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Qu'avons-nous de bon que nous n'ayons pas reçu? Et si nous l'avons reçu, pourquoi nous en glorifier? Au contraire, la vive considération des grâces de Dieu nous doit rendre humbles, puisque la connaissance d'un bienfait en produit naturellement la reconnaissance; mais si cette vue flatte notre cœur de quelque vaine complaisance, le remède infaillible à ce mal est le souvenir de nos ingratitudes, de nos imperfections et de nos misères. Oui, si nous considérons ce que nous avons fait quand Dieu n'a pas été avec nous, nous connaîtrons bien que ce que nous faisons quand il est avec nous n'est pas de notre façon ni de notre fonds. Véritablement nous jouirons du bien qu'il a mis en nous, et même nous nous en réjouirons, parce que nous le possédons; mais nous en glorifions Dieu seul, parce qu'il en est l'auteur. C'est de là que la sainte Vierge publie que Dieu a opéré en elle de très-grandes choses, et elle ne le publie que pour s'en humilier tout ensemble et pour l'en glorifier. Mon ame, dit-elle, glorifie le Seigneur, parce qu'il a opéré de grandes choses en moi.

Nous disons souvent que nous ne sommes rien, que nous sommes la misère même, et, comme le disait saint Paul, l'ordure du monde; mais nous serions bien marris que l'on nous prêt au mot, et que les autres parlassent ainsi de nous. Au contraire, nous fuyons souvent pour faire courir après nous; nous nous cachons afin que l'on nous cherche; nous affectons de prendre la dernière place, pour passer avec plus d'honneur à la première. Le vrai humble ne fait pas sem blant de l'être, et ne parle que fort peu de soi. Car l'humilité n'entreprend pas seulement de cacher les autres vertus, mais encore plus de se cacher soi-même; et si la dissimulation, le mensonge, le mauvais exemple étaient permis, elle ferait des actions de fierté et d'ambition pour se

cacher jusque sous l'orgueil, et se dérober plus sûrement à la connaissance des hommes, Voici donc mon avis, Philothée, ou bien ne parlons jamais de nous en termes d'humilité, ou bien conformons nos pensées à nos paroles par le sentiment intérieur d'une vraie humilite. Ne baissons jamais les yeux qu'en humiliant nos cœurs; n'affectons pas la dernière place, à moins que de bon cœur et sincèrement nous ne la voulions prendre. Je crois cette règle si générale, qu'elle ne doit souffrir aucune exception. J'ajoute seulement que la civilité nous oblige quelquefois de présenter aux autres de certains honneurs que nous savons bien qu'ils ne prendront pas, et que cela n'est ni une fausse humilité ni une duplicité, parce que cette déférence est une manière de les honorer; et puisqu'on ne peut pas leur céder l'honneur tout entier, on ne fait pas de mal de le leur présenter. Je dis de même de certains termes de respect, qui ne paraissent pas conformes aux lois rigoureuses de la vérité, qui ne lui sont pas absolument contraires, pourvu que l'on ait une intention sincère d'honorer la personne à qui l'on parle; car bien qu'il y ait quelque excès dans ces expressions, nous ne faisons pas mal de nous en servir selon l'usage que tout le monde reçoit et entend bien. Je voudrais toutefois que l'on tâchât de donner à ces paroles la plus grande justesse de conformité que l'on pourrait avec son intention, afin de ne s'éloigner en rien de la simplicité du cœur ni de l'exactitude de la sincérité.

L'homme qui est véritablement humble aimerait mieux qu'un autre dit de lui qu'il est un misérable, qu'il n'est rien, qu'il ne vaut rien, que de le dire lui-même, du moins s'il sait que l'on parle ainsi de lui, il le souffre de bon cœur parce qu'étant persuadé de ce que l'on dit, il est bien aise que le jugement des autres se trouve conforme au sien..

Plusieurs disent qu'ils laissent l'oraison mentale aux parfaits, et qu'ils ne sont pas dignes de la faire. Les autres protestent qu'ils n'osent pas communier souvent, parce qu'ils ne se sentent pas assez de pureté d'ame. Ceux-là publient qu'ils craindraient de faire tort à la dévotion s'ils s'en mêlaient, à cause de leur grande misère et de leur fragilité. Ceux-ci ne veulent point se servir de leurs talens pour la gloire de Dieu et pour le salut du prochain, parce que, connaissant bien disent-ils, leur faiblesse, ils craignent que l'orgueil ne profite du bien dont ils seraient les instrumens, et qu'en éclairant les autres ils ne se consument eux-mêmes. Tout cela n'est qu'un artifice et une sorte d'humilité non seulement fausse, mais maligne; car on s'en sert ou pour mépriser finement et couvertement les choses de Dieu, ou bien pour cacher, sous un humble prétexte, son amour-propre, son opiniâtreté, son humeur et sa paresse.

Demandez à Dieu un miracle, soit en haut dans le ciel, soit en bas au profond de l'abîme, dit le prophète Isaïe à l'impie Achaz; et il répond: Non, je ne le demanderai point, et je ne tenterai point le Seigneur. O le méchant homme! il affecte un grand respect pour Dieu, et, sous la couleur d'humilité, il rejète une grâce que la divine bonté lui présente. Mais ne savait-il pas que quand Dieu veut nous faire du bien, c'est un orgueil que de le refuser; que ses dons sont d'une nature à nous obliger par eux-mêmes de les recevoir, et que l'humilité consiste à se conformer le plus qu'on peut à ses désirs? Or, le grand désir de Dieu est que nous soyons parfaits, pour nous unir à lui par la plus parfaite imitation de sa sainteté. Le superbe, qui se confie en soi-même, trouve aussi une grande raison de n'oser rien entreprendre; mais l'humble est d'autant plus courageux qu'il se connaît plus impuissant, et

l'esprit magnanime croît en lui, à proportion que le mépris de soi-même l'humilie à ses yeux, parce qu'il met toute sa confiance en Dieu, qui se plaît à glorifier sa puissance par notre faiblesse, et à faire éclater sa miséricorde sur notre misère. Il faut donc entreprendre avec une courageuse humilité tout ce que ceux qui conduisent nos ames jugent nécessaire à notre avancement.

Penser savoir ce que l'on ne sait pas, c'est une sottise bien grossière; faire le savant sur ce que l'on ignore, c'est une vanité insupportable. Pour moi je ne voudrais jamais ni faire le savant ni faire l'ignorant. Quand la charité le demande, il faut aider le prochain avec bonté et avec douceur sur tout ce qui est nécessaire à son instruction et à sa consolation; car l'humilité qui cache les vertus pour les conserver, les fait paraître, comme la charité le commande, pour les exercer et pour les perfectionner. L'on peut donc bien comparer l'humilité à un arbre des îles de Rylos, dont les fleurs sont d'un incarnat fort vif, et qui les tenant closes durant toute la nuit, ne les ouvre qu'au soleil levant; ce qui fait dire aux habitans du pays que ces fleurs dorment la nuit. En effet, l'humilité cache nos vertus et nos bonnes qualités, et ne les fait jamais paraître que pour la charité, qui étant une vertu, non pas humaine et morale, mais céleste et divine, et le soleil des vertus doit toujours dominer sur elles; de sorte que partout où l'humilité préjudicie à la charité, elle est indubitablement une fausse humilité.

Je ne voudrais encore jamais ni faire le fou ni faire le sage, parce que si l'humilité m'empêche de faire le sage, la simplicité et la sincérité doivent m'empêcher de faire le fou; et si la vanité est contraire à l'humilité, l'artifice et le déguisement sont contraires à la simplicité et à la candeur de l'ame. Si quelques grands serviteurs de Dieu ont fait semblant d'être fous pour se

rendre plus abjects, il faut les admirer, et non pas les imiter, parce que les motifs qui les ont portés à cet excès ont été en eux si extraordinaires et si propres de leurs dispositions particulières, que personne n'en doit tirer aucune conséquence pour soi-même. A l'égard de l'action de David, qui dansa et sauta devant l'arche d'alliance un peu plus que la bienséance ordinaire ne le demandait, il ne prétendit pas faire le fou; non, mais il s'abandonna simplement, et sans aucun artifice, à l'instinct et à l'impétuosité de sa joie, dont l'esprit de Dieu remplissait son cœur. Il est vrai que quand son épouse, Michol, lui en fit reproche comme d'une folie, il n'en fut nullument touché et que même, par une suite de l'impression de cette joie spirituelle sur son ame, il témoigna qu'il recevait ce mépris avec plaisir pour l'honneur de son Dieu. Ainsi, lorsque pour des actions qui porteront quelques manières naïves d'une vraie dévotion tout le monde vous regardera comme une personne vile et abjecte, ou extravagante, l'humilité vous fera trouver de la joie dans ce précieux opprobre, dont le principe ne sera pas en vous qui le souffrirez, mais en celui d'où il viendra.

CHAPITRE VI.

Que l'Humilité nous fait aimer notre propre abjection.

JE passe plus avant, Philothée, et je vous dis que vous aimiez en tout et par tout votre propre abjection. Mais vous me demanderez peut-être ce que c'est qu'aimer sa propre abjection, je vais vous en instruire.

Ces deux termes, abjection et humilité, n'ont qu'une même et seule signification dans la langue

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