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levées, lisons-nous dans la traduction de Silvius, Bernard Nutie print le livre de Platon qui s'intitule d'Amour, et leut tous les propos et harangues de ce banquet lesquelles leues, pria les aultres avecq luy conviés, que chascun d'eulx exposast particulièrement les propos d'icelluy. A quoy tous se sont accordés et ayantz jecté le sort, ce premier propos de Phaedrus doibt estre exposé par Jehan Cavalcanti le propos de Pausanias par Anthoine

Theologien celluy d'Eryximachus Medicin, par Ficin Medicin; celluy du poète Aristophanes, par Christofle poète; celluy d'Agathon l'adolescent, par Charles de Marsupe; à Thomas Bence a esté baillée la disputation de Socrates et celle d'Alcibiades à Christofle de Marsupe. Lesquels tous ont loué et apprové ce fort. Toutesfois l'Evesque et le Medicin contraincts s'en aller à leurs charges, l'un des ames, l'autre des corps, ont laissé leur office à faire à Jehan Cavalcant. Et les aultres tous se sont retournés vers luy et se taisants se sont disposez pour l'escouter. Lors, ce plus noble a commencé en ceste manière 1. »

Le commentaire de Ficin avait été, dès l'origine, accueilli avec enthousiasme par les lettrés de la cour de Laurent le Magnifique. L'auteur traduisit lui-même son livre en italien, et un certain nombre d'écrivains s'en inspirèrent aussitôt pour composer des œuvres poétiques ou philosophiques dont plusieurs obtinrent un grand retentissement. C'est ainsi que Girolamo Benivieni composa son poème sur l'amour divin, œuvre puissante à certains

1. Il n'est pas nécessaire de soumettre ce commentaire à un examen minutieux, pour se rendre compte des différences qui le distinguent de l'original qu'il avait pour but de faire comprendre. La préoccupation de tout ramener à l'amour spirituel est dominante chez Ficin. La créature tend naturellement à retourner à son point d'origine, à Dieu; elle « cherche donc dans le monde terrestre, aussi bien dans le monde spirituel que dans le monde matériel, les traces de la beauté divine, à la jouissance de laquelle elle aspire par le moyen de la vue, de l'ouïe, et de l'esprit, puisque la beauté n'est pas perceptible par l'intermédiaire des autres sens. Toute beauté est incorporelle; dans le corps, en effet, elle est quelque chose d'inhérent à ce dernier, mais non le corps lui-même. Elle est le reflet de la face divine, qui resplendit dans les anges, puis dans les esprits humains et enfin dans les corps. Le mythe exposé avec tant d'humour et de gaieté par Aristophane, reçoit une interprétation allégorique tout à fait sérieuse, par laquelle il est censé se rapporter à l'âme, qui s'efforce de reconquérir dans l'amour l'élément divin perdu par elle. Poussée jusqu'à de telles limites, la profondeur du penseur devient baroque. La déclaration même renfermée dans le discours de Socrate, présente une nuance particulièrement néo-platonicienne et chrétienne. L'idée du beau, de la beauté en soi, dont parlait la sage Diotime, est réalisée uniquement en Dieu, le principe suprême, et, comme nous aimons d'abord l'empreinte de Dieu dans les choses, une fois éclairés, nous n'aimons plus que Dieu et toute chose en lui. Le commentaire du discours d'Alcibiade traite spécialement de l'amour inférieur (amor vulgaris), lequel est représenté comme une sorte de maladie, une corruption du sang provoqué par des vapeurs ou des effluves jetées par les yeux de l'objet aimé. » (Gaspary, Storia della letteratura italiana, t. II, p. 155.)

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égards, mais obscure, que Pic de la Mirandole s'est efforcé d'expliquer en un long commentaire.

Il est certain que le sentiment qui entraîna Ficin et ses amis vers le platonisme n'avait pas été seulement le résultat d'aspirations philosophiques, mais aussi d'aspirations religieuses. A ces dernières correspondait la constante tendance de Platon vers le divin. Cette tendance est encore plus frappante dans la doctrine néo-platonicienne, où la question de l'union avec l'absolu tient une si grande place. On peut affirmer, pour en revenir à notre pays, que l'attrait, qui porta la reine de Navarre et son entourage vers le philosophe grec, fut exactement de la même nature que celui qu'avaient ressenti Ficin et ses amis. Le Commentaire du Banquet, qui unissait si étroitement le ravissement mystique à la réflexion philosophique, devint, en France comme en Italie, la Bible des adeptes de ce culte nouveau. On devine le charme profond que Marguerite dut éprouver à cette lecture, mieux faite qu'aucune autre pour provoquer son enthousiasme. Des chapitres tels que ceux de l'Oraison troisième : « Amour estre en toutes choses, pour toutes choses, créateur de toutes choses et maistre de toutes choses, Amour est autheur et conservateur de toutes choses», devaient exercer sur elle une fascination particulière. L'œuvre du fidèle Silvius devint probablement son livre de chevet, et elle s'est manifestement inspirée des enseignements qu'il renferme touchant l'excellence de l'amour, lorsqu'elle traça dans la pastorale du recueil des Dernières Poésies l'étrange figure de la bergère, qui personnifie l'amour de Dieu.

La reine — il importe de le remarquer — n'avait pas attendu l'éclatant service rendu par son valet de chambre à la propagande du platonisme, pour lui manifester sa confiance et sa sympathie. C'est à Jean de la Haye, alors imprimeur à Alençon, que notre princesse avait réservé le périlleux honneur de publier les deux premières éditions du Miroir de l'âme pécheresse. On sait le retentissement de ce poème et les attaques dont il fut le prétexte, quelque temps après son apparition: il est certain que l'éditeur du livre incriminé courut à ce moment de sérieux dangers et qu'une partie de l'animosité des théologiens retomba sur lui. Cette circonstance ne refroidit pas le zèle de l'excellent serviteur, qui, un an après la publication de sa traduction de l'œuvre de Ficin, publia à Lyon, chez Jean de Tournes, l'édition originale des Marguerites de la Marguerite des Princesses.

L'épître liminaire en vers, adressée à Jeanne d'Albret, qu'il miț

en tête de l'ouvrage est un véritable manifeste d'idéalisme; il y chante l'immortel nom de Marguerite,

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On voit que l'expression platonicienne par excellence est devenue d'un usage courant à la cour de Navarre et que la Pléiade ne fera, un peu plus tard, que lui donner droit de cité définitif.

Ajoutons que l'histoire et le rôle de ce personnage sont restés jusqu'à présent assez obscurs. L'incertitude même de son nom, puisqu'il semble avoir été tour à tour appelé Simon Silvius, Jacques Simon, Jean de la Haye2, Jean ou peut-être aussi Jacques et Simon Du Bois, ne contribue pas peu à compliquer les recherches 3.

Vers l'époque où parut la publication de Silvius, un autre dialogue de Platon, celui-là l'un des plus courts et des moins importants, mais par contre très significatif en ce qui concerne les questions d'expression littéraire, fut traduit en français et reçut les honneurs de l'impression. Il s'agit de l'Ion, ce charmant dialogue socratique, qui traite de la poésie et du poète, cet « être léger, ailé et sacré », et présente une définition si curieuse de l'inspiration lyrique. Ce petit ouvrage, dans lequel on a pu voir,

1. Le poète s'adresse ici à Jeanne d'Albret.

2. On trouvera quelques renseignements bibliographiques sur La Haye dans le Bull. de la soc. de l'hist. du protest. fr., en particulier dans le no du 15 février 1893. 3. Il y a les plus fortes raisons de penser que le Simon Dubois, premier imprimeur et traducteur des œuvres de Luther en France, est le même que l'éditeur du Miroir de l'áme pécheresse et que le traducteur du commentaire du Banquet. Si, comme je le crois, cette hypothèse est exacte, il serait curieux de constater que c'est au même homme que les Français durent de connaître, à travers l'exposé de Ficin, la plus belle œuvre de Platon, aussi bien que le Livre de vraye et parfaicte oraison et le traité de la Consolation chrestienne. Dubois, d'abord imprimeur à Alençon, s'installa plus tard à Paris. (Voir sur cette question les excellentes Notes sur les traités de Luther traduils en français et imprimés en France entre 1524 et 1534, publiées par M. N. Weiss dans le Bull. de la Soc. de l'hist. du protest. franç., t. XXXVI et suiv.)

et non sans motif, une critique ironique de l'art du rapsode, ne paraît pas avoir été considéré sous ce point de vue, à l'époque où il fut présenté au public littéraire de notre pays. Son traducteur, Richard Le Blanc, le donna, au contraire, comme une sorte de glorification de la poésie, ainsi qu'en fait foi le titre du volume : Le dialogue de Plato, intitule Io, qui est de la fureur poetique et des louanges de poésie, translaté en françois par Richard Le Blanc. (Imprimé à Paris par Chrestien Wechel, demeurant en la rue Saint-Jan de Beauvais, au Cheval blanc, MDXLVI.)

On doit reconnaître que le tour émigmatique donné par Platon aux différents discours tenus par Socrate, au cours du dialogue, et dans lesquels il décrit, en termes enthousiastes, le transport divin qui anime le poète, rendait une confusion possible. La traduction de Le Blanc, plaquette aujourd'hui rarissime, et omise probablement pour cette raison dans toutes les bibliographies, est dédiée à Ambroise de Vieupont «< sieur et baron de Thevray ». L'épître liminaire adressé à ce personnage est intéressante: on en trouvera le texte en note 2.

1. Le seul exemplaire que j'aie pu en découvrir existe à la bibliothèque Victor Cousin.

2. Recordant en moy mesme, que quelque jour, Monseigneur, comme j'estoye avec vous, ensemble plusieurs de vos amys, là se trouva (comme souvent il advient) un mesdisant de poésie, qui mesprisoit les carmes faictz aulcunes foys par les poetes modernes à l'honneur et celebration du nom de Dieu, et qu'il n'estoit licite d'alléguer lesdictz poetes, ny entremesler les compositions d'iceulx principalement es sainctes escriptures, j'ay souvenance que vertueusement, comme esprins de fureur divine, vous luy contredites son dict par l'authorité de ce hault apostre sainct Paul, lequel au quinziesme chapitre de sa première epistre aux Corinthieus n'a esté scrupuleux, et n'a faict refus d'amener au propos de sa sentence le poete Menander, disant que les paroles lascives et maulvais devys corrompent les bonnes mœurs. Et non seulement en ce passage, il produit les poetes, mais en plusieurs aultres lieux. Pareillement contre ce mesdisant, et aultres semblables, en l'exaltation de poesie peult estre valable (non pas esgallement) l'authorité de Platon, philosophe divin, lequel enquerant diligemment des choses humaines et divines, prouve par subtiles raisons en ce present dialogue intitulé lo, que poesie est ung don de Dieu, et en ceste probation il fait deux especes d'aliénation de pensée, l'une par maladie et intempérance de vivre, qui est perturbation d'esprit et follie. L'aultre est une fureur procedant de Dieu, qui est une inspiration divine: et par telle fureur Vergile, à son sixiesme, introduit la Sybille parler à Aeneas. Or, en ce petit dialogue Socrates dit que fureur poetique n'est aultre chose que telle inspiration de Dieu, par laquelle l'entendement humain est eslevé oultre le pouvoir de l'homme. Car il est impossible (dit-il) que les poetes peussent traicter de tous artz et les enseigner par leurs escriptz, saus grand'aide et faveur de Dieu. Pourtant le poete délectable Ovidius, inspiré par sa Muse Euterpe, dit que nous avons un Dieu en nous, par le poulsement duquel nous sommes eschauffez et incitez à bien faire. Poesie donc est un don divin. Et tout ce que les poetes excellentz, soient Grecz, Latins, ou Francoys, ont faict, dict, et composé, il procede de la grace divine. Et non seulement les poetes sont inspirez divinement, comme reduictz en la puissance de Dieu, mais aussi les récitateurs et interpréteurs d'iceulx, lesquelz ne peuvent faire ne reciter chose aggreable aux auditeurs sans la grace predicte. Et pour ce Socrates, par la similitude de la pierre magnes, fait une concatenation et certain ordre, de degré en degré, de telles inspirations divines, sçavoir est, que de Jupiter, qui est

Le mélange calculé de témoignages empruntés, les uns à des auteurs de l'antiquité, les autres à l'apôtre Paul, est à remarquer dans cette épître. Le mérite littéraire de la traduction qui y fait suite est sensiblement inférieur à celui des publications analogues de Des Périers et de Silvius, mais l'exactitude de l'interprétation, qui pèche plutôt par un caractère trop littéral, apparaît comme suffisante. Les passages d'Homère cités au cours du dialogue sont rendus en vers français. Au point de vue de la doctrine littéraire, ce qu'il importe de relever surtout dans le travail de Le Blanc, ce sont les déclarations qui forment la conclusion de l'épître dédicatoire. Observons encore que celle-ci est suivie d'un dizain en vers français «< au détracteur » et d'un tetrastichon adressé au poète Claude de Vipart.

La publication du Commentaire du Banquet donna certainement aux études platoniciennes une impulsion plus énergique. Un an plus tard, paraissait Le Criton de Platon, ou de ce que l'on doit faire, traduit par le commandement du Roi, par (Pierre) Philibert Du Val, évêque de Séez (Paris, Vascosan, 1547, 4°). Cet ouvrage avait donc été exécuté sur le désir exprès du souverain. Or, ici encore, l'action de Marguerite apparaît avec évidence. Duchesse d'Alençon, c'est-à-dire d'une région dépendante, au point de vue ecclésiastique, du siège de Séez, elle avait entretenu, dès les années de sa jeunesse, de constants rapports avec les évêques de cette ville. Lorsque, par suite de son mariage avec Charles d'Alençon, en 1509, elle fut amenée à habiter la terre normande,

le vouloir de Dieu, procede Apollo de Apollo, qui est l'âme du monde, procedent les ames des spheres celestes, qui sont les neuf Muses. Par ce moyen, fureur poetique descend par ces degrez, Jupiter ravit Apollo; Apollo enlumine les Muses: les Muses incitent les espritz des poetes: les poetes inspirez inspirent les interpreteurs d'iceulx; et les interpreteurs esmouvent les auditeurs. Et véritablement, jouxte notre philosophie evangelique, nous croyons fidelement que nul bon œuvre peult estre faict sans le Sainct Esprit, qui est la grace de Dicu. Pourtant sainct Paul Je suys, dit-il, ce que je suys par la grace de Dieu, et la grace de Dieu, qui est venue à moy, n'a esté vaine, ny oisive, mais j'ay plus labouré que les aultres, non pas moy toutesfoys, mais la grace de Dieu, qui m'est presente. Et neantmoins qu'aulcuns poetes n'ayent eu la cognoissance de Jésus-Christ, vray et seul Dieu, n'est-ce toutesfoys, qu'ilz n'ont faictz aulcune bonne operation sans la grace predicte, ce que Socrates conclut en ce present traicté, lequel j'ay traduict en nostre langue françoise, excité en partie par la souvenance de vostre refutation contre ledict mesdisant, ce qui donne patentement à cosgnoistre l'ardant désir qu'avez en bonnes lettres, qui est grand' illustration de vostre noblesse, vertu, dignité, et plus qu'humaine libéralité; en partie aussi pour pousser tousjours en avant l'estude et affection de jeunesse à conferer nostre langue avec la grecque et latine, dont chascun peult percepvoir, et cueillir grand fruict, non seulement en conditions, mais en civilité et bonnes mœurs, fort prisée pour le present. Et neantmoins (Monseigneur) que le livre soit petit, il vous plaira, tant pour la dignité de l'autheur, philosophe divin, que pour les louanges de noble poesie, le prendre aggreable, en attendant mieulx.

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