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Elle est «< européenne », notamment en France, parce que les écrivains de cette époque se sont appliqués, beaucoup plus que d'autres, à entrer en contact avec l'Europe pensante. Ils se sont fait gloire d'être citoyens de l'Europe, et en cela j'estime pour ma part qu'ils ont été fidèles, malgré des excès regrettables, à la grande tradition nationale et au véritable esprit de la Révolution. Tous auraient pu dire comme Victor Hugo, en parlant de <«< la patrie du poète » : « Pour Eschyle, c'était la Grèce; pour Virgile, c'était le monde romain; pour nous, c'est l'Europe. »

Mais, qu'on déplore cette tendance ou qu'on l'approuve, qu'on affirme avec M. Souriau que « les échanges intellectuels ne peuvent pas créer un esprit européen » ou qu'on admette avec Goethe que « le temps de la littérature universelle est venu », il n'est pas possible que l'historien des littératures modernes et surtout de la plus universelle de toutes se désintéresse de

ce point de vue.

M. Souriau pense que cette « besogne », comme il dit, ne convient pas à des Français. J'estime qu'elle est, au contraire, la tâche qui s'impose de plus en plus aux historiens de la littérature française, comme elle s'est imposée à ceux qui ont écrit, depuis vingt-cinq ans, l'histoire politique de notre pays.

JOSEPH TEXTE.

COMPTES RENDUS

ABEL LEFRANC. Les dernières poésies de Marguerite de Navarre 1.

Les dernières poésies de Marguerite de Navarre que M. Abel Lefranc a eu l'heureuse fortune de retrouver, et dont la Société d'histoire littéraire a assuré la publication, sont un précieux complément de l'œuvre déjà connue de la reine. Elles contiennent quelques-unes de ses plus gracieuses et fortes inspirations. Une ample et intéressante préface met en lumière l'importance des poèmes qui composent ce recueil. C'est une des plus considérables révélations d'inédits qui se soient faites en ces dernières années.

Le texte a été soigneusement établi par M. Lefranc. Mais il ne s'étonnera pas que, ayant tout à faire, il ait laissé encore beaucoup à faire. Il m'a semblé qu'en certains cas, il avait fait erreur dans ses interprétations ou ses restitutions, et qu'en d'autres il avait trop facilement, ou trop désespérément peutêtre, laissé subsister d'insoutenables leçons.

Voici donc les remarques qu'une première et rapide lecture m'a suggérées. Je les propose à M. Lefranc, à qui le succès certain de son premier travail fera un devoir d'amener ces textes si intéressants à un état, s'il est possible, définitif.

P. 3.

Après m'avoir arraché une maire,

Devant les yeulx, mon sang, douleur amère !

La variante du ms. 883 est la leçon à suivre :

Devant les yeulx, non sans douleur amère.

C'est plat, mais c'est correct, coulant, et conforme au ton uni de cette langue fluide, plaintive.

P. 20.

Tant que croyois vostre contentement,

De mon ennuy couvrir le sentiment.

Il faut lire couvrais ou couvris; cet infinitif ne s'explique pas, et il faut ici une proposition principale.

P. 20.

Vous sans mary et sans père et sans guide.

Ce mot guide ne rime pas avec remède: il faut lire aide.

1. Les dernières poésies de Marguerite de Navarre, publiées pour la première fois avec une Introduction et des notes, par Abel Lefranc, secrétaire du Collège de France. Publication de la Société d'Histoire littéraire de la France. -(Armand Colin et C, in-8, 1896, 12 fr.)

P. 38.

Et bien souvent a mieux aymé choisir

Que [de] leur voir [h] azarder chair et peau.

Si choisir est certain, il faut lire mal. « François Ier a mieux aimé souffrir lui-même que d'exposer son peuple. >>

P. 42.

Esleve ung peu ta morte et triste chaire.

« C'est la rime, dit M. Lefranc, qui amène l'auteur à écrire chair avec un e. » La licence serait rude. Mais chaire est ici simplement chère (visage).

P. 43.

Devant mes yeulx la mort me l'a osté
Le dernier fils lequel il acolla.

Ce qui n'a pas de sens. Il faut lire évidemment :

P. 51.

Devant mes yeulx la mort me l'a osté :
Le dernier fus lequel il acolla.

Mais, Amarissime, demeure
Avec moi, parquoy je [te] prie
Que devant elle tu ne pleures,

Car elle est trop triste et mar[r]ye.

Ponctuation vicieuse qui fait contresens. Tout le discours de Securus s'adresse à Agapy, et il faut lire, en otant les deux virgules :

Mais Amarissime demeure, etc.

Il avertit Agapy de retenir sa douleur devant Amarissime qui demeure chez lui.

P. 54.

Mais où est la vertu louable

Des anciens et leur constance ?

La leçon du ms., la constance, est très satisfaisante. Il y a ici une transposition du complément qui n'a rien de rare.

P. 90.

Et luy, qui est le Dieu jaloux,
Ne veut aultre amy et espoux.

Mettez donc en lui vostre cueur

Car tout vostre cuur veult avoir...

La correction est inutile et détruit la netteté du passage. Le ms. donne : Ayez ou mectez vostre cueur.

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« Dieu ne veut pas que vous ayez un autre ami où vous mettiez votre cœur. » Ainsi le sens de la première phrase est complet et net; et car se rapporte à l'idée à laquelle il doit se rapporter : « Dieu ne veut pas..., car il veut... »

L'omission de que se rencontre plus d'une fois dans ce volume même. Le subjonctif mettez est absolument correct à cette date.

P. 95.

Amour luy est pour tout plaisir soulas.

Faut-il lire tout plaisir et soulas, en supprimant pour?

P. 111.

Mon âme périr et noier

Oh! puisse en ceste doulce mer

D'amour, où n'y a poinct d'amer.

« Le ms. porte or», dit M. Lefranc. Pourquoi changer or, qui donne un excellent sens? Or, ore, ores, c'est-à-dire maintenant, à présent.

P. 114.

Vostre amour est froide et lante :
N'entend[] poinct son secret.

Le ms. porte se je lis ce. Puis, le second vers n'a que six syllabes; or, dans toute cette page la bergère chante en distiques de sept syllabes. Il faut donc rétablir sept syllabes ici au second vers, comme au premier. Enfin, le sens de ce vers, tel que M. Lefranc l'établit, est peu satisfaisant. C'est la bergère qui doit reprocher aux autres de ne pas entendre un secret, et non elle qui n'entend pas le secret des autres, lesquelles n'en ont point. Je lis donc : N'entendez point ce secret.

« Vous n'entendez point le secret du véritable amour. »>

P. 133.

Lire :

Et moi j'étoys un sanglier aux boys;
Car, d'une part, la mort me menassoit...

Et moi, j'estoys un sanglier aux abois,

en faisant sanglier dissyllabe.

P. 161.

Repos n'auray, ny paix, ni passience,
Qu'à bien parler ne soye parvenu,
Qui à sçavoir toute chose est tenu.

M. Lefranc comprend : « Moi qui 'suis tenu de savoir toute chose. » Comment qui est peut-il signifier qui suis? Et pourquoi l'ami (c'est-à-dire Marguerite elle-même) aurait-il l'obligation de tout savoir ? Il faut rapporter qui est à bien parler : c'est le bien parler qui est tenu de savoir toute chose ; l'orateur doit n'être ignorant de rien, selon la théorie cicéronienne, dont on peut voir le développement au premier livre du De oratore.

P. 246.

De son seul Tout s'eslongue et de science.

La science n'a rien à faire ici : Tout et Rien doivent être seuls en présence. La leçon du ms. 24,298, rejetée par M. Lefranc, est excellente :

De son seul Tout s'eslongue et désavance.

Désavancé (reculé) est dans l'Heptameron et dans Clément Marot. P. 246. Rend le cuyder et l'homme tout deffaict.

Lire de pour et.

P. 246.

Mais quand son Rien il voit et tel se sent,
Il vient petit, povre, nud, innocent,
Et si petit qu'estre en lui ne séjourne,
Mais en son Tout le voit et le retourne.
5. Car, puisqu'au Tout son estre voit et veult
Qu'en luy seul soit, son Rien à l'heure peult;
Et ce Tout là, où son seul estre il croit
S'incorporer et retourner tout droit,
C'est le chef-d'œuvre et de foy et d'amour
10. Par qui au Tout le Rien fait son retour.

Tout ce passage est fortement altéré, parfois inintelligible.

Au vers 1, il faut peut-être le au lieu de se. Au ms. 2, le vers 1552 fournit la bonne leçon.

Et si très rien qu'estre en luy ne séjourne.

Au vers 4, je lis là retourne et non le. Au vers 6, son Rien à l'heure peult, n'a pas de sens, il faut supprimer la ponctuation à la fin du vers, puis lire au vers 7, à (peut-être en) et non et, puis mettre une virgule après croit les infinitifs du vers 8 se rattachent au peult du vers 6; on met point et virgule ou deux points après droit; les vers 9 et 10 résument la pensée des vers 1 à 8. Voici le passage corrigé dans toute sa suite:

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Au second vers, ce mot Plandes me parait fort suspect. Mais au quatrième vers il faut assurément son.

1. Devient.

2. Le, c'est l'estre du vers précédent. Là, c'est au tout.

3. Où il croit qu'est son seul être.

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