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histoires tous les prodiges qui pouvaient y trouver place, que TiteLive, Plutarque, etc., ne nous ont pas fait grâce des contes les plus absurdes et les plus ridicules. Si le miracle de la résurrection, le plus étonnant de tous les prodiges, avait éclaté; si toutes ces circonstances et ces apparitions que vous racontez avaient mis dans un si grand jour la divinité du fils de Marie, est-ce que tous les historiens contemporains n'auraient pas orné leurs annales du récit de ces merveilles? Quoi! des écrivains qui me racontent sérieusement qu'il a plu des pierres aux extrémités de l'empire et qu'un boeuf a parlé, auraient dédaigné d'apprendre à la postérité que, dans une province romaine qui n'était pas très éloignée, un homme, qui avait pourri quatre jours dans le cercueil, et dont le cadavre était déjà infect lorsqu'on l'exhuma, était aujourd'hui bien portant et faisait l'admiration de tout un peuple!

Quoi, à Rome, où dans ce siècle la fureur d'écrire un poème ou une histoire s'était emparée de toutes les têtes, cette foule de miracles n'auraient pas trouvé un seul historien! Encore que le silence d'un historien particulier sur un fait ne soit pas une preuve que ce fait n'exista jamais, néanmoins on sent de quel poids est ici le silence de tous les écrivains sur des événements aussi extraordinaires, aussi publics, aussi importants et si liés à l'histoire qu'ils écrivaient; car enfin, les hommes n'étaient alors ni moins crédules ni moins superstitieux qu'aujourd'hui. Ce siècle était moins éclairé sans contredit que le nôtre, et certainement le peuple n'était pas moins avide du merveillenx. On voit que les philosophes et les lettrés de ce temps-là n'étaient pas aussi ennemis des miracles que ceux de nos jours. Quel bruit n'eût donc pas fait dans l'empire ce grand nombre de merveilles opérées coup sur coup dans une de ses provinces. Si elles avaient eu cet éclat, le peuple, les femmes et les sages n'auraient-ils pas accueilli ces prodiges avec un égal empressement? Rome aurait-elle manqué d'écrivains qui en eussent transmis l'histoire à la postérité, et si le peu de mérite de ces historiens avait fait tomber leur ouvrage dans l'oubli, dans la génération suivante Tertullien n'eût-il pas invoqué leur témoignage dans son apologie, où il cherche à prouver que les miracles ont été reconnus des païens eux-mêmes, mais il ne saurait nommer même un écrivain obscur qui en ait fait mention. Expliquez ce silence universel, accordez-le, si vous pouvez, avec cette fermentation que devaient causer dans tous les esprits des miracles si frappants et si avérés. Pour moi, il est certain que, si j'avais vécu alors, j'aurais fait le voyage de Jérusalem pour complimenter Lazare, car je serais bien plus curieux de parler à un mort ressuscité que de voir le triomphe de Paul Émile et les sept merveilles. Ne puis-je donc pas demander ici à nos docteurs si je ne dois pas de grands remerciements à celui qui m'a fait naître si tard. Si j'étais né dix-sept cents ans plus tôt, je serais allé m'éclaircir sur les lieux, j'aurais vu, j'aurais cru, et je me serais fait briser les os comme un autre; partant, si je suis damné, ce ne sera pas tout à fait à moi seul, mais à mon siècle que je pourrai m'en prendre, et si, comme

à ce mauvais riche qui du fond des enfers aperçut le pauvre qui se réjouissait là-haut, il m'est donné de voir Thomas dans le sein d'Abraham : «< Vraiment, Thomas, m'écrierais-je, si j'avais été à ta place je serais aussi un grand saint », et cet apôtre n'a-t-il pas déclaré lui-même qu'à ma place il n'aurait pas cru non plus la résurrection? Ce mot est bien consolant pour nous autres incrédules. Cependant il avait vu tous les autres miracles et il fallait être bien difficile en preuves pour ne pas demeurer satisfait de plusieurs : les résurrections, qui avaient précédé et dont il avait été le témoin, auraient dû amollir la dureté de son cœur, mais à moi qui n'ai rien vu qui me dispose à croire celle-ci, assurément il ne m'est pas aussi aisé de la croire, surtout lorsque je pense à ce silence de tous les historiens sur un fait aussi public et aussi extraordinaire. Croirait-on par exemple que Valère Maxime, cet écrivain si amateur du merveilleux et qui a fait un chapitre sur les miracles opérés chez les nations étrangères, ne dise pas un mot des miracles de Jésus qui s'étaient passés de son temps? Son livre est pourtant dédié à Tibère, et, si j'en crois Tertullien, Tibère était grand partisan des miracles de Jésus-Christ. On ne saurait dire que ce qui gênait la liberté des écrivains sur cette matière était la crainte de déplaire au Sénat qui rejetait ces miracles; on voit bien par les écrits qui nous restent de ce temps-là, que les auteurs ne prenaient pas toujours l'avis du Sénat ou des princes avant de publier leurs ouvrages; Rome avait des Censeurs, mais ce n'était pas pour la librairie, et parmi cette foule de philosophes dont l'empire était inondé, il en est à qui on ne peut refuser ni assez de bonne foi pour rechercher la vérité, ni assez de lumière pour la discerner, ni assez de courage pour braver la police. Puisque les Pline, les Sénèque, les Tacite, les Plutarque, qui valaient bien vos évangélistes, n'ont pas daigné faire mention des merveilles opérées vers le Jourdain; puisque dans le grand nombre de poètes, d'orateurs, d'historiens et de philosophes vous ne sauriez en nommer un seul qui ait cru vos miracles un objet digne de son attention, j'en conclus qu'apparemment ces miracles n'ont pas jeté un grand éclat et qu'ils ne se débitaient qu'à l'oreille; par une conséquence naturelle, je comprends pourquoi les miracles, si communs autrefois, sont devenus si rares de nos jours, depuis qu'on exige qu'il en soit dressé procès-verbal, ce qui gêne trop les opérations de la divinité. N'est-ce pas une chose bien propre à confondre ma raison que cet oubli profond de vos miracles, dans ce grand nombre d'historiens?

Je veux que ce ne soit point là des démonstrations; aussi n'ai-je pas besoin de démonstrations et c'est avoir décidé la question que de la rendre problématique. Car puisque vous m'apportez une doctrine qui renverse mes idées et confond ma raison, des mystères où je ne vois goutte, du moins faut-il que les faits qui prouvent que cette doctrine est descendue du ciel soient plus clairs que le jour. Il faut que je ne puisse, sans avoir perdu le sens, douter de vos miracles. Parmi tous vos miracles je viens d'en examiner un, le plus grand de

tous, celui qui, de votre aveu, est le mieux constaté ; je n'ai fait sur ce miracle qu'un petit nombre d'observations; j'aurais pu en faire bien davantage, mais je crois ce petit nombre suffisant pour mon but et je demande hardiment s'il est un théologien assez entêté de ses opinions pour taxer intérieurement de démence et de folie celui dont la foi est ébranlée par tous ces doutes qui viennent l'assaillir sur un miracle contre l'authenticité duquel on ne devrait pas avoir une seule objection à élever.

Je ne doute pas qu'un virtuose, réparant ce faisceau de preuves et attaquant toutes ces objections les unes après les autres, ne trouvât des distinctions, des solutions telles quelles. On verra par la suite que sur les bancs de théologie on a bien répondu à d'autres difficultés. Mais trouver des réponses à tout ce n'est pas prouver non plus qu'on a raison. Si j'étais assez insensé pour soutenir que le concours fortuit d'une foule d'atomes qui se sont accrochés a formé l'univers, pour nier l'existence des corps, ou pour défendre le système extravagant du père Hardouin, je vous défierais de me réduire au silence. Pour échapper à tous vos raisonnements quelques monosyllabes me suffiraient des peut-être, que sais-je, enfin il n'est pas métaphysiquement impossible; mais ce n'est pas ainsi qu'on cherche la vérité. Le fils de Marie a-t-il fait des miracles ou non ? voilà ce que j'avais à examiner. S'il eût dépendu de moi de choisir dans le cours des siècles celui où je devais faire une apparition sur ce globe, je serais né en ce temps-là où Jésus disait à ses disciples ce qui m'eût épargné l'embarras de cette discussion. Mais le mal étant sans remède, ce que j'avais de mieux à faire était d'étudier le fond de mon cœur, de chercher quelle impression auraient fait sur moi la vue et le récit de tant de prodiges, quelles suites ils auraient s'ils arrivaient de nos jours. Je trouve qu'il n'est rien arrivé alors de ce qui arriverait infailliblement aujourd'hui, et ce renversement dans l'ordre moral, dont je ne vois aucune raison, me fait soupçonner qu'il se pourrait bien que l'ordre physique n'eût pas été renversé. J'en conclus que je suis bien fondé, non pas à nier tout à fait que Jésus ait fait des miracles, il peut y avoir du pour et du contre, mais du moins à regarder la chose comme douteuse. On a admiré cette pensée de La Bruyère : « Si ma religion est fausse, voilà le piège le mieux dressé qu'il soit possible d'imaginer. » Domine, si error est quam credimus, a te decepti sumus, avait dit avant lui Richard de Saint-Victor; ne serait-ce pas à nous au contraire à nous écrier avec plus de fondement: << Si ma religion est vraie, son Dieu est bien cruel, lui qui, lorsque je trouvais déjà dans mon esprit et dans mon cœur également révoltés des dogmes de cette religion tant de raisons de la rejeter, au lieu de me mettre du moins dans l'impossibilité de n'être pas convaincu de la vérité des miracles dont l'évidence pouvait seule rendre raisonnable la soumission aveugle de ma foi, m'a laissé au contraire tant de raisons de révoquer en doute ces faits-là mêmes et a voulu que je me trainasse au tombeau dans l'incertitude désolante si sa main essuierait dans une autre vie les larmes que j'aurais versées dans celle-ci ? »

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Nous croyons qu'à aucune époque, la vie privée et publique d'un écrivain n'a été aussi étudiée, commentée, discutée, appréciée et surtout calomniée que celle de Bernardin de Saint-Pierre. Il a tenu une large place dans l'histoire de son temps. Les multiples et romanesques événements de sa vie aventureuse, ses écrits bases d'une révolution littéraire dont l'influence se fait encore sentir, sa nombreuse et intéressante correspondance, ont vivement préoccupé les biographes qui se sont constitués les juges de sa personne et de ses œuvres. Beaucoup d'entre eux, nous nous plaisons à le reconnaître, ont fait preuve d'une bienveillante impartialité, mais une minorité envieuse ou hostile s'est efforcée de dénaturer le mobile de ses actions, de le peindre sous des couleurs peu flatteuses, de dénaturer son caractère, d'en exagérer les défauts. Dans certains cas, on n'a même pas hésité à mettre en doute ses sentiments de délicatesse et d'honneur. Mais heureusement pour la mémoire du grand et consciencieux écrivain, il a eu pour défenseur de sa gloire littéraire, pour apologiste de sa vie, un de ses disciples, ardent, fervent, convaincu, infatigable dans la poursuite et la dénonciation des allégations calomnieuses qui cherchaient à ternir la vie de celui qu'il avait aimé et servi. Dans l'étude qui précède les œuvres complètes de Bernardin de Saint-Pierre, dans l'apologie placée en tête de la correspondance, Aimé Martin nous initie avec force détails d'une façon peut-être un peu trop romanesque à la vie de son héros; il jette l'anathème à ses détracteurs et les accable d'un souverain mépris. On a souvent critiqué le panégyrique de ce fervent disciple un écrivain instruit, éminent, dans une étude couronnée par l'Académie française, sur la vie et les œuvres de Bernardin de Saint-Pierre, M. Maury, critiquant l'œuvre d'Aimé Martin, a dit que « presque partout vide de dates, de supputations précises, et d'événements authentiques, elle ressemble à un poème d'aventures ». Dans sa préface, il prétend que « malgré lui, son ouvrage est devenu la correction de la biographie publiée par Aimé Martin ». « Il m'a fallu, ajoute-t-il, ramener au jour une foule de points qu'il avait relégués dans l'ombre, et donner une base historique à mon récit, en publiant nombre de documents inédits que j'ai eu la bonne fortune de me procurer. »

Tout en rendant pleine et entière justice à l'esprit impartial de recherches qui a guidé M. Maury, nous avons néanmoins le regret de constater que, malgré les nombreux documents qui lui ont été communiqués, il n'a pu, sur certains points importants, arriver à la découverte de la vérité. Nous possédons des documents absolument authentiques et inédits; ils vont éclairer d'un jour nouveau des événements de la vie de Bernardin demeurés douteux et détruire pour toujours nous l'espérons bien quelques-unes des accusations lancées légèrement, mais avec persistance, contre l'auteur des Études de la Nature.

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Parmi les reproches adressés à Aimé Martin, nous reconnaissons volontiers que celui relatif au manque de dates est justifié. Il est infiniment regrettable qu'ayant eu entre les mains les pièces originales sur lesquelles s'appuyait son récit, il n'en ait pas indiqué les dates exactes et n'ait pas pris le soin de les publier intégralement dans un appendice. Cette réserve faite, nous croyons qu'il est permis d'affirmer que tous les faits énoncés par lui sont rigoureusement vrais. Il a pu quelquefois les idéaliser, les poétiser, comme il l'a fait pour les aventures de Bernardin avec la princesse Marie Miesnik et avec l'ancienne maitresse du comte de Brühl : mais le fond doit être tenu pour véridique.

M. Maury reproduit dans son étude l'accusation portée contre Bernardin d'avoir servi comme officier du génie sous un autre nom que le sien. « Bien que ce soit une simple conjecture, dit-il, elle semble autorisée par des pièces authentiques. » A l'appui de ce dire il cite in extenso, une lettre écrite le 2 août 1764, par le ministre des affaires étrangères à son collègue de la guerre, et la réponse qu'y fit celui-ci le lendemain, affirmant que depuis un temps considérable il n'a existé ni dans l'artillerie, ni dans le génie, un officier du nom de Saint-Pierre, et que si celui-ci a servi comme il le prétend dans l'une de ces deux armes, il aura pris un autre nom que le sien pour passer dans les pays étrangers.

Après plus de cent trente années écoulées, nous allons pouvoir, au moyen de pièces authentiques, détruire cette assertion.

On sait, par le récit d'Aimé Martin, qu'à l'expiration de ses études Bernardin fut admis comme élève à l'Lcole des ponts et chaussées, et qu'après une année une mesure économique amena le licenciement d'un certain nombre d'ingénieurs et de tous les élèves. Bernardin se décida alors à solliciter son admission dans le génie militaire. Accompagné d'un ami, comme lui élève licencié, il se présente au ministre de la guerre, à Versailles. « Par un hasard singulier, nous dit Aimé Martin, le chef du nouveau corps attendait en ce moment deux jeunes gens recommandés par le directeur de l'École des ponts et chaussées. Accueillis comme des protégés, ils reçoivent aussitôt leur brevet. » Peu de temps après, muni de cette pièce, et sans doute d'un ordre du ministre de la guerre, il se rend à Dusseldorf où l'armée du comte de SaintGermain avait pris ses quartiers d'hiver.

Les opérations actives reprirent le 16 juin 1760. Deux jours après, le comte de Saint-Germain délivrait à Steil le passeport ci-après, lequel de toute évidence n'a pu être établi que sur le vu d'un brevet en règle et d'un ordre de service.

LOUIS, comte de Saint-Germain, Lieutenant général ès armées du Roi, Commandant en chef dans les provinces de Flandre et du Haynaut, Commandant la réserve sur le Bas-Rhin,

Prions ceux qui sont à prier, ordonnons à ceux qui sont sous nos ordres de laisser librement et sûrement passer M. de Saint-Pierre,

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