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bossus manqués, de faux bossus, comme il appelle les albinos des nègres blancs. Chose aussi amusante que significative! ce fut justement à l'éditeur du poète que cette difformité ne resta pas cachée. Personne n'est un héros aux yeux de son valet de chambre, dit le proverbe, et de même le plus grand écrivain finira par perdre à la longue son prestige héroïque aux yeux de son éditeur, l'attentif valet de chambre de son esprit; ils nous voient trop souvent dans notre négligé humain. Quoi qu'il en soit, je m'amusai beaucoup de cette découverte de Renduel; elle sauve la synthèse de ma philosophie allemande, qui affirme que le corps est l'esprit visible, et que nos défauts spirituels se manifestent aussi dans notre conformation corporelle », etc., etc.

On admettra que cette sortie du grand moqueur n'était pas faite pour gagner les bonnes grâces de l'Olympien dont la susceptibilité et la rancune ne furent pas les moindres défauts.

Je ne parlerai pas d'une lettre de Heine adressée à Armand Bertin et publiée dans le Journal des Débats le 12 janvier 1853. Vous la trouverez à sa place dans le III volume de la Correspondance inédite. Il y est beaucoup question de Renduel, qui s'était engagé dans une affaire de publication, histoire qui ne peut nous intéresser. Heine déclare entre autres qu'il s'était entendu à l'amiable avec Renduel « faisant bon marché des intérêts matériels » ce qui n'était pas soit dit en passant tout à fait dans ses habitudes. Voici la convention finale qui honore et Heine et Renduel: .... « J'ai renoncé, en faveur des indigents, à toute indemnité... et M. Renduel, de son côté, s'est noblement engagé à payer une certaine somme stipulée d'un commun accord, aux pauvres d'un village situé près de son château, et dont il m'avait dépeint la détresse.» J'ignore si ce procédé a été imité depuis.

Une lettre de Heine écrite à Renduel lui-même, datée du 11 mars 1841, nous intéresse davantage. D'abord elle est inédite en France. Je l'ai publiée ou enterrée, si vous préférez dans une thèse suisse sur Heine. Puis elle nous donne de nouveaux renseignements sur les rapports commerciaux et autres du poète avec son éditeur français. On est surpris de ne pas y trouver les plaintes continuelles, les propos pénibles et la mauvaise humeur dont abonde sa correspondance avec ses éditeurs d'outre-Rhin. Nous y lisons ensuite que Heine se plaint de «< nouveaux frais de traductions », ce qui prouve une fois de plus qu'il ne fut jamais son propre traducteur, et comme l'original de la lettre est entre nos mains, nous pourrons - en la copiant scrupuleusement démontrer finalement que Heine était encore, malgré ses dix ans de séjour à Paris, en très mauvais termes avec l'orthographe et la grammaire françaises. L'importance de ce fait incontestable est du reste assez mince; dans tous les cas il n'a rien d'humiliant pour celui qui fut avec Goethe le premier lyrique et le plus merveilleux prosateur de la littérature allemande. Voici ce qu'il écrit « à son cher Renduel!»

Ce n'est pas par negligence que j'ai tardé jusqu'aujourd'hui de vous écrire. Deloye ne s'est pas pressé de me donner une reponse brilliante. Il publie aprésent ses livres dans le format de Charpentier qui crie qu'on lui prennait son invention et qui criera encore plus fort, quand on publiera dans ce format un livre portant le même titre qu'un des siens. Cet incident a donné lieu à des pourparlers assez bouffons. En resultat Deloye veut bien faire une édition de mon Allemagne dans un volume, en exigeant que j'ôte un tiers de l'ouvrage et que je le remplace par du nouveaux ce qui me fait de nouveaux frais de traduction. Ma retribution sera de huit sous par volume, cependant sur 1 000 Exemplaires 250 Ex ne me seront pas comptés. On me paye

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1 000 Ex d'avance, en billets de 100 francs payables dans le courant de Voila aprésent ce que je vous propose, mon cher

l'année prochaine. Renduel:

Je vous donne 500 francs argent comptant et je vous promets de vous payer encore 300 francs d'ici en trois ans si mon édition de l'Allemagne a reussi ou que je me trouve plus riche que dans ce moment. Soyez persuadé que je ne veux pas vous payer ces 300 francs en vaines promesses et que vous ne les perderez dans aucun cas. Je suis très gueux dans ce moment, mais j'ai beaucoup d'avenir de fortune et je ne crois pas manquer d'honneur.

Si vous acceptez ma proposition, dont je ne doute pas, je vous prie de me nommer la personne à qui je remettrai un billet de Banque de 500 francs et qui en retour me delivrera de votre part un écrit formulé de manière à ne laisser aucun doute sur mon droit de reimprimer l'Allemagne. Dans cet écrit vous ne mentionnez pas la somme que je vous paye, car Delloye n'a pas besoin de savoir qu'elle sert en même temps de m'acquitter auprès de vous d'une dette d'argent. Quant à cette dette, je vous repète encore une fois que je n'ai pas reçu pour 100 francs de livres comme vous disiez l'autre jour; je n'ai reçu que 12 volumes à 2 fr. 50, et ca fait 30 francs. Cette remarque devient oïseuse après l'arrangement que nous font aujourd'hui; elle sert toute. fois à vous montrer que vous ne sacrifiez pas tant que vous imaginiez. Cependant cela ne m'empêche pas de vous dire mes remerciments les plus sincères pour le sacrifice que vous faites et qui a toujours une assez grande valeur pour moi. Vous étiez toujours plein de bons procédés à mon égard et je serais enchanté si jamais je trouverais l'occasion de vous prouver ma reconnaissance.

Votre ami,

HENRI HEINE.

Ce qu'il y a de curieux, ce qui est unique dans l'histoire des rapports des littératures, c'est que Heine, qui ne savait pas écrire quatre lignes françaises sans faute, a conquis incontestablement droit de cité dans cette brillante France littéraire de la première moitié de ce siècle. Et cette gloire il la doit un peu aussi à son premier éditeur français, Eugène Renduel.

LOUIS P. BETZ (Zürich).

COMPTES RENDUS

EUGÈNE RITTER. La famille et la jeunesse de J.-J. Rousseau. Hachette, 1896, in-16.

Ceux qui connaissent de longue date les remarquables travaux de M. E. Ritter sur Rousseau ont regretté souvent que nombre de ces travaux fussent ensevelis dans des recueils peu accessibles à la majorité des lecteurs français, tels que le Bulletin de l'Institut genevois ou la Zeitschrift für neufranzösische Sprache und Literatur. Ils apprendront donc avec un sensible plaisir que M. E. Ritter a pris le parti de mettre à la portée du grand public le résultat de ses recherches anciennes et récentes, et seront unanimes à exprimer le vœu que le présent volume soit le commencement d'une série. Il n'y a pas actuellement en Europe de « rousseauiste » plus autorisé que M. E. Ritter.

L'auteur a modestement prévenu son lecteur qu'il ne fallait pas demander à son livre plus qu'il ne prétend donner : «< Dans le présent ouvrage, écrit-il, je cherche à dire des choses nouvelles, à soumettre au lecteur le résultat de recherches originales. Ce plan est louable, mais il a un inconvénient qui reparait à bien des reprises : c'est que trop souvent je n'ai rien à dire... » (p. 208). Ce n'est donc pas ici une histoire suivie de la famille et de la jeunesse de Rousseau. C'est une série d'études de détail sur des points importants et peu connus du sujet. Même ainsi réduite, la moisson est riche encore.

La première moitié du livre est consacrée à la famille de Jean-Jacques. Grâce surtout aux érudits genevois 1, nous connaissons aujourd'hui l'histoire de cette famille bien mieux que ne la connaissait Jean-Jacques lui-même. Les principales sources auxquelles M. E. Ritter a puisé sont les registres du Conseil et du Consistoire de Genève, les minutes des notaires, et les documents des archives de Genève sources précieuses, comme il le note, mais documents souvent « dénigrants ». Le dossier d'un procès criminel ou une enquête de police n'apprennent d'ordinaire sur les gens rien de favorable. M. E. Ritter a très judicieusement passé au crible ces papiers souvent compromettants. La famille de Rousseau, depuis l'ancètre Didier Rousseau qui quitta Paris en 1549 pour des motifs encore ignorés (p. 21) — jusqu'au père de JeanJacques, ce joyeux et fantasque Isaac Rousseau, ne sort pas trop noircie de cette enquête. Sur Didier Rousseau; sur Mie Miège, sa femme, que M. E. Ritter me semble qualifier un peu complaisamment de « femme de valeur » (p. 27); sur David Rousseau, le grand-père de Jean-Jacques; sur Suzanne Bernard, sa mère; enfin sur son père lui-même et surtout sur le curieux épisode de son voyage en Orient, M. E. Ritter nous apprend une foule de choses neuves, qui

1. M. E. Ritter reproche quelque part aux érudits français, et notamment parisiens, de négliger Rousseau. Me permettra-t-il de lui rappeler le livre de M. Beaudoin (La vie et les œuvres de J.-J. Rousseau, 1891, 2 vol. in-8), qui est à l'heure actuelle la biographie la plus étendue de Rousseau et qu'il ne mentionne même pas dans sa revue des travaux récents sur son auteur?

précisent et, sur plus d'un point, rectifient les données courantes. Et je ne dis rien de ce qu'on trouvera de nouveau dans ce livre sur quelques-uns des personnages qui ont joué un grand rôle dans la jeunesse de Rousseau, tels que le pasteur Lambercier - qui sort innocenté de certaines calomnies, ou que le graveur Ducommun, qui fut le patron de Rousseau, et dont la mémoire ne gagne rien à l'examen minutieux des faits (p. 182).

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Mais ce dont le gros des lecteurs saura le plus de gré à M. E. Ritter, c'est d'avoir rattaché d'un lien solide Rousseau et sa famille à la patrie genevoise. S'il est vrai, comme l'établit notre auteur, que « la part de l'élément étranger c'est-à-dire français dans l'ascendance de Rousseau dépasse le tiers du total, tandis que celle de l'élément local est supérieure à la moitié » (p. 38), on concevra de quel prix sera pour les historiens futurs de Rousseau le tableau que nous avons ici de la Genève du xvie et de celle du xvIe siècle, où tous ces ascendants, étrangers ou nationaux, ont vécu et qui les a marqués d'un sceau ineffaçable. Le caractère genevois est une « tonsure », a-t-on dit. Dans la Genève d'autrefois, «< il fallait être vertueux, ou s'en aller; on restait, et les caractères se roidissaient » (p. 54). L'influence de l'esprit calviniste sur toute cette lignée a été décisive et elle se retrouve cbez Rousseau lui-même.

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Mais M. E. Ritter a très bien mis en lumière, dans la seconde partie de son livre, les influences qui sont venues se surajouter et se superposer à celle-ci. Il s'est demandé ce que Rousseau a dû à son séjour en Italie et sur ce point nous nous hasarderons à prier avec lui M. Theophile Dufour de vouloir bien publier les documents qu'il possède sur le séjour de Rousseau à Turin. Il a cherché à déterminer l'influence exercée sur le jeune Rousseau par son séjour aux Charmettes, par les lectures qu'il y fit, par l'action que les idées religieuses de Mme de Warens eurent sur lui. Parlant des Charmettes, M. E. Ritter écrit : « En 1738 et 1739, le chemin qui domine la vigne et la maisonnette a vu éclore des idées qui ont régné cent ans en France » (p. 288). Je le pense comme lui, et c'est pourquoi il me semble essentiel de déterminer avec précision l'évolution des idées de Rousseau à ce moment décisif de sa vie. J'avoue que M. E. Ritter ne me parait pas avoir épuisé le chapitre des lectures de jeunesse de Jean-Jacques. Il commente très heureusement, à vrai dire, certains passages des Confessions ou du Verger des Charmettes. Mais en tire-t-il tout ce qu'on en peut tirer? Dans le Verger, Rousseau nous donne un long catalogue de livres lus par lui à cette époque. Il cite et Leibniz et Barrow et le Télémaque et le Sethos de l'abbé Terrasson, et Racine, et Horace, et

Claville, Saint-Aubin, Plutarque, Mézeray,
Despréaux, Cicéron, Pope, Rollin, Barclay,

Et vous, trop doux La Mothe, et toi, touchant Voltaire.

M. E. Ritter étudie, pour notre grand profit, l'influence de certains de ces écrits. Mais pourquoi omet-il les autres? Une pareille enquête n'a d'intérêt que si elle est complète et, même si on ne s'attache qu'aux œuvres essentielles, on peut trouver qu'il y a dans l'exposé de l'auteur quelques lacunes graves. Pourquoi ne pas citer Addison, La Bruyère, que Rousseau lisait avec Mme de Warens, Saint-Evremond? Mais surtout pourquoi omettre le roman de Cléveland, de l'abbé Prévost, nommé expressément dans le Verger et dont Rousseau dit dans les Confessions (I, 5): « La lecture des malheurs de Cléveland, faite avec fureur et souvent interrompue, m'a fait faire, je crois, plus de mauvais sang que les miens ? » Ce curieux roman ne contient pas seulement comme un premier jet du déisme de Rousseau; il a dû certainement, par la mélancolie qui respire dans plus d'une page, agir sur son imagination dans une mesure qu'il y aurait intérêt à déterminer.

On est un peu surpris de lire, d'autre part, dans M. E. Ritter (p. 269) : « On remarque qu'il ne nomme jamais un écrivain, un docteur de l'Église, qui est

une des gloires de la Savoie, et dont sans doute il entendit souvent parler : saint François de Sales. Ne l'a-t-il donc pas lu?... » Mais il le nomme dans les Confessions (1, 2) et avec éloges : « Le bon évêque de Bernex, avec moins d'esprit que saint François de Sales, lui ressemblait sur bien des points; et Mme de Warens, qu'il appelait sa fille, et qui ressemblait à Mme de Chantal sur beaucoup d'autres, eût pu lui ressembler encore dans sa retraite, si son goût ne l'eût détournée de l'oisiveté d'un couvent. >>

Deux chapitres entiers sont consacrés au développement d'une thèse chère à M. E. Ritter : l'influence du piétisme romand et de Magny sur Mme de Warens, et, par contre-coup, sur Rousseau. J'avoue que, sur ce point, l'argumentation de M. E. Ritter ne m'a pas entièrement convaincu. Et d'abord, comme M. Ritter le constate lui-même, Mme de Warens n'a jamais nommé Magny à Rousseau; de l'agitation piétiste où elle avait vécu, « il ne lui était rien resté, rien que l'étincelle » (p. 284). Non seulement elle n'a pas parlé de son ancien maître à Rousseau, mais elle ne lui a pas parlé du piétisme, ou, si elle l'a fait, c'est en termes peu flatteurs, car dans la Nouvelle Heloise (VI, 7) Saint-Preux déplore les « égarements » de Muralt et détourne Julie de lire son Instinct divin; Rousseau ajoute, dans une note qui donne à réfléchir, à propos des piétistes: « Sorte de fous qui avaient la fantaisie d'être chrétiens et de suivre l'Evangile à la lettre, à peu près comme sont aujourd'hui les méthodistes en Angleterre, les moraves en Allemagne, les jansénistes en France. » Je sais bien que M. E. Ritter réduit l'influence piétiste chez Me de Warens au minimum, à l'« étincelle », et qu'il écrit nettement à propos de Rousseau : «< Dans ses années d'étude, comme plus tard dans sa carrière d'écrivain, il n'a connu que les livres et les hommes des églises protestantes de langue française » (p. 274). Mais il n'en maintient pas moins qu'une certaine « logique intérieure » relie le piétisme à la Profession de foi du vicaire savoyard, autrement dit à la religion naturelle (p. 284). J'avoue mes doutes. La religion naturelle était-elle si vivace en Mme de Warens, « chez qui, écrit un peu complaisamment M. E. Ritter, les écarts de conduite n'avaient affaibli en rien la ferveur qu'elle tenait de sa race et de ses maîtres» (p. 236: on notera que Rousseau écrit plus modestement qu'elle avait « l'esprit un peu protestant »)? Et, d'autre part, est-il nécessaire de mettre à la base des idées religieuses de Rousseau les aspirations de Spener et de Magny? Si profondément convaincu que je sois de l'influence du protestantisme sur Rousseau, il me paraît hasardeux de comparer l'influence même éloignée de Magny à celle qu'ont pu exercer sur lui Leibniz, Malebranche, Descartes, et peut-être «<le touchant Voltaire », comme il l'appelait dans le Verger des Charmettes.

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Les réserves que je viens de faire n'ont nullement pour but de diminuer la valeur du livre de M. E. Ritter. J'espère qu'elles prouveront au contraire au lecteur la variété et l'intérêt des problèmes qu'il soulève. Quant à l'auteur, je ne vois pas de meilleur moyen de le louer que d'exprimer le vœu qu'il nous donne deux livres qui nous manquent presque également, et ce qu'il est mieux à même que personne de faire : une édition critique des Confessions et une biographie complète de leur auteur.

JOSEPH TEXTE.

ANDRÉ LE BRETON. Rivarol, sa vie, ses idées, son talent, d'après des documents nouveaux. Hachette, 1895, in-8.

Le livre de M. Le Breton sur Rivarol était à faire, et c'est le premier mérite de l'auteur de s'en être avisé. On pouvait en effet se demander si l'ouvrage considérable de M. de Lescure (Rivarol et la société française), publié en 1883,

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