriote et ami M. Paul Bonnefon dans la Revue du 15 janvier 1895 (Contribution à un essai de restitution du manuscrit de G. Collet et intitulé Vies des poètes françois), m'avait rappelé que j'avais extrait autrefois de ce manuscrit une notice sur Marc-Antoine Muret. Je ne veux pas tarder davantage à publier cette notice, une des plus étoffées et des plus curieuses de tout le recueil et qui a eu la double heureuse chance d'échapper à l'incendie de la bibliothèque du Louvre (mai 1870) et à l'incendie de ma propre bibliothèque (juillet 1895). Ce qui m'avait empêché d'utiliser ma transcription d'il y a près de trente ans, c'est que j'avais caressé le projet de la faire paraître en tête d'un certain nombre de lettres inédites de Muret dont la communication m'avait été promise. Comme j'ai dû renoncer à l'espoir de voir se réaliser une telle promesse, je me décide à donner la notice sur Muret au recueil où elle pouvait être le mieux placée. Puisse la publication de ces pages les dernières, hélas! de celles que j'ai eu la bonne fortune de tirer de l'inappréciable manuscrit autographe du Louvre1 ramener l'attention sur un humaniste qui jouit jadis de la plus éclatante célébritė (non solum Galliæ, sed ipsius Romæ lumen) et qui mérite qu'un rayon en reste encore sur sa mémoire! Je voudrais que les récents travaux dont Muret a été l'objet en Allemagne, en France, en Italie, fussent prochainement mis à profit et complétés sur tous les points dans une définitive édition de la monographie que nous devons à un de nos savants confrères 3.

ដី

P. TAMIZEY DE LARROQUE.

1. Un aimable érudit, qui a été longtemps le président de la Société des bibliophiles français, me disait, un jour, que j'avais des droits particuliers à sa sympathie pour avoir mis en lumière plus de notices écrites par Colletet que tout autre. Voir l'énumération de ces notices dans l'Avertissement de la Vie de Jean-Pierre de Mesmes (Paris, Alphonse Picard, 1878). La publication actuelle élève au chiffre de 17 le total des biographies sauvées de la destruction par mes soins, en y comprenant la notice sur le poète-historien Jean Bsl y publiée à mon insu, avec le zèle le plus indiscret, par un érudit poitevin auquel Dieu fasse paix.

2. Gallia christiana, t. XIII, dans la notice sur Paul de Foix, archevêque de Toulouse.

3. Marc-Antoine Muret. Un professeur français en Italie dans la seconde moitié du XVIe siècle, par Charles DEJOB, ancien élève de l'Ecole normale supérieure, professeur de rhétorique au collège Stanislas (Paris, 1881, in-8°, de iv-496 p.). L'auteur y cite quelques passages de la notice de Colletet que j'avais eu le plaisir de lui communiquer, ce dont il m'a trop gracieusement remercié (p. 4). Depuis l'impression de cette remarquable thèse de doctorat, M. Pierre de Nolhac a inséré dans les Mélanges Graux (p. 381-402) onze lettres inédites de Muret auxquelles je me réjouis de joindre une douzième lettre par moi trouvée à la Méjanes en un registre de la collection Peiresc. (Voir Appendice.) M. de Nolhac a encore inséré dans les Mélanges d'archéologie et d'histoire publiés par l'Ecole française de Rome (1883, 3o fascicule) un important article intitulé La bibliothèque d'un humaniste au XVI siècle. Catalogue des livres annotés par Muret. Je ne crois pas que l'on ait mentionné en France une dissertation imprimée en Allemagne sous ce titre De M. Antonii Mureti in rem scholasticam meritis, etc. (Berlin, 1824, brochure in-4°).

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