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DOCUMENTS INÉDITS

ENTRETIENS DE DEUX PHILOSOPHES

Par Camille Desmoulins

OPUSCULE INÉDIT

Le manuscrit autographe de cet opuscule fait partie de ma collection révolutionnaire; il provient de la célèbre bibliothèque du comte de Cayrol. Il comprend trente-quatre pages, de cette écriture fine, presque droite, qu'on appelle vulgairement des pattes de mouche et qui n'est pas toujours aisée à déchiffrer. Le texte présentant peu de ratures ou de corrections, ce manuscrit n'est probablement qu'une mise au net.

Camille Desmoulins met en scène deux jeunes hommes, élevés dans le même collège et unis par les liens d'une étroite amitié, Néarque et Sosthène. Tous deux avaient eu les mêmes sentiments philosophiques et s'étaient affranchis du lien des doctrines religieuses. Mais Sosthène, revenu aux pratiques du catholicisme, à la suite d'une grave maladie, voulut convertir son ami. De là cet entretien, où Néarque disserte avec érudition sur les miracles, dont il conteste l'authenticité.

Néarque, c'est Camille Desmoulins, récemment sorti du collège Louis-leGrand, tout rempli des souvenirs de l'antiquité et déjà en possession de cette liberté d'esprit, de cette dialectique à la fois serrée et éloquente, qui devaient en faire un des apôtres de la Révolution. Ce dialogue a dû être écrit vers 1785, alors que le futur conventionnel venait de se faire recevoir avocat au Parlement de Paris. Camille Desmoulins avait vingt-cinq ans, étant né à Guise en Picardie le 2 mars 1760.

Cette œuvre de jeunesse est intéressante pour l'étude du philosophe et de l'écrivain. Elle n'était pas absolument inconnue. Dans son intéressant volume sur Camille Desmoulins, M. Jules Claretie en a reproduit un fragment, d'après une copie, et sous ce titre : Les Martyrs. J'ai indiqué en note les passages publiés et les variantes qui méritaient d'être recueillies. Le texte de M. Jules Claretie est assurément une première version de celui que je donne ici. Un autre fragment de même nature, intitulé Les Chrétiens, et publié dans le même ouvrage, n'a pas trouvé place dans les Entretiens de deux philosophes.

ÉTIENNE CHARAVAY.

1. Camille Desmoulins, Lucile Desmoulins, étude sur les Dantonistes d'après des documents nouveaux et inédits, par Jules Claretie; Paris, 1875, in-8, p. 411.

Loin du fracas de la capitale, je goûtais à la fois la douceur de revoir une famille chérie et tous les plaisirs qu'offre la campagne. Mon unique étude était de puiser le bonheur à ses véritables sources. Je le trouvais dans des amusements simples et innocents, dans ce calme inestimable d'une àme qu'aucune passion n'agite; je le trouvais surtout dans la société d'un ami qui m'avait suivi dans la province parce que, bien sûr de mes sentiments, il n'avait pas voulu qu'il manquat quelque chose à ma félicité. Nous commencions tous deux d'entrer dans le plus bel âge de la vie, et cette saison si belle devait l'être encore plus pour nous. L'étude des lettres ayant hâté les progrès de notre raison, il ne nous restait pas même à envier les lumières et la sagesse de l'àge mûr et le printemps nous offrait des fleurs et des fruits. Elevés dix années ensemble par des hommes qui, avec une àme de geôliers, s'honoraient du nom de Mentor, nous étions enfin sortis l'œil sec de ces demeures dont le souvenir devrait être si cher et nous nous étions dit Nous allons commencer à vivre! lorsque nous aurions dû nous dire Les plus beaux jours de la vie sont passés. L'amitié, qui jusque-là n'avait partagé que des peines, allait enfin partager des plaisirs mais, au milieu de ces plaisirs et dans cette union de nos âmes, il restait à mon ami quelque chose à désirer. Il regrettait que nos sentiments sur la religion ne fussent pas les mêmes; persuadé de la vérité de sa croyance, il ne pouvait me voir avec indifférence dans le parti des adversaires et m'aimait trop pour ne pas être intolérant à mon égard. A cet âge où l'âme encore neuve, pénétrée de sa supériorité sur tous les objets qui l'environnent, s'ouvre au plaisir d'exister et ne peut se faire à l'idée du néant, n'étant pas encore distrait par les soins et les affaires de la vie, il s'échauffait sur les grands intérêts de l'avenir pour lesquels il ne pouvait concevoir que les hommes ne négligeassent pas tout le reste.

Néarque, me dit-il un jour, l'un de nous deux se trompe, cela est évident; il se peut que ce soit moi. Si cela est, de ton aveu même je ne cours aucun risque, mais si c'est toi, par hasard, qui es dans l'erreur, si c'est toi, mon ami... j'admire ta sécurité.

Nous existons, nous avons franchi l'intervalle immense du néant à l'être, mais encore quelques années, où serai-je? Voilà ce que j'ai demandé dès mon enfance à tous les peuples et tous m'ont répondu que l'homme ne meurt pas tout entier. Les plus grands philosophes m'ont fait voir que la mort n'étant autre chose que la dissolution des parties ne peut avoir de prise sur l'âme, qui est, par sa nature, une substance simple, puisque la pensée ne peut sortir du sein de la matière. Je me livrais donc à la douce espérance que je ne redeviendrais plus ce que j'avais été avant de naître, inanimé comme la froid e poussière, insensible comme le néant. Lorsque je me sentais transporté de plaisir à la lecture des ouvrages des plus beaux génies de l'antiquité, je me flattais de jouir un jour de l'entretien de ces grands hommes dont j'étais séparé par l'intervalle des siècles; ne pouvant me former une idée de la félicité

REV. D'HIST. LITTÉR. DE LA FRANCE (3° Ann.). III.

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que promet ma religion dans une autre vie, j'aimais à placer dans le nouvel élysée les bosquets et les plaisirs innocents de l'ancien. Rêveries consolantes, vous bannissiez les pensées mélancoliques qui s'emparaient de moi lorsque, dans ce lycée où nous étions élevés ensemble, la mort frappait un âge tendre, et que je voyais tomber à mes côtés quelque jeune compagnon qui avait à peine approché ses lèvres de la coupe de la vie et à qui elle semblait n'avoir été présentée que pour être retirée aussitôt lorsqu'il commençait à en goûter la douceur. J'espérais les revoir dans un séjour plus heureux, et je me persuadais qu'ils étaient allés s'asseoir à un meilleur banquet.

Mais bientôt m'étant jeté avec avidité sur ces écrits contagieux qui sément dans tous les cœurs la doctrine désolante de l'anéantissement, déracinent les vertus et précipitent la ruine des mœurs, je renonçai à cet espoir. Je ne parlais plus qu'avec enthousiasme de ces écrivains qui avaient enfin détrompé l'univers et nous avons gémi ensemble sur le délire de dix-sept siècles, jusqu'à ce qu'une maladie violente m'eût ramené de cet égarement. C'est alors que j'ouvris les yeux en frémissant. Les preuves de la religion se présentaient en foule à mon esprit avec des caractères d'évidence qui me désespéraient. Que ma situation était accablante en ce moment! O Dieu, m'écriai-je, rendez-moi une vie qui m'échappe et que je ne cherche à retenir que pour réparer des fautes. C'est alors que je connus bien que, comme une mère tendre élève quelquefois un enfant chéri au-dessus d'un précipice, afin que ce fils éperdu de frayeur se jette contre son sein, Dieu ne m'avait conduit si près de l'abîme qu'afin que je me précipitasse dans ses bras. Depuis ce temps mon unique regret est que nos sentiments ne soient plus les mêmes, mais crois que le projet de mon changement, pour avoir été conçu dans les langueurs de la fièvre, n'est point une faiblesse dont j'aie à rougir. Les pensées qui naissent à l'ombre silencieuse des cyprès valent bien. les décisions d'un cercle brillant de jeunes insensés. Je ne le cache point, ajouta-t-il en finissant, et tu sais que j'ai toujours pensé tout haut devant toi, je voudrais te déterminer à croire les dogmes de ma religion. Si je pouvais t'amener à la persuasion de ses grandes vérités, il me semble que l'espérance que la mort ne nous séparerait point pour jamais resserrerait encore les nœuds de notre amitié et mettrait le comble à ma félicité!

Tu me presses trop, repris-je alors, pour que je ne cherche pas à défendre mes sentiments; cher Sosthène, tu viens de parler éloquemment à mon cœur. Il est aisé de voir que ta convalescence est encore récente et pour moi je suis persuadé que cette différence si grande de nos opinions, ce schisme dont tu te plains ne saurait durer. Ton imagination frappée a fait de toi un transfuge; cette même imagination, dont la religion est ennemie, te ramènera au système que tu as abjuré. Loin d'en rien croire, tu veux faire de moi un prosélyte, mais, comme il faut considérer que, si je ne suis pas de ton sentiment tu n'es pas non plus du mien, pour juger qui a tort, ce sont les raisons de part et d'autre

qu'il faut peser. C'est précisément à cet examen que tu voulais m'amener, j'y consens, aussi bien nous avons le loisir nécessaire et nous ne saurions choisir une matière plus importante et plus propre à animer nos conversations. Nous sommes dans un àge où l'espace de la vie qui nous reste se prolonge à nos yeux encore bien loin dans l'avenir; recherchons ensemble quelle route nous y tiendrons. Si ta religion est véritable, si le doigt de Dieu est véritablement empreint dans son établissement, il suit que nous ne devons rien épargner, quoi qu'il en coûte, pour nous assurer les récompenses qu'elle promet; si, au contraire, il résulte de nos entretiens que cette religion est puérile, pleine de fables et de folie, que d'entraves à nos plaisirs sont écartées tout d'un coup, combien l'avenue de la vie au tombeau s'aplanit et devient riante lorsque, dans des ennemis difficiles à vaincre et qu'il faut combattre sans cesse, on ne voit plus que des compagnons de voyage qui se joignent à nous pour l'embellir et l'enchanter, lorsqu'au bout de l'avenue on ne craint plus ces châtiments terribles dont la perspective affligeait et empoisonnait toutes les douceurs de la vie. Avec quelle sécurité nous en envisagerons le terme et, pour avoir la certitude de cette vie future, je consentirais volontiers à mener, non seulement quarante ou soixante ans, mais jusqu'au jugement dernier, la vie des Hilarions et des Pacômes. Et quand je parle ainsi, ce n'est pas une chose que je dise en l'air, je le ferais comme je le dis, c'est ce dont je suis aussi sûr que de mon existence. N'est-ce donc pas vous moquer de moi que de venir me dire que j'ai intérêt que vos dogmes ne soient point vrais?

J'ai donc intérêt que votre religion soit véritable. Sans doute, si je me mets à la place de Codrus, d'Aristide, de Socrate, je penserai différemment, mais ce n'est pas de quoi il est ici question. Vous me promettez à moi un royaume dans une autre vie qui est-ce qui est assez ennemi de lui-même pour ne pas vouloir être roi?

Cette gène, cette contrainte, ces sacrifices que demande la religion, que sont-ils auprès de la récompense? Toutes ces privations ne sont des peines qu'autant qu'on sème sans être assuré de recueillir; mais montrez-moi le royaume et supposons pour un moment qu'il n'est point fabuleux; cette vie pénitente et mortifiée va devenir douce, je n'ai donc aucune espèce d'intérêt à combattre cette religion.

Mais comme je n'aime point à me repaître de chimères, et que je ne veux point du bonheur de ce fou d'Athènes qui s'imaginait que tous les vaisseaux qui entraient dans le Pirée lui appartenaient, en souhaitant de trouver véritables les promesses de la religion, voyons quel fond on doit faire sur elles. Si ces promesses sont vaines, je suis bien fou de me tourmenter et de ne pas jouir au moins du présent et m'entourer dans cette vie de tous les plaisirs. Il est vrai que leur durée doit être bien courte et la nature, en mettant dans le cœur de l'homme un désir insatiable de la félicité, semblait avoir contracté envers lui une dette de bonheur immense, mais d'un mauvais payeur on tire ce qu'on peut. D'abord quels sont les fondements de cette religion?

Des miracles, les écritures.

Des miracles? En ai-je vu? Non. Ai-je pu en voir? Non. Qu'on m'apprenne en quel lieu sur la terre il se fait des miracles et je quitte tout pour y voler. Car je désire sincèrement de connaître le culte que Dieu exige de moi. Qu'un mort qui pourrissait dans le tombeau soit rendu à la vie, je suis sûr de moi, je me convertis, et, pour être heureux pendant l'éternité, à l'instant je prends la haire et le cilice; mais avant de s'armer pour la conquête d'un royaume et de s'arracher à tout ce que l'on a de plus cher, il faut savoir si ce royaume existe.

SOSTHÈNE. Si tu n'as point vu des miracles, d'autres en ont vu, et si Dieu était tenu à faire des miracles pour chaque homme en particulier, il n'aurait d'autre chose à faire.

NÉARQUE. Si Dieu tient registre des actions de chaque homme en particulier, comme vous l'assurez, cela doit l'occuper bien davantage. D'autres ont vu des miracles. Mais les miracles de Paris, ceux d'Apollonius, cette foule de prodiges dont sont remplies toutes les histoires de l'antiquité crédule, d'autres les ont vus aussi. Voulez-vous pour cela que je les croie? Au lac Regille, toute l'armée romaine ne vit-elle pas Castor et Pollux combattre pour elle et détruire entièrement l'armée ennemie? Y a-t-il un miracle de Jésus-Christ ou des apôtres plus authentique que celui dont parle Denys d'Halicarnasse, et qui est rapporté dans les pensées philosophiques? Tout le peuple romain en fut témoin; son roi, incrédule s'il en fut, défiait les dieux de faire un miracle, les dieux le firent et ce défi impie lui coûta cher, car il se coupa la main.

SOSTHÈNE. Il y a une grande différence entre nos miracles et les prestiges de tous ces charlatans de l'antiquité. Ceux-ci pouvaient bien, avec l'aide du démon, détruire et frapper de plaies un pays comme les magiciens de Pharaon; ce sont là des prodiges, mais les apôtres guérissaient les malades, rendaient la vue aux aveugles, l'ouïe aux sourds, voilà des miracles: à l'œuvre on connaît l'ouvrier.

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NÉARQUE. Comme si vos écritures n'étaient pas pleines de fléaux miraculeux; dans les livres de Moïse on ne rencontre à chaque page que des prodiges sanglants. Que de boucheries depuis la sortie d'Égypte jusqu'à la conquête entière du pays de Chanaan! Le glaive exterminateur de l'ange frappe également le peuple chéri et ceux qui sont en abomination. Dans les livres du Nouveau Testament on trouve encore des miracles funestes! La mort d'Ananie et de sa femme semble une punition bien violente et le mensonge semble bien léger, et cette légion de démons, qui avait établi ses quartiers dans le corps d'un pauvre israélite et qui supplie Jésus, s'il les chasse, de leur abandonner comme retraite une multitude de cochons qu'ils novèrent ensuite dans la mer. Pourquoi leur accorder cette capitulation et qu'avait fait au fils de Marie le maître de ces deux mille cochons qui se trouvait ruiné? Ce n'est pas encore ici le lieu d'observer que les év angélistes varien sur ce miracle, car Mathieu dit qu'il y avait deux possédés et Marc

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