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sur le bord de la mer, et le font si ferme et si impénétrable que quand elle vient fondre sur le rivage avec ses flots, il n'y peut entrer aucune goutte d'eau, parce qu'il tient toujours le dessus des vagues dont il prend le mouvement; ainsi il demeure au milieu de la mer, sur la mer, et maître de la mer. C'est l'image de votre cœur Philothée, qui doit toujours être ouvert au ciel, et toujours impénétrable à l'amour des biens périssables. Si vous êtes riche, conservez votre cœur dans un grand détachement de vos richesses, et qu'il s'élève toujours au-dessus d'elles; de sorte qu'au milieu des richesses, il soit dans ses richesses et maître des richesses. Non, ne permettez pas que cet esprit céleste se plonge dans les biens terrestres; et faites au contraire que, supérieur à ce qu'ils ont de plus aimable, il s'élève de plus en plus vers le ciel.

Il y a bien de la différence entre avoir du poison et être empoisonné. Ceux qui font la pharmacie ont presque tous les poisons pour plusieurs bons usages de leur art, et l'on ne peut pas dire pour cela qu'ils soient empoisonnés, puisqu'ils n'ont ces poisons que dans leurs cabinets. Aussi vous pouvez avoir des richesses sans que le poison, qui leur est naturel, aille jusqu'à votre cœur, pourvu que vous les ayez seulement en votre maison, et non pas dans votre cœur. Ëtre riche en effet et pauvre d'affectation, c'est le grand bonheur du chrétien; car il a tout ensemble les commodités des richesses pour cette vie, et le mérite de la pauvreté pour l'autre. Hélas! Philothée, jamais personne ne confesse qu'il soit avare, et chacun désavoue cette bassesse d'ame. On s'excuse sur le nombre des enfans, et sur les règles de la prudence, qui demandent qu'on se fasse un établissement solide. Jamais on n'a trop de bien, et il se trouve des nécessités nouvelles d'en avoir davantage. Les plus avares ne pensent

pas en leur conscience qu'ils le soient. L'avarice est une prodigieuse fièvre qui se rend d'autant plus imperceptible qu'elle devient plus violente et plus ardente. Moïse vit un buisson brûler du feu du ciel, sans en être consumé ; mais au contraire le feu de l'avarice dévore et consume l'avare sans le brûler, du moins il n'en sent pas les ardeurs, et l'altération violente qu'elles lui causent ne lui paraît qu'une soif fort douce et toute naturelle.

Si vous désirez ardemment, long-tems et avec inquiétude, les biens que vous n'avez pas, croyez que véritablement vous êtes avare, quoique vous disiez que vous ne voulez pas les avoir injustement; en la même manière qu'un malade qui dé sire ardemment de boire, et le désire long-tems et avec inquiétude, fait bien voir qu'il a la fièvre, quoiqu'il ne veuille boire que de l'eau.

O Philothée! je ne sais si c'est un désir bien juste que celui d'avoir par des voies justes ce qu'un autre possède avec justice; car il semble que nous voulions nous accommoder aux dépens de l'incommodité d'autrui. Celui qui possède un bien justement n'a-t-il pas plus de raison de le garder justement que nous n'en avons de désirer de l'avoir injustement? Par quelle raison done étendrons-nous nos désirs sur sa commodité pour l'en priver? Quand ce désir serait juste, certainement il ne serait pas charitable, et nous ne voudrions pas qu'un autre se permit ce même désir à notre égard. Ce fut le péché d'Achab, de vouloir avoir injustement la vigue de Naboth, qui la voulait encore plus justement garder. Ce roi la désira ardemment, long-tems et avec inquiétude; partant il offensa Dieu.

Attendez, Philothée, à désirer le bien du prochain quand il commencera à désirer de s'en défaire, et alors son désir rendra le vôtre juste et charitable. Oui, je consens que vous vous appli

quiez à l'augmentation de votre bien, pourvu que ce soit avec autant de charité que de justice.

Si vous aimez les biens que vous avez, s'ils occupent votre prudence avec empressement, si votre esprit y est, si votre cœur y tient, si vous sentez une crainte vive et inquiète de les perdre, croyez-moi, vous avez encore quelque sorte de fièvre, et le feu de l'avarice n'est pas éteint: car les febricitans boivent l'eau qu'on leur donne avec une certaine avidité, application et joie qui ne sont ni naturelles ni ordinaires aux personnes saines; et il n'est pas possible de se plaire beaucoup à une chose, sans que l'on y ait un grand attachement. Si, dans quelque perte de biens, vous sentez votre cœur affligé et désolé, croyezmoi encore, Philothée, vous y avez beaucoup d'affection, puisque rien ne marque mieux l'attachement que l'on avait à ce que l'on a perdu, que l'affliction de la perte.

Ne désirez donc point d'un désir entièrement formé le bien que vous n'avez pas; ne plongez point votre cœur dans celui que vous avez; ne vous désolez point des pertes qui vous arriveront alors vous aurez quelque sujet de croire non seulement qu'étant riche en effet, vous ne l'êtes point d'affection, mais encore que vous êtes pauvre d'esprit, et par conséquent du nombre des bienheureux, puisque le royaume des cieux Vous appartient.

CHAPITRE XV.

La Manière de pratiquer la Pauvreté réelle
dans la possession des richesses.

LE célèbre peintre Parrhasius fit un portrait du peuple athénien, que l'on trouva d'une invention

très-ingénieuse; car, pour le peindre avec tous les traits de son naturel léger, variable et inconstant, il représenta, dans plusieurs figures d'un même tableau, des caractères fort opposés de vertus et de vices, de colère et de douceur, de clémence et de sévérité, de fierté et d'humilité, de courage et de lâcheté, de civilité et de rusticité. C'est à peu près ainsi que je voudrais, Philothée, faire entrer dans votre cœur la richesse et la pauvreté, un grand soin et un grand mépris des biens temporels.

Ayez beaucoup plus d'application à faire valoir Vos biens que n'en ont même les mondains: car, dites-moi, je vous prie, ceux à qui les grands princes donnent l'intendance de leurs jardins n'ont-ils pas plus d'attention à les cultiver et plus de soin d'avoir tout ce qui peut servir à les embellir que s'ils leur appartenaient en propre? Pourquoi cela? C'est qu'ils considèrent ces jardins comme ceux de leurs princes et de leurs rois, à qui ils veulent plaire. Philothée, les biens que nous avons ne sont pas à nous, et Dieu, qui les a confiés à notre administration, prétend que nous les fassions bien valoir; c'est donc lui rendre un service agréable que d'en avoir un grand soin; mais il faut que ce soin soit plus solide et plus grand que celui des mondains, parce qu'ils ne travaillent que pour l'amour d'eux-mêmes, et que nous devons travailler pour l'amour de Dieu. Ör, comme l'amour de soi-même est un amour empressé, turbulent et violent, le soin qui en tire son origine est plein de trouble, de chagrin et d'inquiétude; comme l'amour de Dieu porte dans le cœur la douceur, la tranquillité et la paix, le soin qui en procède est doux, tranquille et paisible, même à l'égard des biens du monde. Ayons donc cette suavité d'esprit et cette tranquillité de conduite en tout ce qui est de la conservation et de l'augmentation de nos biens, selon les besoins

véritables, et les justes occasions que nous en avons; car enfin Dieu veut que nous en usions ainsi pour son amour.

Mais prenez garde que l'amour-propre ne vous trompe: il contrefait quelquefois si bien l'amour de Dieu, que l'on dirait que c'est lui-même; et pour éviter cette surprise, et le danger qu'il y a que ce soin légitime ne devienne une vraie avarice, il faut, outre ce que j'ai dit au chapitre précédent, il faut, dis-je, pratiquer souvent une manière de pauvreté réelle et effective au milieu de toutes les richesses.

Défaites-vous donc souvent de quelque partie de vos biens en faveur des pauvres. Donner ce que l'on a, c'est s'appauvrir d'au'ant; et plus vous donnerez, plus vous vous appauvrirez. Il est vrai que Dieu vous le rendra bien et en l'autre vie et en celle-ci, puisqu'il n'y a rien qui fasse plus prospérer le temporel que l'aumône; mais en attendant que Dieu vous le rende, vous participerez toujours au mérite de la pauvreté. O le saint et riche appauvrissement que l'aumône chrétienne !

Aimez les pauvres et la pauvreté, et cet amour vous rendra véritablement pauvre, puisque, comme dit l'Ecriture, nous devenons semblables aux choses que nous aimons. L'amour met de l'égalité entre les personnes qui s'aiment. Qui est infirme, disait saint Paul, avec lequel je ne sois pas infirme? Il pouvait dire : Qui est pauvre, avec lequel je ne sois pas pauvre? L'amour le rendait semblable à ceux qu'il aimait. Si donc vous aimez les pauvres, vous participerez à leur pauvreté, et vous leur serez semblable.

Or, si vous aimez les pauvres, prenez plaisir à vous trouver avec eux, à les voir chez vous, à les visiter chez eux, à traiter volontiers avec eux à les laisser approcher de vous dans les églises, --dans les rues et ailleurs. Soyez pauvre de la langue

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