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d'Histoire littéraire

de la France

UNE CORRESPONDANCE INEDITE DE GRIMM
AVEC WAGNIÈRE

Ce n'est pas, ainsi qu'on pourrait le supposer, une de ces correspondances destinées à demeurer secrètes comme Grimm en envoya tous les quinze jours pendant vingt ans, de 1753 à 1773, aux cours de l'Allemagne du Nord et du Midi. Ce n'est pas davantage une correspondance telle que le nouvelliste devenu diplomate et agent politique en entretint avec la Sémiramis du Nord. On ne saurait guère espérer maintenant pouvoir ajouter beaucoup à ces gerbes déjà faites. La collection, dans laquelle M. Maurice Tourneux a rassemblé avec autant de diligence que de tact littéraire les feuilles de nouvelles écrites par Grimm comme celles qui proviennent de ses émules Raynal, Diderot, Meister, ne laisse pas à glaner après elle; et la correspondance avec Catherine II, qui a vu le jour en 1878 pour la première fois, a été assez accrue depuis lors par M. Jacques Grot dans une édition nouvelle pour que celle-ci puisse sembler définitive ou peu s'en faut. Lorsqu'elles parurent, les lettres de Grimm à Catherine II et celles de Catherine II à Grimm' furent une véritable révélation. Nous ne saurions prétendre qu'il en sera autant de celles qui se trouvent dans les pages suivantes. Adressées toutes au même personnage, elles ont à peu près toutes le même objet : Voltaire

1. Recueil de la Société impériale d'histoire russe, t. XXIII (1878), lettres de Grimm, et t. XLIV (1886), lettres de Grimm à Catherine (2o édition).

REV. D'HIST. LITTÉR. DE LA FRANCE (3 Ann.).

III.

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et sa bibliothèque acquise par l'impératrice. Mais quelle que soit l'importance de cet objet et son intérêt, pareille matière ne saurait entrer en ligne de compte avec l'intérêt des sujets variés traités ailleurs avec tant d'abandon. Pourtant elles serviront à éclairer davantage un chapitre d'histoire littéraire et, chemin faisant, fourniront des détails nouveaux et probants.

Les lettres publiées ci-dessous ont été adressées par Grimm à J.-L. Wagnière, le secrétaire de Voltaire. Celui qui les écrivit est trop connu maintenant pour qu'il soit besoin de retracer ici sa physionomie, même sommairement. Après l'étude si bien documentée consacrée en 1887 par Edmond Schérer à Melchior Grimm, l'homme de lettres, le factotum, le diplomate, tous les aspects de cette nature complexe sont surabondamment déterminés. On sait par le menu les diverses étapes de cette carrière si nette sous son apparente diversité et comment le fils du pasteur de Ratisbonne fit son chemin dans le monde. Obséquieux et plein de savoirfaire, cet Allemand finit par s'acclimater assez dans un pays qu'il méprisait pour se ménager bien vite des revenus en contant aux oreilles étrangères les traits de la frivolité française. A ce commerce, Grimm gagna plusieurs revenants-bons: c'est ainsi que le libelliste devint baron du Saint-Empire, ministre plénipotentiaire, homme de confiance de la grande Catherine, voire même colonel russe. Mais, en dépit qu'il en eût, il prit aux gens de France quelques-unes de ces qualités qu'il appréciait médiocrement la légèreté de l'allure, l'art de mettre en valeur les racontars insignifiants, de tirer de l'attrait des anecdotes les plus anodines et de les faire valoir par un certain bonheur d'expression. Si bien que, par un singulier retour des choses, l'auteur de la Correspondance secrète ne saurait passer chez nous pour un écrivain indifférent et tient une place honorable dans l'histoire littéraire de notre xvin® siècle, tandis qu'au delà du Rhin, dans son pays natal, l'auteur de Banise ne sera jamais qu'un assez piètre homme de lettres. L'avenir garde parfois en réserve de ces ironies-là! Mais il convient d'ajouter sans retard que Grimm eut toujours autant de bon cœur qu'il avait de bon sens. S'il se montrait trop volontiers flatteur et courtisan pour les grands dont il dépendait, il ne cessa de témoigner le plus d'intérêt qu'il put et d'un intérêt très efficace aux inférieurs qui recoururent à lui. La correspondance qui suit en sera la preuve. On en trouverait bien d'autres encore à son actif.

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Jean-Louis Wagnière, auquel ces lettres sont adressées, est beaucoup moins connu que son correspondant. Ceux qui ont suivi

l'histoire de Voltaire n'ignorent pas le nom du dernier en date de ses secrétaires; mais les diverses circonstances de la vie de Wagnière demeurent encore assez obscures. Où et quand naquit-il? Vers 1740, si l'on s'en tient à un mot de lui-même 1. Où? Peutêtre à Bercher, dans le canton de Vaud, si l'on prend à la lettre un autre mot de lui par lequel il déclare que Saurin fut ministre du lieu de sa naissance; or, Saurin fut ministre à Bercher de 1684 à 1689. Wagnière était incontestablement vaudois; lui-même se déclare « Suisse du pays de Vaud »; mais il appartiendrait à quelque érudit local de pousser plus avant les recherches à cet égard et de déterminer exactement les origines de Wagnière.

Son entrée chez Voltaire est mieux connue, parce que Wagnière lui-même a pris soin de nous en informer. « Je n'avais que quatorze ans lorsque je m'attachai à lui, à la fin de 1754, écrit-il. Il daigna faire attention à l'envie extrême que j'avais de travailler, de m'instruire et de lui plaire; il y parut sensible, m'encouragea, se prêta à mon éducation, me donnant lui-même des leçons de latin, que j'avais commencé d'étudier, et il eut de l'amitié pour moi. » Cette date est confirmée ailleurs par un passage d'une lettre du 15 décembre 1768, dans lequel Wagnière déclare : « Je souhaite rester encore quatorze ans avec le grand homme comme j'ai déjà fait. » Et ceci se réalisa presque, puisque Wagnière ne quitta plus Voltaire, demeurant ainsi près de vingt-cinq ans aux côtés de son maître. Mais lorsque Wagnière, jeune et ignorant, entrait à Prangins, où le philosophe habitait alors, c'est le Florentin Collini qui y remplissait les fonctions de secrétaire, et il les occupa jusqu'en juin 1756. Le nouveau venu n'eut qu'à observer le train de la maison et à se préparer, en profitant des leçons de Voltaire, aux services qu'on devait lui demander plus tard. Wagnière ne s'éleva que graduellement, à force d'application et de bonne conduite, au rôle de factotum et de confident qu'il devait remplir pendant les dernières années de la vie de Voltaire. D'abord copiste en 1755, durant une absence de Collini, il entra véritablement en charge quelques mois après le départ de son prédécesseur. Quand celui-ci quitta son maître, Voltaire demanda à des amis de lui procurer «< un domestique intelligent et qui mème sût un peu écrire ». Aussitôt que le patriarche eut reconnu tout le parti

1. Les divers écrits que Wagnière a consacrés à Voltaire et dont il sera parlé ci-dessous à leur date, ont été imprimés sous le titre général de Mémoires sur Voltaire par Longchamp et Wagnière (1826 et 1838, 2 vol. in-8). C'est à cet ouvrage que nous renverrons. Mémoires, t. I, p. 9.

2. Voltaire, OEuvres, édition Beuchot, t. XXIX, p. 621.

à tirer du jeune Wagnière qu'il avait sous la main, il ne chercha pas davantage et s'empressa de le dresser à son usage. C'est alors que commencèrent les vingt et un ans pendant lesquels Wagnière se vante d'avoir été son seul secrétaire.

Il est hors de conteste que Wagnière réussit parfaitement. Tandis que les autres secrétaires employés par Voltaire ne songeaient guère qu'à l'abondonner dès qu'ils le pourraient, Wagnière se fixa auprès de lui sans esprit de retour. S.-G. Longchamp, intrigant et fripon, qui servit de secrétaire au philosophe de 1746 à 1751, s'en alla après quelques années à peine, non sans détourner plusieurs manuscrits. Collini, plus instruit mais tête à l'évent, remplit pendant quatre ans la charge qu'il avait acceptée et ne put se résoudre à demeurer toute sa vie le barbouilleur de M. de Voltaire. Seul Wagnière, modeste, tranquille et dévoué, consacra son ambition à bien servir son maître et demeura près de lui jusqu'à la fin. Lorsque Wagnière prit femme, celle-ci eut même son emploi à Ferney et la petite famille issue de cette union une fille et un fils, Catherine et Enoc grandit aux côtés du patriarche, tandis que le père s'acquittait de son mieux de ses devoirs d'homme de confiance.

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Et ce n'était pas une sinécure. « J'ai le bonheur d'avoir une espèce de secrétaire qui a beaucoup de mérite », mandait Voltaire, le 8 octobre 1766, au duc de Richelieu, et quand cette « espèce de secrétaire » venait à lui manquer, il s'en plaignait également à ses correspondants « Je n'ai point auprès de moi Wagnière, j'écris avec peine, je suis malade » (26 juin 1767, à Damilaville). En effet, Voltaire, qui se vante quelque part d'écrire jusqu'à trente lettres par jour, devait trouver la besogne un peu lourde lorsqu'une main étrangère ne l'aidait pas à l'accomplir. Wagnière prêtait doublement à son maître l'office de sa plume: non seulement il écrivait sous la dictée du patriarche des lettres que celui-ci signait, mais encore il endossait la paternité d'écrits que Voltaire inspirait si bien qu'ils sont tout à fait de lui. Qu'il s'agit de rassurer un correspondant sur la santé du spirituel valétudinaire ou de modérer l'ardeur importune de quelque autre, le « fidèle » Wagnière se chargeait de tout avec bonne grace. Il démentait les faux écrits attribués à son maître, se mêlait courageusement aux luttes avec la police quand celle-ci surprenait la contrebande des livres prohibés (affaire Lejeune) et acceptait volontiers la responsabilité des coups qu'il plaisait à Voltaire de porter sous le masque du serviteur. Wagnière se reconnaît ainsi l'auteur de la Lettre du secrétaire de M. de Voltaire au secrétaire

de M. Le Franc de Pompignan, qui est bel et bien de son patron. Et ce n'est pas tout encore. Wagnière aidait grandement Voltaire dans ses recherches et dans ses lectures. On suppose non sans vraisemblance que c'est lui qui assembla les matériaux et les preuves de cette Histoire du parlement de Paris, qui fit tant de bruit à sa naissance. Il est en tout cas hors de doute que Voltaire se servait de Wagnière pour ses lectures et lui dictait les réflexions inspirées par l'ouvrage en cours. Un volume actuellement conservé dans la réserve du département des imprimés de la Bibliothèque nationale (Lb 35 27) en offre la preuve évidente. C'est un exemplaire de l'Examen de la nouvelle histoire de Henri IV par M. de Bury (par La Beaumelle; Genève, 1768, in-8). Les impressions de Voltaire, dictées à Wagnière, s'étalent sur les marges, consignées en remarques le plus souvent nettes et brèves, fréquemment violentes, parfois étendues et justifiées. Si on saisit ainsi sur le vif les émotions du lecteur, on apprend aussi quel secours son collaborateur lui prêtait '.

Wagnière lui-même nous a laissé d'intéressants détails sur les habitudes de travail de Voltaire. « La plupart du temps nous travaillions dix-huit à vingt heures par jour, dit-il; il dormait fort peu et me faisait lever plusieurs fois la nuit. » Pourtant, quelque pénibles qu'ils fussent à accomplir, ces devoirs n'étaient, en somme, que ceux de la charge d'un secrétaire. Mais avec une imagination aussi débridée que celle de Voltaire, il y avait bien d'autres obligations à remplir, auxquelles ses exigences d'enfant gâté ne permettaient pas de se soustraire. Wagnière, lui, s'y conformait avec complaisance, indulgent aux faiblesses du grand homme qu'il servait. C'est ainsi qu'il dut bien que huguenot de naissance et franc-maçon suivre de près la négociation des pâques de Voltaire, lorsque celui-ci eut, en 1768 et en 1769, la malencontreuse idée de faire des simagrées religieuses auxquelles rien ne l'obligeait. Pendant les vingt-cinq années qu'il passa de la sorte aux côtés du patriarche, Wagnière fut ainsi le témoin de bien des scènes d'intérieur, de bien des incidents comiques, destinés à rester secrets, qu'il a racontés plus tard dans ses souvenirs. Mais, narrateur fidèle et bien informé, il écrit avec la déférence qu'on doit aux erreurs d'un grand et libre esprit trop fantaisiste et mal en équilibre. Si l'on devait faire un reproche au récit, ce serait de marquer trop de sympathie pour le héros. Wagnière est de la race des dévoués: il ne pèche que par excès de bienveillance

1. Mémoires, t. I, p. 53.

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