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J.-B. GASPARD D'ANSSE DE VILLOISON

ET LA COUR DE WEIMAR1

IV

Depuis son avènement au pouvoir Charles-Auguste avait suivi fidèlement le noble exemple que lui avait donné sa mère, la duchesse Amélie; comme elle, il n'avait cessé de s'entourer des artistes et des écrivains les plus célèbres de l'Allemagne contemporaine. Il avait gardé auprès de lui son gouverneur Wieland, dont la mission était terminée, et son premier soin, à peine à la tête des affaires, avait été d'appeler Goethe à sa cour. L'arrivée du grand poète à Weimar fut comme le prélude de celle de Herder en 1776; deux ans plus tard, Bode s'y fixait à son tour; Musaeus, Bertuch, Seckendorf, Einsiedel, le compositeur Wolf et le peintre Kraus y résidaient déjà; de 1775 à 1782 on y vit venir tour à tour les frères Stolberg, Lenz et Klinger, «< ces enfants de l'orage »; Merck, George Jacobi, le « vénérable » Gleim, le peintre ser, le sculpteur Klauer et le compositeur Kayser, le philosophe Garve, les poètes Leisewitz et Gotter, ainsi que l'historien Jean Müller, hôtes d'un jour, dont la présence dans la petite capitale contribua à en répandre au loin la renommée.

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Après les visiteurs allemands, les visiteurs étrangers ne pouvaient manquer de se rendre aussi dans l'Athènes germanique. Le moment est venu où les Français en particulier vont y paraître. Le premier qu'on y vit arriver fut l'abbé Raynal*, l'auteur de l'Histoire philosophique et politique des établissements et du commerce des Européens dans les deux Indes. Cet ouvrage, qui avait mis le comble à la réputation du remuant écrivain, lui valut aussi, ce qui acheva de le rendre célèbre, d'être persécuté. La première édition de son histoire, publiée sans nom d'auteur, avait été interdite; il prépara sans tarder et fit imprimer à Genève

1. Voir le tome II (octobre 1895) et le tome III (avril 1896) de la Revue d'Histoire littéraire de la France.

2. A. Schöll, Karl-August Büchlein, p. 30-31.

3. Il pourrait se faire que Cacault fût allé à Weimar avant Raynal; mais je n'ai pu recueillir aucun témoignage formel à cet égard.

4. Lettre de Charles-Auguste du 24 avril 1782. Briefe an Merck, p. 240.

5. Pendant son séjour en Suisse, Raynal, pour attirer l'attention, forma le projet d'élever un monument aux trois fondateurs de la liberté helvétique: « L'obélisque

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(1780), avec son nom et son portrait, une autre édition augmentée et plus hardie. Elle fut presque aussitôt condamnée et l'auteur décrété de prise de corps. Mais, averti longtemps à l'avance, Raynal prit tranquillement le chemin de l'étranger; il se rendit d'abord à Spa, où il se vit bientôt entouré d'hommages et où il fit la connaissance du prince Henri de Prusse1. De là il passa en Allemagne.

Avant d'aller à Berlin, où l'avait invité le prince Henri, il rendit visite à la cour de Gotha, dont il avait été le correspondant; il avait dû connaître d'ailleurs le duc actuel, Ernest II, pendant le séjour que ce prince avait fait autrefois à Paris et il savait quelle sympathie lui inspirait tout ce qui venait de France. Le voyage de Grimm à Gotha l'année précédente avait en quelque sorte préparé le sien; le duc avait engagé Goethe à venir dans sa capitale, voir son conseiller de légation. Enchanté de faire la connaissance de cet «<< ami des philosophes et des grands », connaissance qui, « dans la situation où il était, devait certainement, dit-il, faire époque dans sa vie », — le poète s'était empressé d'aller à Gotha. Il n'y retourna pas pour voir Raynal; ce fut celui-ci qui vint à Weimar, en compagnie du frère d'Ernest II, le prince Auguste, l'un des hôtes habituels de Charles-Auguste.

Ami des novateurs et des beaux esprits, le prince Auguste avait dû être plus que personne séduit par Raynal; il n'est donc pas surprenant qu'il l'ait accompagné dans la visite que l'écrivain. français fit à la cour de Weimar. La nouvelle de la venue de l'historien philosophe et la réputation de son intarissable faconde avaient vivement piqué la curiosité de la petite ville ducale.

Nous avons eu tous ces temps-ci, écrivait à cette occasion CharlesAuguste 3, plus d'étrangers qu'on n'en avait vu depuis nombre d'années de réunis ici. Ce soir en arrive un nouveau convoi, et à la vérité de la plus intéressante espèce. C'est M. le prince Auguste de Saxe avec le célèbre abbé Raynal. On dit merveille de la loquacité de cet homme. Ici, des maîtres aux heiduques, l'attention de tout le monde est dirigée sur lui.

Herder, mécontent et frondeur par caractère, resta sur ses

de 30 pieds de haut, écrivait à cette nouvelle Goethe à Lavater, produira un misérable effet au milieu de l'énorme nature; quelques prétentions que fonde notre personnage sur sa pyramide de marbre, j'espère qu'elle ne se fera pas. Leur monument véritable est votre constitution.» Lettre du 7 mai 1781. Briefe an Lavater, p. 128.

1. J. Chanut, Nouvelle biographie générale, s. v. RAYNAL.

2. Goethe's Briefe an Frau von Stein, t. I, p. 375. Lettre du 1er septembre 1781. 3. Lettre du 24 avril 1782. Briefe an Merck, p. 327.

gardes et ne vit dans Raynal que « le déclamateur le plus bavard » qu'il eût rencontré de sa vie '; il se réjouissait que son ami Müller ne fût pas venu à Weimar, alors qu'il s'y trouvait.

C'est vraiment, ajoutait-il, une fleur de notre siècle, car le chardon lui aussi fleurit. Au reste, rien en lui n'est digne d'estime à mes yeux que son jargon philosophique et politique, qui lui rend familiers les divers cabinets de l'Europe, ainsi que les deux Indes, et lui fait deviner et juger très finement son monde. Il est arrivé ici en compagnie du prince Auguste de Gotha. On dirait d'un dieu, tant il se conduit en Oracle politique. Heureux les dieux et les oracles!

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Wieland, si facile pourtant d'ordinaire à s'enthousiasmer, se tint lui aussi sur la réserve; il parle avec indifférence et presque avec dédain de cet abbé qui « du matin au soir les submergeait de politique, d'histoire et d'anecdotes, au point qu'on ne savait plus où donner de la tête ». Mais Goethe et la cour furent séduits, tout d'abord du moins, par l'assurance et le verbiage de l'historien déclamateur.

Tes correspondants, écrivait le poète à son ami Knebel aussitôt après le départ de l'écrivain français, t'auront certainement donné maints détails au sujet de l'abbé Raynal, qui nous a très agréablement amusés pendant quelques jours. Il est plein des anecdotes les plus plaisantes, qu'il sait relier entre elles avec son esprit philosophique universel et français. Il dit aux rois la vérité et flatte les femmes; il se fait bannir de Paris et s'accommode très bien de nos petites cours. J'ai, comme tu peux facilement te l'imaginer, complété, grâce à lui, nombre d'idées... Nous avons fondé, en l'honneur de l'Histoire philosophique des Indes, une société qui se réunit trois fois la semaine et a pour but d'étudier cet ouvrage. Nous le lisons en nous servant de cartes et chacun de nous le commente à l'usage des dames. Cela forme, pour quelque temps, un lien entre nous; nous verrons jusqu'à quand il tiendra.

Il est probable que cette société fut de courte durée; de nouvelles distractions firent oublier le lien qu'elle avait servi un instant à former; parmi celles-ci il faut compter l'arrivée de Villoison à Weimar. Raynal venait à peine de quitter cette ville, que le célèbre helléniste y parut à son tour. En quittant Venise il avait

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1. Lettre à Jean Müller. Joh, von Müllers Briefe an Freunde. (Sämmtliche Werke, t. XVI, p. 185.) « Raynal est trop bavard pour un grand homme disait de son côté Jean Müller. Lettre au conseiller Dohm du 4 juillet 1782. (Ibid., p. 179.) 2. Les mots soulignés sont en français.

3. Lettre du mois de mai 1782 à Gleim. Ausgewählte Briefe, t. III, p. 338. 4. Le 5 mai 1782. Briefwechsel zwischen Goethe und Knebel, t. I, p. 31.

pris le chemin de l'Allemagne. Charles Auguste semble l'avoir invité à venir à sa cour1; c'était déjà pour lui une raison de se rendre à Weimar; il en avait une autre encore plus pressante, le désir d'y retrouver Knebel, « d'y jouir des lumières et des agréments » de sa société. Mais quand Villoison se mit en route, Knebel avait quitté la résidence ducale; ce ne fut pas dans cette ville, mais à Nuremberg que, le 1er mai 1782, les deux amis se rencontrèrent. Après une semaine passée ensemble, Villoison partit pour Weimar, où l'attendait l'accueil le plus empressé; il y arriva le 7, fut logé au palais et reçu à la table même du duc 3.

Dans une lettre adressée six jours après de Cobourg à Knebel, Goethe faisait part à son correspondant de l'impression qu'avait produite sur lui le savant français, qu'il n'avait fait d'ailleurs qu'entrevoir. « Je n'ai vu Villoison que quelques jours, écrivait-il '; c'est un homme bon, agréable, heureux. » Ce jugement court, mais élogieux, est le premier qui ait été porté sur Villoison après son arrivée dans la capitale de Charles-Auguste. Deux jours plus tard, Wieland, informant son ami Gleim de la venue du savant helléniste, en parlait plus longuement. Après avoir dit quelques mots de l'abbé Raynal et de sa visite :

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Nous avons maintenant, ajoutait-il, depuis huit jours, celle du non moins célèbre M. de Villoison, qui de Venise où il a vécu trois ans et demi dans la Bibliothèque de Saint-Marc est venu voir notre duc, avec lequel il est en correspondance depuis qu'il a fait sa connaissance personnelle à Paris... Ce Villoison est un vrai prodige de philologie, de connaissances linguistiques, de lecture, de littérature grecque, orientale et italienne, avec cela un des hommes les plus vifs que j'aie vus, très accommodant, gai et enjoué, sans un trait du visage qui puisse seulement faire supposer qu'il a sué et gelé pendant trois ans et demi dans une bibliothèque de Venise, occupé à copier de vieux commentateurs d'Homère et à faire des extraits de manuscrits grecs, hébreux et arabes.

Le portrait est complet; s'il y manque quelques traits l'indifférence aux divertissements de la cour, peut-être le peu de

1. Dacier, Notice historique sur la vie et les ouvrages de M. de Villoison. Paris, 1814, 8°, p. 16.

2. Lettre de Villoison à Knebel du 22 mai 1782. H. Düntzer, Zur deutschen Literatur, t. I, p. 93. Cf. A. Schöll und W. Fielitz, Goethes Briefe an Frau von Stein, t. II, p. 554.

3. Lettre à Knebel. Ibid., p. 95, note 1.

4. Briefwechsel zwischen Goethe und Knebel, t. I, p. 34.

5. Ausgewählte Briefe, t. III, p. 339.

soin de sa personne, Charles-Auguste et la duchesse Amélie se chargeront de les ajouter. Hôte de la cour, le savant helléniste l'accompagnait souvent dans ses excursions; c'est ainsi qu'un mois après sa venue il alla, avec la famille ducale, assister à la fête du Saint-Sacrement à Erfurt; catholique et arrivant d'Italie, ce spectacle lui devait offrir moins d'attrait de nouveauté qu'à ses hôtes protestants; on est aussi en droit de moins s'étonner que le duc, qu'il se soit endormi au milieu de cette fête, toute bruyante qu'elle était. Mais écoutons ce que Charles-Auguste dit de son hôte 2.

Villoison reste ici, à ce que j'apprends, jusqu'à la Saint-Michel; il se conduit parfois d'une drôle de façon. Avant-hier il était avec nous, à Erfurt, à la fête du Saint-Sacrement, où force nobles se trouvaient. L'après-midi la garnison de Mayence a tiré sous les fenêtres du palais du gouvernement; tu peux te faire une idée du tapage; mais Villoison, dont les nerfs de critique et de bibliothécaire sont également émoussés contre les impressions délicates et grossières, s'est tout bonnement assis dans l'embrasure d'une fenêtre; là, il s'est endormi et s'est mis à ronfler au milieu des détonations, aussi tranquillement que s'il eût été couché dans son lit. Il est terriblement indisposé contre l'amiral de Grasse ; il ne peut lui pardonner de ne s'être pas tué plutôt que de s'être laissé faire prisonnier; car, dit-il, dix mille morts font moins de mal à la France que mille de pris. Il se réjouit de la saignée qui a été faite à sa nation dans cette guerre; il est fort pour les moyens héroïques. Il trouve M. de Hendrich un homme très aimable, plein d'esprit et rempli de connaissances. C'est au fond une bien bonne pâte d'homme et il est certainement plus honnête que son prédécesseur Raynal '.

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L'esquisse est piquante; celle de la duchesse mère est plus juste et nous permet de nous faire une idée plus exacte de ce qu'on

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1. Böttinger, qui à la vérité ne le vit pas et aimait les cancans, parle de la manière de vivre cynique et malpropre de Villoison, et va jusqu'à dire qu'il négligeait son costume et son linge et puait comme une huppe ». Il lui reproche aussi de n'avoir pas appris l'allemand, pendant son séjour de deux ans à Weimar. Literarische Zustände und Zeitgenossen, t. I, p. 17.

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2. Lettre du 14 juin 1782. Briefe des Herzogs Karl-August an Knebel, p. 39.

3. François-Joseph-Paul, comte de Grasse, avait été, le 12 avril 1782, battu et fait prisonnier par l'amiral anglais Rodney, après une lutte de dix heures, où il avait montré un grand courage, mais beaucoup moins d'habileté.

4. Cette citation est en français.

5. Le capitaine Franz Ludwig von Hendrich, directeur du service des incendies, servait, dit Düntzer, d'intermédiaire entre Villoison et la duchesse douairière. 6. Dans une lettre à Goethe écrite cinq jours plus tard (Briefwechsel zwischen KarlAugust und Goethe, t. I, p. 29), Charles-Auguste se borne à ces quelques mots sur son hôte : Le cynisme de Villoison a singulièrement surpris le duc de Gotha. S'agit-il du jugement porté par Villoison sur l'amiral de Grasse ou du peu de soin de sa personne? Il est difficile de le dire, mais j'incline pour la première explication.

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