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que de plus, lors de son départ de l'ile de France, non seulement il rendit la liberté à cet esclave dont il aurait pu tirer légitimement profit en le revendant; mais qu'en outre il proposa à Côte, esclave du roi, d'acheter sa liberté s'il voulait s'attacher à sa fortune. Ces deux actions honorent l'homme et le montrent tel qu'il était, tel qu'il fut toujours: bon, sensible, généreux.

Duval pleura en le quittant; Côte refusa sa liberté pour ne pas s'éloigner d'une maitresse 1.

IV. Descendance de Bernardin de Saint-Pierre.

Pour terminer cette étude, nous allons relever une erreur toute matérielle et certainement involontaire qui s'est glissée dans l'ouvrage de M. Fernand Maury, et donner aux biographes de l'avenir des renseignements indiscutables sur la descendance de Bernardin de Saint-Pierre.

A propos d'une lettre inédite du 23 octobre 1793, de Bernardin au citoyen Autran-Didot, M. Maury rapporte que ce document est en la possession de la petite-fille de Bernardin, Mme Destiker, qui a eu la gracieuse obligeance de la lui communiquer.

J'ignore quel peut être le degré de parenté de Mme Destiker avec Bernardin, mais il est une chose absolument certaine, c'est que cette dame n'appartient pas à sa descendance directe, les enfants de Bernardin, Virginie et Paul, étant morts sans postérité.

De son premier mariage avec Félicité Didot, Bernardin a eu trois enfants : 1o Virginie, née le 29 août 1794; elle a épousé en premières noces, à Paris, le 21 juin 1819, M. de La Capelle, ancien capitaine de dragons, dont elle n'a pas eu d'enfants. Devenue veuve en 1821, elle a convolé en secondes noces, le 22 octobre 1822, avec M. le lieutenant général baron de Gazan, alors lieutenantcolonel-major de la place de Paris 2. Elle est décédée le 26 avril 1842, laissant pour unique héritier son mari;

2o Un premier Paul, mort en bas âge;

3o Un second Paul, né le 5 avril 1798 et décédé dans une maison de santé à Paris le 3 avril 1856, laissant pour seul et unique héritier, M. PierreHenri Didot, alors banquier à Paris, rue du Cherche-Midi, n° 11, son parent du côté maternel.

M. Maury reconnait lui-même du reste <«< qu'avec ce dernier måle finit

la race ».

De son second mariage avec Marguerite-Charlotte-Désirée Lafitte de Pelleporc, célébré à Paris en octobre 1800, est né un fils, Bernardin, décédé à l'âge de six mois, le 12 avril 1804. (Voir lettre du 25 germinal an XII de Bernardin à Girodet.)

Une dernière citation pour terminer.

Quoique adepte de la théophilanthropie, nous dit M. Maury, Bernardin se maria à l'église avec Mlle de Pelleporc, et Ducis fut un de ses témoins. Quelques semaines après cette union, et sans doute sur les instances de sa nouvelle épouse, il fit baptiser à l'église Saint-Jacques du Haut-Pas ses deux enfants Virginie et Paul qu'il avait eus de sa première femme.

Nous possédons en original les deux actes de baptême. Nous les reproduisons ci-dessous intégralement.

1. Voyage à l'Ile de France, lettre xix.

2. Sa Majesté le Roi Louis XVIII, leurs Altesses Royales le comte d'Artois, le duc et la duchesse d'Angoulême, la duchesse de Berry et le maréchal duc de Bellune, ministre de la guerre, ont honoré de leur signature le contrat de mariage.

Aujourd'hui, quatre Décembre mil huit cent a reçu le batême, Virginie, née en légitime mariage de Jaque Bernardin Henry de Saint Pierre et de Félicité Didot ses père et mère, le 29 d'août mil sept cent quatrevingt quatorze, dans une chapelle particulière, par ordre de Messrs. les G. V. de Paris. Le Parain Edme Leger et la maraine M. A. Travers. Signé DE SAINT-Pierre, Leger, M. A. TRAVERS, femme Didot et Leyne, prêtre.

Enregistré le 23 Décembre 1800, dans l'église de Saint-Jaque du Haut pas, par ordre de M. Dempierre.

Signé LEYNE.

Aujourd'hui quatre Décembre mil huit cent, a reçu le batême Paul, né en légitime mariage de Jaque Bernardin Henry de Saint Pierre et de Félicité Didot, ses père et mère, le 5 d'Avril mil sept cent quatre vingt dix-huit, dans une chapelle particulière, par ordre de Mrs les G. V. de Paris. Le parain Edme Leger et la maraine M. A. Travers.

Signé DE SAINT-PIERRE, LEGER, M. A. TRAVERS, femme Didot et Leyne prêtre.

Enregistré ce 24 Décembre 1800, dans l'église de Saint-Jaque du haut pas, par ordre de M. Dempierre.

Signe LEYNE.

Ces deux actes existent en copie sur les registres de la paroisse de SaintJacques du Haut-Pas, ainsi qu'a bien voulu nous l'attester M. de Bonfils, curé de cette paroisse.

M. Dampierre était grand vicaire de Paris.

La marraine était la grand'mère maternelle des enfants.

Après son second mariage, Bernardin paraît avoir repris les habitudes religieuses de son enfance. On constate en effet, dans les registres de la fabrique de l'église d'Éragny, que le 1er septembre 1806, il a loué, moyennant 10 francs par an, deux bancs à deux places, pour lui, sa femme et ses deux enfants. (Renseignement communiqué par M. Seré-Depoin, président de la Société historique de Pontoise et du Vexin.)

Les documents originaux, authentiques et inédits reproduits dans cette étude proviennent de la succession du lieutenant général, baron de Gazan, époux de Virginie de Saint-Pierre.

Lieutenant-Colonel LARGEMAIN.

LE CINQUIÈME LIVRE DE RABELAIS

ET LE « SONGE DE POLIPHILE >

La question de l'authenticité du cinquième livre de Pantagruel n'est pas d'hier. On sait que des auteurs contemporains, ou à peu près, ont affirmé d'une manière formelle que ce dernier livre est l'ouvrage d'un imitateur. Dans sa Prosopographie, t. III, p. 2451 (Lyon, 1604), Antoine Du Verdier l'attribue à un «< Escholier de Valence », et Louis Guyon, dans ses Diverses Leçons (1604), liv. II, chap. 30, nie l'authenticité d'une manière aussi décisive. « Je proteste, dit-il, qu'il [Rabelais] ne l'a pas composé, car il se fit longtemps après son decez, j'estoy à Paris lorsqu'il fut fait et scay bien qui en fut l'autheur. » Je ne sais pas si l'on a remarqué qu'en fait il paraît que Guyon était à Paris lors de la publication du livre. C'est ce qui résulte d'un autre passage de son volume, le chapitre 5 du quatrième livre (deuxième éd., Lyon, 1610, p. 611). Ce chapitre, qui raconte l'histoire merveilleuse de «< deux adolescens Parisiens qui s'en allerent aux Indes se faire guerir de la verolle Napolitaine », commence de la sorte: « Moy estant à Paris l'an 4563, i̇’avoy grande familiarité avec deux ieunes adolescens », etc. Or l'édition partielle du cinquième livre de Pantagruel est de 1562, l'édition complète de 1564.

Je ne veux pas aborder ici la question délicate de l'authenticité de ce dernier livre; même je crois que dans l'état actuel des recherches il est tout à fait impossible de trancher d'une manière satisfaisante cette question importante. Seulement je voudrais appeler l'attention sur un fait qu'aucun des commentateurs nombreux de Rabelais n'a relevé, du moins autant que je

sache.

On sait que la fin de ce cinquième livre raconte la visite de Pantagruel et de ses compagnons au temple souterrain de la dive bouteille. Ce temple fantastique, l'auteur en décrit le décor avec force détails prolixes et fastidieux. Ces descriptions d'architecture irréelle sont écrites d'un style contourné et pénible, émaillé de mots techniques bizarres, et surchargé d'une érudition indigeste. Tout en bâillant d'ennui devant ces pages solennelles, on ne peut se défendre d'admirer un peu l'imagination étrange qui a inspiré à l'auteur ses singulières visions architecturales.

Or toutes ces belles choses ne sont pas inventées par l'auteur, quel qu'il soit, du dernier livre de Pantagruel. Il est allé les prendre dans un livre fameux, mais certainement très peu lu, le Songe de Poliphile, œuvre étrange du dominicain italien François Colonna 1.

Le Duchat a déjà remarqué (Euvres de Rabelais, Amsterdam, 1741, t. II, p. 244) que l'idée du ballet en forme d'une partie d'échecs dans les chapitres 24 et 252 est prise du Songe de Poliphile. En effet, on y trouve une description parfaitement analogue (g. vii - h. 13), où Colonna parle d'un bal à la

1. Il en existe une belle traduction en français par M. Claudius Popelin; Paris, 1883.

2. Ces chapitres manquent dans le manuscrit bien connu du V livre. (Bibl. nat., fonds fr. 2156.) Écrits d'un style différent du reste du livre, ils ont bien l'air d'être une interpolation assez maladroite.

3. Je cite l'édition originale, Venise, 1499. Les lettres désignent les cahiers, les chiffres les feuillets.

cour de la reine Eleuterilyda. Mais vers la fin du cinquième livre, il y a des emprunts autrement importants. On peut dire que toutes les descriptions de monuments fantastiques qui s'y trouvent sont prises, plus ou moins textuellement, de l'ouvrage italien; surtout de sa description du temple de la Vénus physique (alla physizoa Venere consecrato).

Il y a d'abord au chapitre 37 du cinquième livre de Pantagruel une description des portes admirables du temple de la dive bouteille, lesquelles, par un mécanisme fort ingénieux s'ouvrent par elles-mêmes. Toute cette description, on la retrouve au Songe de Poliphile (n. vi), où l'auteur parle des portes du temple de Vénus. Je mettrai en présence les textes italien et français, pour qu'on puisse s'assurer que l'auteur français n'a guère fait que traduire mot à mot le texte italien.

Poliphile, n. VII.

Daposcia subitariamente dalla simpulatrice donna el Pesulo amoto, Quelle gemelle ualue, non strepito stridulo, non fremito graue, ma uno arguto murmure et grato, per el testudinato templo reflectendo exsibilaua. Et questo animaduertedo cognoui, per uedere sotto la extrema parte delle ponderose ualue de una et de laltra,uno uolubile et terete Cylindrulo, ilquale per laxide nella ualua infixo, sopra una tersa et coæquata lastra di durissimo Ophytes inuertentise et per la frictione faceano úno acceptissimo tintinare.

Oltra di questo ragioneuolmente me obstupiui, che le ualue ciascuna per se medesima, sencia alcuno impulso se aprisseron. Oue da poscia intrati tutti, di subito sencia mirare altronde, quiui affirmatome, volendo inuestigare, si dicte nalue, cusi a tempo et moderatamente, per repenso fusseron tracte o uero per altro instrumento. Dique io mirai uno diuo excogitato. Imperoche in quella parte, che una cum laltra, le ualue coiuano in la lingulata clausura, dalla interna parte, era una lamina de fino calybe sopra el metallo solidata tersissimo.

Erano da poscia mirabilmente due Axule di latitudine triente, di optimo Magnete indico, alquale lo Adamante

Cinquième liv. de Pantagruel (ch. 37).

Soudainement les deux portes, sans que personne y touchast, de soy mesmes s'ouvrirent, et s'ouvrant, firent non bruit strident, non fremissement horrible, comme font ordinairement portes de bronze rudes et pesantes, mais doux et gracieux murmur, retentissant par la voulte du temple, duquel soudain Pantagruel entendit la cause voyant sous l'extrémité de l'une et l'autre porte un petit cylindre, lequel par son essueil joignoit la porte et se tournant selon qu'elle se tiroit vers le mur, dessus une dure pierre d'Ophites, bien terse, et esgalement polie, par son frottement faisoit ce doux et harmonieux murmur.

Bien je m'esbahissois comment les deux portes, chascune par soy, sans l'impulsion de personne, s'estoient ainsi ouvertes pour cestuy cas merveilleux entendre, après que tous fusmes dedans entrés, je projettay ma veue entre les portes et le mur, convoiteux de savoir par quelle force et par quel instrument estoient ainsi refermées (Ms retraictées): [doutant que nostre amiable lanterne eust, à la conclusion d'icelles, apposé l'herbe dite ethiopis, moyennant laquelle on ouvre toutes choses fermées] : mais j'apperceu que la part en laquelle les deux portes se fermoient en la mortaise interieure, estoit une lame de fin acier, enclavée sur le bronze Corinthien.

J'apperceu davantage deux tables d'aimant Indique, amples et espoisses de demie paume, à couleur cerulée,

1. Je cite l'édition de MM. Burgaud des Marets et Rathery. 3° édit. Paris, 1887.

REV. D'HIST. LITTÉR. DE LA FRANCE (3o Ann.)

III.

39

non dissideua, Di Calistone amatore, Agli humani occhii præstabile, dal scordeon mortificabondo, Agli nauanti singularmente opportuno, Lequale del suo conueniente colore monstrauano ceruleo, Lisse et illustre, affixe perpollitamente nella crassitudine dilla apertione dil marmoreo muro, cioe nelle poste, alle ante contigue della artificiosa porta. Dunque per questo modo dalla uiolentia della rapacitate del Magnete, le lamine calybicie erano uiolentate et consequentemente per se le ualue cum temporata lentitudine se reserauano. Opera excellente et exactissima, non solamente de uedere, ma oltra modo di subtile excogitato. Quanta improbitate di inuestigato di artifice.

In una tabella di Magnete dextrorso del ingresso inscalpto era, di exquisite litere latine antiquarie, quel celebre Virgiliano dicto : Trahit sua quemque voluptas.

bien licées et bien polies d'icelles toute l'espoisseur estoit dedans le mur du temple engravée, à l'endroit auquel les portes, entierement ouvertes, avoient le mur pour fin d'ouverture.

Par donc la rapacité et violence de l'aimant, les lames d'acier, par occulte et admirable institution de nature, patissoient cestuy mouvement : consequemment les portes y estoient lentement ravies et portées....

En l'une des tables susdites à dextre estoit exquisitement insculpé, en lettres latines antiquaires, ce vers iambique senaire :

Ducunt volentem fata, nolentem trahunt.

Il serait fastidieux et inutile de citer tout au long tous les passages qui, de même, ne sont que des traductions de passages analogues de l'ouvrage italien. Je me bornerai donc à en nommer les plus importants et à en citer quelques lignes.

La description du pavé de mosaïque au chap. 38 est prise de Poliphile, n. V. La lampe admirable (chap. 41) qui éclaire le temple est une copie exacte de celle qu'on trouve dans le temple de Vénus (Poliphile, n. IV). Je cite seulement la fin de cette description assez longue :

Poliphile.

Ma sopratutto mirauegliosa cosa questo allintuito se ripræsentaua, Imperoche lartifice scalptore perspicuamente hauea incircuito excauato sopra la corpulentia della crystallea lampada, de opera cataglypha, o uero lacunata, una promptissima pugna, de infantuli sopra gli strumosi & præpeti Delphini æquitanti, cum le caude inspirantise, cum multiplici & dissimili effecti & fantulinacei conati. Non altramente che si la natura ficto hauesse. Et non excauate appariano, ma di sublevata opera... Et el uacilamento del lume pareua dare moto alla scalptura.

...

Cinquième 1. de Pantagruel
(ch. 41).

mais encore plus admirable, ce me sembloit, que le sculpteur avoit, autour de la corpulence d'icelle lampe cristalline, engravée, à ouvrage cataglyphe, une prompte et gaillarde bataille de petits enfans nuds, montés sur des petits chevaux de bois, avec lances de virolets, et pavois faits subtilement de grappes de raisins, entrelassées de pampre, avec gestes et effors pueriles, tant ingenieusement par art exprimés, que nature mieux ne le pourroit. Et ne sembloient engravés dedans la matière mais en bosse, on pour le moins en crotesque apparoissoient enlevés totalement, moyennant la diverse et plaisante lumière, laquelle dedans contenue ressortissoit par la sculpture.

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