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- J'ai cité ces lignes, parce qu'ici chose rare! l'auteur français a fait preuve d'un peu d'imagination inventive, en changeant assez gracieusement un petit détail on voit que les dauphins classiques sont remplacés par «< des petits chevaux de bois », et les enfants ont été armés de lances et de pavois d'une nouvelle espèce.

La fontaine fantastique (ch. 42) que l'auteur français décrit avec tant de détails n'est autre que « il Venereo fonte », (Poliphile, y. vit). Ici la description française est même un peu plus détaillée que l'italienne, mais en y regardant de plus près on verra bientôt que la plupart des détails ajoutés par l'auteur français sont empruntés à d'autres passages du Songe de Poliphile. Ainsi le passage : « Dedans la corpulence d'icelle estoient par ordre en figure et characteres exquis artificiellement insculpés les douze signes du zodiaque, les douze mois de l'an, avec leurs propriétés, les deux solstices, les deux équinoxes, la ligne écliptique, avec certaines plus insignes estoiles fixes, autour du pol antartique, et ailleurs, par tel art et expression que je pensois estre ouvrage du roy Necepsus, ou de Petosiris, antique mathematicien », est imité de Poliphile, m. VIII (verso): «< mirai spectatissimamente depicto... la proprietate de ciascuno Mense del ano cum el suo effecto, Et de sopra el Zodiaco.... Et gli anfracti del Sole Ĭdagante, Le brume et el solstitio.... Et la natura delle fixe et errante stelle, cum la sua efficacia. Suspicai che tale arte fusse quiui ordinata dal nobilissimo mathematico Petosiris, o uero da Necepso.

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La «< chapelle ronde, faite de pierres phengites et spéculaires » (chap. 44) se retrouve dans Poliphile, o. II.

Dans la description des rites de la prêtresse Bacbuc il y a aussi des réminiscences du Songe comme Bacbuc, la prètresse de Vénus a un « livre ritual ». Même l'érudition de l'auteur français est copiée sur celle de Colonna :

Poliphile, n. V.

Io non posso unquantulo lasciarmi suadere, che tali riti, cerimonie, sacrificii, da Numa Pompilio, ne a Cerite di Thuscia. Ne unque in Hetruria ne dal sancto Judæo fusseron ritrouati. Ne cum tanta religiosa observatia & ordie litauano et adoleuão li Mephitici Vati ad Api I ægypto.... Ne ancora cũ tanto religiosissimo uenerato in la citate di Rhãnis di Euboia fue culta Ramnusia, ne Joue Auxuro cũ tale superstitione fue culto, Ne quelli che a Faronia afflati tali riti ritrouorono...

Ve livre de Pantagruel (ch. 44).

Somme, je pense que Numa Pompilius, roy second des Romains, Cerites de Tuscie, et le saint capitaine Juif, n'instituerent onques tant de ceremonies que lors je vis, n'aussi les vaticinateurs Memphitiques à Apis en Egypte, ny les Euboiens en la cité de Rhamnes en [a] Rhamnusie, ny à Jupiter Ammon, ny à Feronia, n'userent les anciens d'observances tant religieuses comme là considerois.

Il existe une vieille traduction française du Songe de Poliphile, publiée en 1554 par Jean Martin (l'épitre dédicatoire est du 14 août 1546). Il suffit d'un coup d'œil jeté sur cette traduction abrégée pour s'assurer que ce n'est point là, mais bien dans l'original italien que l'auteur du dernier livre de Pantagruel a puisé. Voici une partie de la description des portes admirables dans la traduction publiée par Jean Martin (f. 74 verso):

<«<Lors le verrouil fut differmé par la Prieuse, et les portes ouvertes sans aucun bruyt, sinon avec un doux et plaisant son. Parquoy, voulant veoir d'où il estoit causé, i'apperceu au dessoubz de l'huys, a chacun costé de ses iambages, un tuyau de metal, rond et creux, tournant sur un aisseau poly: lequel froiant sur une pierre Serpentine, unie comme glace, faisoit ouvrir

l'huys plus aisement qu'il n'eust faict: et de là provenoit ce gracieux retentismēt »>, etc.

C'est donc un fait acquis que l'auteur de la fin du cinquième livre a fait des emprunts nombreux et étendus au Songe de Poliphile. Est-ce que cela pourrait jeter une nouvelle lumière sur la question toujours pendante de l'authenticité du cinquième livre? A un certain degré, je crois qu'oui. Il est certain que Rabelais a connu le livre étrange du dominicain italien puisqu'il le cite au chap. Ix de Gargantua. Il lui a même emprunté l'idée d'un petit détail de la description de l'abbaye de Thélème, mais il a travesti la conception de Colonna d'une manière assez burlesque. « Au milieu de la basse court, estoit une fontaine magnifique, de bel alabastre. Au dessus, les trois Graces, avec cornes d'abondance. Et jettoient l'eau par les mamelles, bouche, oreilles, yeulx, et autres ouvertures du corps » (I, 55). Rabelais s'est rappelé ce passage de Poliphile (I) : « le tre gratie nude... Dalle papille delle tate delle quale, laqua surgête stillaua subtile... Et ciascuna di esse nella mano dextera teniua una omnifera copia, laquale sopra del suo capo alquanto excedeua. » Il y a dans l'ouvrage italien une jolie figure qui représente cette fontaine. Si je ne me trompe, ce sont là toutes les traces qu'a laissées le Songe de Poliphile dans l'œuvre anthentique du grand rieur.

Rabelais a donc connu le Songe de Poliphile, mais peut-on supposer qu'il se serait fait le copieur servile de ce livre bizarre? C'est ce que je trouve très peu vraisemblable. On sait que pour fournir la matière de son œuvre touffue, il a puisé dans toutes les sources, qu'il a mis à contribution les auteurs de l'antiquité grecque et romaine, les humanistes, les auteurs burlesques de l'Italie, les facéties du moyen âge, etc. Mais ce qu'il a pris aux autres, il l'a fait sien en y mettant son cachet puissant et personnel. Les sujets de contes qu'il prend un peu partout, presque toujours il les a complètement transformés, et surtout il les a revêtus de son style savoureux et profondément original. Malgré tous les emprunts de Rabelais, il n'y a peut-être pas d'auteur plus original, sinon pour le fond et les idées, du moins pour la forme, dans l'acception la plus étendue de ce mol. Mais ici ce n'est plus la même chose. Ce sont ici de vrais plagiats, des vols littéraires, car non seulement toutes ces descriptions de décor fantastique ne sont que des traductions à peu près textuelles, mais le traducteur s'est même évertué pour calquer exactement le style bizarre de son modèle. C'est là un procédé tout à fait inusité dans l'œuvre authentique de Rabelais. En outre, dans sa belle description de l'abbaye de Thélème, il a fait preuve de tant de savoir architectonique qu'on ne comprend pas aisément pourquoi il aurait pris à autrui de longues descriptions de monuments. Je crois donc que les rapprochements que j'ai faits confirment plutôt le doute de l'authenticité de ce dernier livre. La fin où des commentateurs confiants ont voulu voir des intentions mystiques ou philosophiques, cette fin m'a toujours paru particulièrement suspecte, et maintenant j'ai presque la conviction que du moins cette partie du cinquième livre est due à la plume d'un imitateur.

(Copenhague, mai 1896.)

H.-K. SÖLTOFt-Jensen.

Nous rappelons que M. Léon DOREZ a fait une communication sur le Songe de Poliphile, à l'Académie des Inscriptions, dans la séance du 31 juillet 1896 (Cf. Comptes-rendus), et qu'il a en outre publié un article sur ce sujet dans la Revue des Bibliothèques, n° de juillet-août-septembre 1896, p. 253 et suivantes (Note de la RÉDACTION).

SUR QUELQUES ARTICLES PERDUS DE SAINTE-BEUVE

On sait comment ont été composés les trois volumes qui forment les Premiers Lundis de Sainte-Beuve. Tout ce qui n'avait pas encore été réuni en volumes, articles du Globe, du National, de la Revue des Deux Mondes, etc., Introductions ou Préfaces écrites pour les livres d'autrui, tout cela fut religieusement recueilli par l'exécuteur testamentaire, M. Jules Troubat. Mais Sainte-Beuve avait tant produit que, naturellement, on prévoyait d'inévitables omissions, lesquelles devaient trouver leur place dans un volume de Mélanges. Le volume n'a pas encore paru, et je ne sais s'il paraîtra jamais. La gloire de SainteBeuve n'y perdra évidemment pas grand'chose; mais ceux qui y perdront, ce sont les bibliographes et amateurs de raretés, qui ne seraient sans doute pas fachés d'avoir au moins l'indication exacte de tous les articles jusqu'à présent retrouvés du grand critique. Préparant une Table analytique et alphabétique de toutes les œuvres critiques de Sainte-Beuve pour lesquelles le travail n'a pas encore été fait (Premiers Lundis, Portraits contemporains, Nouveaux Lundis, Chateaubriand et son groupe, Etude sur Virgile, Proudhon, Chroniques parisiennes, Lettres à la princesse, Correspondance et Nouvelle Correspondance), j'ai l'intention de joindre à cet ouvrage une Liste chronologique aussi exacte et complète que possible des articles et autres œuvres de Sainte-Beuve (avec dates et références aux recueils ou revues et aux éditions successives). J'espère que ce travail rendra service aux bibliographes dont je parlais tout à l'heure, ainsi qu'à ceux qui voudraient étudier et suivre presque jour par jour le développement de la pensée et du talent de l'auteur des Lundis. Me sera-t-il permis de compter sur l'obligeance de nos lecteurs? Si le hasard leur faisait mettre la main sur quelque article perdu de Sainte-Beuve, et qu'ils voulussent bien me le signaler, ils peuvent être assurés de toute ma reconnaissance.

En attendant mieux, voici quelques rapides détails sur trois articles du maitre qu'on cherchera vainement dans les éditions courantes de ses œuvres. Le premier est intitulé: Amour et foi, poésies, par M. Édouard Turquety. On le trouvera dans la livraison de la Revue des Deux Mondes du 1er septembre 1833, p. 594 et 595. Il n'est pas signé. Mais je crois avec M. Saulnier, qui en cite un long fragment dans sa savante étude sur Édouard Turquety (Paris, Gervais, 1885, p. 134 et 135, n. 1), qu'il ne saurait y avoir de doute sur le nom de l'auteur. En effet, « dans une lettre à son père du 15 juillet 1843, Turquety lui annonce que Sainte-Beuve fera son article dans la Revue des Deux Mondes ». De plus, dans un article ultérieur, mais signé cette fois, sur un livre d'Achille du Clésieux (p. 725 de la livraison du 15 septembre: cf. Premiers Lundis, t. II, p. 260), Sainte-Beuve fait une allusion transparente à ces deux pages sur Turquety. Et ces deux raisons de fait me dispenseront de démontrer que l'article est tout à fait dans la manière habituelle de Sainte-Beuve.

Un autre article de lui sur la Calomnie, de Scribe (mars 1840), est signalé par la Tuble générale des œuvres qui termine le tome III des Premiers Lundis comme formant appendice au tome III des Portraits contemporains. Il n'en est rien. On a négligé de recueillir cet article où, d'après Sainte-Beuve, «< on trouverait quelques traits qui complètent l'appréciation du talent de Scribe », dans l'édition actuelle des Portraits contemporains; et si l'on voulait le retrouver, il faudrait se reporter au tome III des Portraits contemporains (édition de 1870), ou encore au tome II des Portraits contemporains (édition de 1847).

Enfin dans le Polonais, journal des intérêts de l'Europe, dirigé par un membre de la diete polonaise (tome VI, janvier-juin 1836, p. 444-447), je trouve un article signé Sainte-Beuve sur les Nuits d'exil, les Amours des anges, Grajina, poésies, par J. C. Ostrowski. L'article est intéressant: il nous montre SainteBeuve en relations (probablement par l'intermédiaire de Lamennais) avec le groupe des émigrés polonais, accueillant et patronnant leurs essais littéraires, et leur donnant d'amicaux conseils. Ostrowski, « fils d'un des plus nobles défenseurs de la nationalité polonaise », « très enthousiaste de la jeunc école romantique française », avait composé un petit volume de vers français. Le volume contenait « quelques pièces personnelles intitulées Nuits d'exil, puis une traduction en vers des Amours des anges de Moore, et enfin la légende de Grajina, traduite en vers également de son illustre compatriote Mickiewicz », «Ecrire des vers français, dit à ce propos Sainte-Beuve, sans être Français soi-même, c'est là une tâche maintes fois déclarée impossible, et M. Ostrowski vient pourtant de la tenter, souvent avec bonheur. Les hommes du Nord, il est vrai, ont une facilité merveilleuse à descendre, en quelque sorte, la pente et le courant des langues, que nous autres, gens du Midi ou de l'Ouest, avons d'ordinaire tant de peine à remonter, à surmonter. Je ne sache guère d'Italiens, d'Espagnols, qui aient su faire convenablement des vers français... >> Plus loin, je relève une curieuse appréciaton du génie poétique de Mickiewicz : SainteBeuve paraît sentir vivement «< cette rapidité entrainante et électrisante que doit avoir dans l'original le vers patriotique... de ce vrai poète qui cache parmi nous, dans quelqu'un de nos faubourgs, sa gloire modeste et fière, une gloire en deuil, comme il sied à l'exilé ». Et l'article se termine par une belle et ingénieuse page qu'il faut citer tout entière: « Ce serait un beau rôle, je me le figure, et qui ne serait pas impossible à prendre, avec la facilité merveilleuse qu'ont les Polonais en particulier à être Français même par la langue, ce ne serait pas un rôle impraticable à un jeune poète de cette nation, qui serait maître de notre rhythme et de notre accent, que de nous donner, dans de petits poèmes, des images vives et touchantes de cette France du Nord; que de greffer, en quelque sorte, sur notre tronc poétique un rameau qui y melerait sa sève, tout en gardant sa physionomie à part; quelque branche de sapin au front du chêne gaulois. Un de nos charmants poètes, M. Brizeux, a fait dans son poème de Marie, pour le paysage et quelques-unes des traditions de la Bretagne, ce qui serait possible d'autre part, selon moi, à un poète polonais qui épouserait la France, et qui la voudrait doter d'un apanage poétique de plus. C'est moins là un conseil que nous nous permettons d'adresser au talent aimable de M. Ostrowski, qu'une vue souriante que nous laissons aller sans conséquence, de nation à nation fraternelle. Mais, pour réaliser ces rôles même secondaires dans le domaine de l'art, il faut presque toujours les concevoir, les composer soi-même longuement dans ce qu'ils ont de divers et de secret; ce genre d'originalité mixte et formé de tant d'éléments n'est pas plus facile à provoquer que l'autre originalité manifeste et de première et haute venue; ni l'une ni l'autre ne se conseillent; elles apparaissent un jour, elles se produisent, elles se conquièrent 1. >>

1. Je dois la communication de cet article à l'amicale obligeance de mon collègue de langues et littératures slaves, M. Kallenbach, qui connait trop bien notre langue et notre littérature (il a publié en français une excellente étude sur les Humanistes polonais, Fribourg, in-4°, 1891), pour ne pas mettre quelque jour à notre portée les chefs-d'œuvre littéraires de son pays. - Le journal le Polonais était rédigé en français et publié à Paris (rue Notre-Dame-des-Victoires, 34). La collection complète, devenue aujourd'hui très rare, forme six volumes in-8°, de 500 pages environ chacun. Il a vécu de 1833 à 1836. On y trouve un certain nombre d'articles d'autres écrivains français connus, articles qu'on n'a pas dû, sauf erreur, recueillir dans leurs œuvres complètes. Il y en a un de Mon'alembert, intitulé Consolation (T. 1; juillet

1

On voit que Sainte-Beuve aurait pu, s'il l'avait voulu, faire de la critique internationale, et qu'il se calomnie quelque peu quand il se reproche d'avoir <«< trop été un critique casanier 2. »

VICTOR GIRAUD.

décembre 1833, p. 8-20). Il y en a surtout de Ballanche: Observations à propos du catéchisme de Wilna, sur le culte dù à l'autocrate de toutes les Russies (Id., p. 122133); Variétés (Id., p. 242-244); Un mot sur les confiscations en Pologne (Id., p. 266-269); Pologne et Russie (T. II, 1834, p. 108-145); L'Avenir (Id., p. 211-241); la Russie et la Pologne (Id., p. 28-30); Un mot sur la question d'Orient (T. III, 1834, p. 34-38); Un mot au sujet des articles publiés dans le Polonais sur l'avenir de la Russie et de l'Europe (T. IV, 1835, p. 273-337); — la Providence et le Destin (Id., p. 181-243); - Providence et Destin (T. V; juillet-décembre 1835, p. 1-3).

1. Nouvelle correspondance, p. 338. A M. Venceslas (à propos d'une étude sur Mickiewiez qu'on l'engageait à patronner). Littérairement et géographiquement, il y a, parait-il, plus d'un trait commun entre la Bretagne et la Pologne. Encore un de ces justes pressentiments comme il y en a tant chez Sainte-Beuve.

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