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les adaptations de nos écrivains. Comment ne les reconnut-on pas? comment ne put-on les goûter? Ou bien il y avait trop peu de gens dans le public qui fussent capables de saisir au vol ce dialogue parfois difficile; ou bien cette comédie avait une saveur nationale trop forte, dont il fallait dépouiller les sujets par une libre imitation pour les faire agréer. De toute façon, on saisit ici une limite de la pénétration du génie espagnol en France.

Et, puisque nous recherchons surtout l'influence littéraire, il serait intéressant d'établir quels écrivains étaient lus en France dans l'original. Il devait se produire ce qui arrive souvent aujourd'hui des gens qui ont appris l'allemand ou l'anglais, qui le parlent et l'entendent à peu près, n'auront pas, ou peu s'en faut, lu en toute leur vie un livre allemand ou anglais. Mais enfin, ceux qui lisaient, que purent-ils lire?

L'abondance même des traductions fait voir que les ouvrages nouveaux passaient d'Espagne en France: M. Morel-Fatio cite le cas remarquable du Marcos Obregon qui fut publié en espagnol et traduit en français la même année. Diego d'Agreda publiait en 1620 ses Nouvelles morales: Baudouin les a traduites en 1621. Mais peut-être sont-ce là des cas exceptionnels. En général les livres espagnols n'arrivèrent pas chez nous avec la même rapidité ni en même abondance que les livres italiens.

Si l'on pouvait faire la comparaison des ouvrages de l'une et de l'autre langue qui existent dans les anciens fonds des bibliothèques, et qui sont certainement entrés en France entre 1600 et 1660, on trouverait sans doute une étonnante disproportion entre les deux langues, et pour le nombre des ouvrages, et pour le nombre des exemplaires de chaque ouvrage. On sera frappé, en parcourant le vieux catalogue de 1750 à la Bibliothèque Nationale, de trouver d'un côté une telle richesse d'auteurs italiens, de l'autre une telle pauvreté d'auteurs espagnols encore supposons-nous, ce qui n'est pas absolument certain, que tous les ouvrages espagnols de la Bibliothèque Royale dont l'impression est antérieure à 1660, y étaient déjà entrés vers cette époque. Il n'y a que le théâtre qui soit abondamment représenté; pour les autres genres, même pour la nouvelle et le roman, les textes originaux sont rares.

Les raisons ne manquent point pour expliquer cette inégalité. Il est vrai d'abord que la langue italienne fut toujours plus étudiée, et la littérature italienne plus estimée chez nous. Puis bien plus nombreux étaient les Français qui passaient les Alpes que ceux qui franchissaient les Pyrénées, comme César Oudin, Voiture, d'Ou

REV. D'HIST. LITTÉR. DE LA FRANCE (3° Année) — III.

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ville, ou Carel de Sainte-Garde, pour ne citer que des littérateurs. Il n'y avait guère que les missions politiques qui pussent amener quelques-uns des nôtres à Madrid : la guerre rendit fort longtemps ces relations rares et difficiles; et de plus, il était si facile, pour traiter avec les Espagnols, d'aller les chercher aux Pays-Bas, ou dans leurs possessions d'Italie!

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Enfin, Lyon, avec son activité commerciale et ses imprimeries florissantes, était un intermédiaire ordinaire et permanent entre la civilisation italienne et la société française. Or, ce que Lyon était du côté de l'Italie, ni Toulouse, comme on pourrait s'y attendre, ni aucune ville ne l'était du côté de l'Espagne. Et même Lyon est plus que Toulouse voisine des Pyrénées, plus que les villes françaises, comme Lille', où longtemps la domination espagnole a subsisté, Lyon, dis-je, est la porte par où pénètrent chez nous nombre d'écrivains espagnols. Faut-il attribuer le fait à l'activité des imprimeurs lyonnais? faut-il l'attribuer à la longue présence des Espagnols en Italie? Sans doute il y a lieu de tenir compte de ces deux considérations.

Je ne vois pourtant pas que Lyon, où tant d'écrits italiens ont été édités, ait imprimé beaucoup d'originaux espagnols: parfois quelque texte en regard d'une traduction française. Mais les traductions y paraissent en assez grand nombre aux xvi et xvi1° siècles; et surtout il arrive que les traductions lyonnaises de livres à succès précèdent les traductions parisiennes. Lyon introduit en France plus d'un auteur espagnol. C'est que les livres espagnols passaient assez souvent par l'Italie avant de nous parvenir. C'était en Italie qu'ils se faisaient connaître à nous, en original ou en traduction italienne. Ils nous venaient ensuite dans l'une ou dans l'autre forme nous voyons Montaigne posséder dans sa bibliothèque une version italienne du Carcel de Amor imprimée en 1546. Le traducteur italien trouvait à son tour un traducteur français, comme il arriva notamment pour la Célestine, pour le Carcel de Amor, ou pour le 4 livre des Épitres dorées de la traduction de Guterry.

Ce détail peut expliquer certains retards et la lenteur avec laquelle certaines œuvres s'introduisaient chez nous.

1. Dans la Bibliographie des impressions lilloises de Houdoy (Paris, in-8°), je ne trouve point d'ouvrage espagnol imprimé à Lille de 1600 à 1660, et c'est à peine si je rencontre deux ou trois traductions. Pour Toulouse, il est curieux qu'on n'y imprime pas plus de livres espagnols (originaux ou traductions) qu'en aucune ville de France, infiniment moins qu'à Rouen.

2. Un par hasard : ainsi la Selva de P. Mejia en 1556, etc.

3. Voir l'étude de M. P. Bonnefon, dans la Revue d'histoire littéraire du 15 juillet 1895.

Mais quel que fùt le chemin que prissent les livres espagnols, nous avons des indices certains de la difficulté que nos Français éprouvaient parfois à se les procurer.

En 1644, Corneille, imprimant sa comédie du Menteur, attribue à Lope de Vega la Verdad sospechosa d'où il a tiré son sujet : il s'en rapportait à un recueil publié en 1630. Il n'avait pas vu encore le second volume du théâtre d'Alarcon, qui avait paru en 1635. Il ne rectifiera son erreur qu'en 1660 dans l'Examen de sa comédie, où il écrit que le volume d'Alarcon lui est tombé «< depuis peu» entre les mains.

En 1644, Bense du Puis, dans son Apollon, ne cite pas Gongora loué en Espagne dès 1584, dont les vers occupaient une large place dans le recueil d'Espinosa en 1605, dont l'œuvre poétique avait été éditée en 1627, et fut l'objet de commentaires étendus en 1630 et 1636. Il ne connaît pas les poésies de Hurtado de Mendoza, qui ne figure dans son recueil que par une citation de Castillejo où il est nommé.

Bense du Puis, aussi, énumérant les écrivains dramatiques de l'Espagne, ne manque à citer que Tirso de Molina et Alarcon.

En 1659, Chapelain n'a rien vu de Gracian. Pourtant le Héros date de 1630: même le sieur Gervaise, médecin du roi, l'avait traduit dès 1645. Mais Gervaise était établi à Perpignan, où il n'était pas étonnant que l'ouvrage fùt parvenu.

En 1662, Chapelain n'a pas pu encore, malgré ses efforts, se procurer un ouvrage de Lope, El arte nuevo de hacer comedias. Il n'a pu voir qu'une comédie de Calderon : et encore, dit-il, en abrégé!

Bense du Puis et Chapelain ne paraissent avoir qu'une fort légère et incomplète connaissance de romanceros, et de la vogue dont ils jouissent en Espagne depuis 1550. On peut se demander s'ils ont vu la Flor de romances (1593-1597), ou le Romancero des douze Pairs (1608), ou le Romancero du Cid (1612), qui a six impressions avant 1629 ils semblent n'avoir lu qu'un petit nombre de pièces.

Ce sont là des lacunes qui montrent que l'entrée des livres en France se fait fort irrégulièrement et incomplètement : c'est le hasard qui les amène jusqu'à Paris; on n'a guère de moyens de se procurer sûrement ce qu'on désire et dont on ressent l'absence. Les ignorances surtout de Bense du Puis et de Chapelain sont significatives, d'autant que ces deux hommes sont peut-être les mieux informés qu'il y ait en ce temps-là sur ces matières.

En regardant ce qu'ils connaissent, nous serons assurés de tenir à peu près tout ce qui a pu passer de la littérature espagnole en

France, tout ce que l'on connaît et lit à deux moments du siècle, vers 1644 et vers 1660. Il faut seulement noter que Bense du Puis s'occupe uniquement des poètes, tandis que Chapelain embrasse toute la littérature.

La seconde partie de l'Apollon de Bense du Puis est consacrée aux Espagnols; il examine: 1° les vers; 2° les rimes espagnoles (entendez rime au sens italien, formes de poésie); 3° les rimes imitées des Italiens. Il fait des citations nombreuses d'auteurs; il en mentionne d'autres nominalement sans les citer. Voici l'état de sa connaissance :

XVe siècle : Juan de Mena, Jorge Manrique.

XVI° siècle Boscan, Garcilasso de la Vega, Alonso de Ercilla Rengifo, Castillejo, Juan Delgado.

xvII° siècle : Lope de Vega, les deux Argensolas, Quevedo, Perez de Montalvan, Cervantes, Valdivielso, Camargo y Salgado, Pellicer y Tobar, Salzedo Coronel, Bocangel, Andosilla Larramendi, Villamediana, Figueroa.

Une romance du Cid.

Pour le genre dramatique : Lope de Rueda, le capitaine Virues, Lope, Montalvan, Calderon, Villegas, Ximenes de Enciso, Villaizan, Gaspar de Avila, don Gabriel (? Francisco) de Rojas.

Bense du Puis nomme parfois des noms peu éclatants; en voici d'inconnus à Ticknor: le comte de Salinas, le comte de Balmaseda, le marquis de Almaçan, Gabriel de Roa, A. de Alfaro, D. Fr. Miracles Sotomayor, Fr. de Lira, J. Arce Solorzano, J. Ortiz de Villena, Juan Pamiers, l'Hymme de Saint-Eugène à Alcala, le Poème du siège de la Corogne.

Il cite un assez grand nombre de pièces sans indiquer les auteurs ainsi Luis de Léon figure dans le recueil par un sonnet qui demeure anonyme.

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Chapelain connaît:
POÈTES

XVe siècle. Juan de Mena et Jorge Manrique; quelques romances anonymes.

XVI° siècle Boscan, Garcilasso de la Vega, Ercilla, Castillejo, Montemayor, Juan Rufo.

xvir siècle Lope de Vega, Quevedo, Villamediana, Gil Polo, Gongora, Jaureguy, Ramirez de Prado, Cancer У Velasco.

CRITIQUES ET THÉORICIENS DE LA POÉSIE: Lopez Pinciano, Lope de Vega, Jauregui, Cascales.

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1. Lettres, éd. T. de Larroque, t. II: les lettres à Lancelot et à Carel de SainteGarde.

HISTORIENS Gomara, Zurita, Garibay, Alderete, Herrera, Cabrera, Sandoval, Mariana, Vasconcellos.

ROMANCIERS: Lazarille de Tormes, Cervantes, Mateo Aleman, Lucas Hidalgo, Montemayor; Louis Galvez de Montalvo (auteur du Pastor de Filida); Perez de Léon (auteur de la Picara Justina). MYSTIQUES: Louis de Grenade; sainte Thérèse; Ribadeneira. Toledo, et Azpilcueta dit Navarre, qu'il déclare

THÉOLOGIENS

ne connaître tous les deux que de nom.

PHILOSOPHIE ET POLITIQUE: Saavedra, auteur des Empresas politicas, et le jésuite Nieremberg.

PROSE SATIRIQUE OU MORALE: Quevedo, et (de nom seulement) Gracian.

THEATRE: Chapelain ne connaît que Lope, et dit n'avoir rien vu de Calderon et Monteser. Il parle en général de la comédie espagnole.

On le voit, malgré les lacunes, Chapelain avait le droit d'écrire: « La plupart des livres de cette langue m'ont passé par les mains1. » Je trouverais encore une longue liste d'auteurs à extraire des Jugements sur les ouvrages des savants de Baillet: mais il n'est pas sûr du tout que Baillet ait lu ni même vu les auteurs dont il parle. Il se contente de piller la Bibliotheca hispana de Nicolas Antonio. Son érudition ne prouve rien sur la pénétration de la littérature espagnole dans notre pays.

Mais on ne doit pas se méprendre non plus sur la portée des deux exemples que j'ai fournis il ne faudrait pas croire que beaucoup de gens aient eu des connaissances aussi étendues que Bense du Puis, un professeur, et Chapelain, un érudit. Ce sont là deux cas exceptionnels ils marquent les extrêmes limites que personne autre peut-être parmi leurs contemporains n'a atteintes. Ce qu'ils ont ignoré n'a guère dû être connu : mais ce qu'ils ont su n'était pas su de tout le monde.

Le P. Bouhours nous représenterait mieux le type normal et commun de l'honnête homme, qui sait bien la langue et qui a fait quelques lectures soigneusement ménagées pour l'agrément de ses discours. Il n'a pratiqué qu'un petit nombre d'auteurs.

Dans ses Entretiens d'Ariste et d'Eugène (1671), il cite :
Mariana et Oviedo, historiens;

Perez de Hita, romancier;

Montemayor, Gongora, Pedro de Padilla, poètes 2;

1. Lettres, éd. T. de Larroque, II, 293.

2. Villamediana est nommé non comme poète, mais comme parfait gentilhomme.

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