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Nunca sali de mi tienda

Mientras Anvers padecia,

Porque no me acabó un sastre

Unas calzas amarillas1.

Jamais je ne quiltai ma tente

Pendant qu'Anvers souffrait [le siège],
Parce qu'un tailleur ne m'avait pas terminé
Des chausses jaunes.

On se souvient du récit de Louis Racine au retour de la campagne de 1677, le roi demanda à ses deux historiographes pourquoi ils étaient restés à Paris. « Le voyage, leur dit-il, n'était pas long. - Il est vrai, reprit mon père, mais nos tailleurs furent trop lents. Nous leur avions commandé des habits de campagne : lorsqu'ils nous les apportèrent, les villes que Votre Majesté assiégeait étaient déjà prises 2. » On saisit ici le passage du burlesque à la plaisanterie de cour. Racine s'est-il souvenu de Gongora, ou bien est-ce la coïncidence fortuite de deux imaginations? Il est difficile de le décider. Mais il n'y aurait rien d'impossible à ce que Racine, qui citait de l'espagnol en sa jeunesse, dans ses lettres à l'abbé Le Vasseur, eût quelque jour feuilleté les œuvres de Gongora.

Mais venons au vrai burlesque c'est là surtout que la trace de Gongora est apparente. Un des sonnets les plus fameux qu'il ait écrits, et qui eurent le plus de vogue, est celui qu'il fit sur le pont du Manzanares; en voici le début et la fin :

Duele te de esa puente, Manzanares :
Mira que dice per ahi la gente,
Que no eres rio para media puente

Y que es ella puente para treinta rios....
Me di cómo has menguado y has crecido,
Cómo ayer te vi en pena y hoy en gloria.

Ce pont te fait peine, Manzanares :
Fais attention à ce que disent ici les gens,
Que tu n'es pas une rivière pour une
[moitié de pont,
Et que c'est un pont pour trente rivières.
Dis moi comment tu as diminué et crû,
Comment hier je t'ai vu misérable, aujour-
[d'hui glorieux.

Bebióme un asno ayer, y hoy me ha meado. Hier un âne m'avait bu, aujourd'hui il m'a

[pissé.

Le poète fut satisfait de son trait final, car il le répéta dans un autre couplet consacré au même pont de Ségovie.

Que á los principios de diciembre frio
De sus mulos harán estos señores

Que les orines dén salud al rio 3.

Car au commencement du froid décembre Ces messieurs [les médecins] feront que de [leurs mules

L'urine rende la santé à la rivière.

Ces plaisanteries étaient trop conformes au génie de nos poètes

1. Poetas liricos, t. I, p. 436.

2. Mémoire sur la vie de Jean Racine. Le même mot a été rapporté par Mme de Sévigné (éd. Monmerqué, t. V, p. 381).

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3. Gongora, sonnets 83 et 84. Le sonnet 84 représente le Manzanares comme malade: pareillement Saint-Amant dira au Tibre : Vous languissiez malade et blême.

joyeux pour n'être pas recueillies je les retrouve au début de la Rome ridicule; c'est l'apostrophe au Tibre :

Bain de crapaux, ruisseau honteux,
Torrent fait de pissat de bœufs,...
C'est bien à vous d'avoir un pont!...
A vous! qu'avecque ma bedaine
A cloche pied je sauterais;
A vous! qu'en un trait je boirais,

Si je prenais la vie en haine1...

Le ruisseau qu'on boit d'un trait, qui s'enfle de l'urine des bêtes, l'opposition du filet d'eau et du pont, ce sont les idées de Gongora que Saint-Amant mêle aux siennes, et il faut avouer que si l'on était disposé d'abord à trouver l'espagnol assez grossier, il paraît presque délicat quand on a lu Saint-Amant.

Scarron, comme maître du burlesque, a pratiqué les Espagnols; depuis longtemps, on a rendu à Lope de Vega l'idée de trois de ses sonnets les plus connus. Mais Gongora peut réclamer aussi l'honneur de l'avoir inspiré; et cette fois ce ne sont plus des traces plus ou moins effacées. L'emprunt est flagrant, et important.

Gongora avait fait un sonnet satirique sur la cour, du temps qu'elle était à Valladolid.

Grandes mas que elefantes y que abadas,

Titulos liberales cómo rocas,
Gentiles-hombres solo de sus bocas,

Ilustri cavaglier, llaves doradas,

Habitos, capas digo remendadas,
Damas de hazy envés, dueñas con tocas,
Carrozas de á ocho bestias, y aun son pocás,
Con las que tiran y que son tiradas,

Catariberas, ánimas en pena,
Con Bartulos y Baldos la milicia,
Y les derechos con espada y daga,

Casas y pechos todo á la malicia,
Lodos con perejil y yerba-buena:
Esta es la corte; buena pro les haga 5-

Grands plus grands qu'éléphants et rhi

[nocéros, Gens titrés libéraux comme des rochers, Gentilshommes qui ne le sont que de leur [bouche,

Illustres cavaliers, clefs dorées [de cham-
[bellans],

Habits 2, je veux dire capes rapiécées,
Dames à double visage, duègnes à coiffes,
Carrosses à huit bêtes, et c'est peu
En comptant celles qui tirent et celles qui
[sont tirées,

Chasseurs d'emplois, âmes en peine,
Les soldats marchant avec Bartole et Baldus
Et le droit avec l'épée et la dague:

Maisons et cœurs, tout plein de malice3, Des fanges avec du persil et de la menthe, C'est là la cour: grand bien leur fasse!

1. Rome ridicule, str. 7 et 8.

2. Chevaliers des ordres militaires.

3. Selon don Garcia de Salzedo Coronel, commentateur de Gongora, les casas à la malicia sont les maisons que leurs maîtres bâtissent si petites qu'il n'y a place que pour eux, et qu'ils se déchargent ainsi de l'obligation de loger les officiers et ministres du roi.

4. Salzedo Coronel explique que dans ces petites maisons de la cour, il n'y a ni égouts ni lieux d'aisances : tout va à la rue.

5. Sonnet 79.

Un autre sonnet de dessin tout pareil se rapporte à Madrid; en voici quelques traits.

Una vida bestial de encantamiento,
Arpias contra bolsas conjuradas,...
Carrozas y lacayos, pajes ciento...
Embustes, calles sucias, lodo eterno;
Hombres de guerra medie estropoados,
Titulos y lisonjas, disimulos:

Esto es Madrid : mejor dijera infierno 1.

Une vie de bête comme par un sortilège,
Des harpies conjurées contre les bourses...
Carrosses, laquais, cent pages...
Tromperies, rues sales, fange éternelle,
Gens de guerre à demi estropiés,
Titres et flatteries, dissimulation,
C'est là Madrid: disons mieux, l'enfer.

De l'un ou l'autre de ces deux sonnets, de tous les deux peutêtre, Scarron a tiré son tableau de Paris :

Un amas confus de maisons,
Des crottes dans toutes les rues,
Ponts, églises, palais, prisons,
Boutiques bien ou mal pourvues:

Force gens noirs, blancs, roux, grisons,
Des prudes, des filles perdues,
Des meurtres et des trahisons,

Des gens de plume aux mains crochues :

Maint poudré qui n'a point d'argent,
Maint homme qui craint le sergent,
Maint fanfaron qui toujours tremble:

Pages, laquais, voleurs de nuit,
Carrosses, chevaux, et grand bruit :
C'est là Paris, que vous en semble??

6

Il y a dans Scarron une ode burlesque dédiée à Fouquet, Léandre et Héro 3. M. E. Roy, dans son étude sur Ch. Sorel où il a apporté tant de renseignements nouveaux et curieux, suppose que cette ode est prise de l'italien de Bracciolini, qui a publié un poème sur Héro et Léandre. M. Roy, dont l'érudition est à l'ordinaire si sûre, s'est trompé cette fois. Il n'y a aucun rapport entre l'ode en quatrains octosyllabiques de Scarron et la vaste composition de Bracciolino: Hero e Leandro, favola maritima, est une sorte de pastorale dramatique, dialoguée, en cinq actes, avec prologue et intermèdes.

C'est en Espagne qu'il faut chercher le modèle de Scarron et ce modèle est Gongora, qui a écrit une romance burlesque, á la fabula de Leandro y Ero. Scarron a pris des libertés comme toujours mais en maint endroit il a suivi de près son original,

1. Sonnet 165. Il n'est pas sûr qu'il soit de Gongora: Salzedo Coronel ne le commente pas mais, s'il n'est de Gongora, c'est un pastiche de sa manière. 2. Scarron, éd. J.-F. Bastien, t. VII, 129.

3. Ibid., p. 271.

4. P. 162.

5. C'est ainsi qu'il est nommé, et non Bracciolini, dans l'éd. de 1630, in-12, Rome, chez G. Facciotti.

comme on va en juger. Je note les principaux points de coïncidence des deux textes.

Gongora entre tout de suite en matière. Scarron fait une longue dédicace à Fouquet.

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SCARRON.

Quoique je ne sois pas grand grec,
Je lis une grecque chronique,

Où se raconte un cas tragique
Qu'on peut chanter sur le rebec.

Mais faute d'un méchant bateau,
Faute d'une vieille lanterne,
Le fier destin qui tout gouverne
Fit perdre en mer le jouvenceau.
Combien le drôle (Léandre) avait
[le don...

D'être Amphion dans les tavernes.
Or vous saurez que la monture
Était une maigre jument...
Maint paon vainement fit la roue
Autour de ce jeune tendron...
Cependant que dévotement
Sa mère [de Héro] priait dans le
[temple,

Son père de mauvais exemple
Sur un banc rontlait rudement...
La nuit entre eux deux arrêtée
Couvrit les cieux de son man-

[teau...
...Attendait pour se mettre à
[nage

La lueur du signal ardent...
Tandis que fraternellement
Ses deux pieds s'entredéchaus-
[sèrent...

Et de soi-même le bateau,
A qui sert d'étoile un flambeau,
Bien avant en mer il trajette.
De sa barque à quatre avirons,
Je veux dire de sa personne,
La plaine salée il sillonne.
Dans l'humide séjour des tons
Il lança son corps sans chemise..
Souvent la vague au ciel l'élève,
Lors il entrevoit le flambeau,
Et souvent l'enfonce dans l'eau,
Lors il trouve quasi la grève...
Héro, pour défendre du vent
La lumière de sa chandelle,
Met sa chemise devant elle,
Et se brûle les doigts souvent-
Elle fut donc du vent éteinte,
L'espoir de Héro s'éteignit...
Cependant le pauvre Léandre
Cherche en vain des yeux son
[fanal;

Il nage, mais il nage mal,
Il ne peut plus la vague fendre...
Il sent que ses forces s'épuisent,
Qu'il a peur, qu'il n'avance plus,
Et que ses efforts superflus
Lui servent moins qu'ils ne lui
[nuisent...

1

Tout en ayant l'œil sur le texte de Gongora, Scarron ne dédaignait pas d'autres secours. Il y avait dans le recueil d'Espinosa un sonnet sur Héro et Léandre l'auteur était le licencié Juan de Valdes y Melendez. Scarron y a recueilli un trait dont Gongora n'avait pas eu l'idée '.

voy,
olas O flots o vents sourds à ma voix;
[sagradas,

Yanegarme podreis,

Épargnez-moi en allant, ondes Dejadme mientras
[sacrées;
Au retour, vous pourrez aussitôt
[me noyer.

volviendo, En allant épargnez ma vie, [luego.

Au retour soùlez votre envie (Ainsi disait-il quelquefois)...

il développe fort

Scarron brode librement sur la matière l'explication des descendance et parentés de ses deux héros; il ajoute des traits bouffons et grossiers au récit du voyage de Léandre venant au temple; le premier colloque de Léandre et de Héro, avec ses circonstances, est tout de son invention. Gongora noyait Léandre au premier voyage: Scarron ajoute le long détail de la première jouissance, et la répétition de la traversée du détroit.

En revanche il a laissé à Gongora sa fin, où la femme de chambre de Héro pleurait les amants et faisait leur épitaphe :

Nous sommes Héro et Léandre
Non moins sots que fameux.

Ero somos y Leandro
No menos necio que ilustres.

Peut-être est-ce à ce jugement que font allusion les vers de la pièce française:

On dit qu'un auteur l'a blâmée

D'avoir tant pris la chose à cœur...

Mais surtout Scarron n'a eu garde de prendre le portrait tout précieux de la beauté de Héro, qui s'étendait en neuf strophes, d'un esprit plus alambiqué que bouffon, où il n'y avait pas le mot pour rire c'est précisément sur ce passage que Voiture avait trouvé à butiner.

Enfin les deux auteurs se sont accordés à mêler quelque trait de satire littéraire dans leur narration pour Gongora, Boscan, pour Scarron, l'Astrée a servi de cible.

Les comparaisons que l'on vient de faire nous conduisent à une conclusion peut-être intéressante. On a souvent considéré le burlesque comme une dérision voulue du précieux et de l'héroïque, comme la révélation d'un goût opposé au goût de la

1. Ce trait se trouve déjà dans un sonnet de Garcilasso de la Vega. L'idée, au reste, appartient à une épigramme de Martial.

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