clamer des passages d'Ossian, pour lesquels il improvisait des airs sauvages. Je suis bien fâché de n'avoir pas noté quelques-uns de ces chants extraordinaires qui auraient étonné les amateurs et les artistes. Je me souviens que nous passâmes toute une après-dînée à élever quatre grosses pierres, en mémoire d'un malheureux, célébré dans un petit épisode à la manière d'Ossian, tiré de mes Tableaux de la nature, que quelques gens de lettres ont connu, et qui a péri. Nous nous rappelions alors Rousseau s'amusant à lever des roches dans son île pour regarder ce qui était dessous: si nous n'avions pas le génie de l'auteur d'Émile, nous avions du moins sa simplicité. D'autres fois nous herborisions. Arrivé à Baltimore, sans me dire adieu, sans paraître sensible à notre ancienne liaison, T... me quitta un matin, et je ne l'ai jamais revu depuis. Lors de ma retraite en Angleterre, j'ai fait de vaines recherches pour découvrir sa famille. Je n'avais d'autre envie que d'apprendre qu'il était heureux et de me retirer; car, quand je le connus, je n'étais pas ce que je suis: je rendais alors des services, et ce n'est pas ma manière de rappeler les liaisons passées avec les riches lorsque je suis tombé dans l'infortune. Je me suis présenté chez l'évêque de Londres, et sur les registres qu'on me permit de feuilleter je n'ai pu trouver le nom du ministre T... Il faut que je l'orthographie mal. Tout ce que je sais, c'est que T... avait un frère, et que deux de ses sœurs étaient placées à la cour. J'ai peu trouvé d'hommes dont le cœur fût mieux en harmonie avec le mien que celui de T... Cependant mon ami avait dans les yeux une arrière-pensée que je ne lui aurais pas voulue. Le 6 mai, vers huit heures du matin, nous découvrîmes le pic de Gracioza, de l'île du même nom, qui, dit-on, surpasse en hauteur celui de Ténériffe; bientôt nous aperçûmes une terre plus basse, et, entre onze heures et midi, nous jetâmes l'ancre dans une mauvaise rade, sur un fond de roches, par quarante-cinq brasses d'eau. L'île de Gracioza, devant laquelle nous étions mouillés, se forme de petites collines un peu renflées au sommet, comme les belles courbes des vases corinthiens. Elles étaient alors couvertes de la verdure naissante des blés, d'où s'exhalait une odeur suave, particulière aux moissons des Açores. On voyait paraître au milieu de ces tapis onduleux les divisions symétriques des champs, formées de pierres volcaniques mi-parties blanches et noires et entassées les unes sur les autres comme des murs à hauteur d'appui bâtis à froid. Des figuiers sauvages, avec leurs feuilles violettes et leurs petites figues pourprées, arrangées comme des nœuds de chapelets sur les branches, étaient semés çà et là dans la campagne. Une abbaye se montrait au haut d'un mont; au pied de ce mont, dans une anse caillouteuse, apparaissaient les toits de la petite ville de Santa-Cruz. Toute l'île, avec ses découpures de baies, de caps, de criques, de promontoires, répétait son paysage inverti dans les flots. De grands rochers nus, verticaux au plan des vagues, lui servaient de ceinture extérieure, et contrastaient par leurs couleurs enfumées avec les festons d'écume qui s'y appendaient au soleil comme une dentelle d'argent. Le pic de l'île du même nom, par delà Gracioza, s'élevait majestueusement dans le fond du tableau au-dessus d'une coupole de nuages. Une mer couleur d'émeraude et un ciel du bleu le plus pur formaient la tenture de la scène; tandis que des goëlands, des mauves blanches, des corneilles marbrées des Açores planaient pesamment, en criant, au-dessus du vaisseau à l'ancre, coupaient la surface des vagues avec leurs grandes ailes recourbées en manière de faux, et augmentaient autour de nous le bruit, le mouvement et la vie. Il fut décidé que j'irais à terre comme interprète avec T..., un autre jeune homme et le second capitaine; on mit la chaloupe en mer, et nos matelots ramèrent vers le rivage, dont nous étions à environ deux milles. Bientôt nous aperçûmes du mouvement sur la côte, et un large canot s'avança vers nous. Aussitôt qu'il parvint à la portée de la voix, nous distinguâmes une quantité de moines. Ils nous hélèrent en portugais, en italien, en anglais, et nous répondîmes dans ces trois langues que nous étions Français. L'alarme régnait dans l'île; notre vaisseau était le premier bâtiment d'un grand port qui y eût jamais abordé et qui eût osé mouiller dans la rade dangereuse où nous nous trouvions; d'une autre part, le nouveau pavillon tricolore n'avait pas encore flotté dans ces parages, et l'on ne savait si nous sortions d'Alger ou de Tunis. Quand on vit que nous portions figures humaines et que nous entendions ce qu'on nous disait, la joie fut universelle: les moines nous firent passer dans leur bateau, et nous arrivâmes à Santa-Cruz, où nous débarquâmes avec difficulté, à cause d'un ressac assez violent qui se forme à terre. Toute l'île accourut pour nous voir. Quatre ou cinq malheureux qu'on avait armés de vieilles piques à la hâte s'emparèrent de nous. L'uniforme de Sa Majesté m'attirant particulièrement les honneurs, je passai pour l'homme important de la députation. On nous conduisit chez le gouverneur, dans une misérable maison où Son Excellence, vêtue d'un méchant habit vert autrefois galonné d'or, nous donna notre audience de réception. Il nous permit d'acheter les différents articles dont nous avions besoin. On nous relâcha après cette cérémonie, et nos fidèles religieux nous menèrent à un hôtel large, commode et éclairé, qui ressemblait bien plus à celui du gouverneur que le véritable. T... avait trouvé un compatriote; le principal frère, qui se donnait tous les mouvements pour nous, était un matelot de Jersey, dont le vaisseau avait péri sur Gracioza plusieurs années auparavant : lorsqu'il se fut sauvé seul à terre, ne manquant pas d'industrie, il s'aperçut qu'il n'y avait qu'un métier dans l'île, celui de moine. Il se résolut à le devenir; il se montra extrêmement docile aux leçons des bons pères, apprit le portugais et à lire quelques mots de latin. Enfin, sa qualité d'Anglais parlant pour lui, on sacra cette brebis ramenée au bercail. Ayant été longtemps sans parler sa langue, il était enchanté de trouver enfin quelqu'un qui l'entendît. Il nous promena dans l'île et dans son couvent. La moitié de Gracioza, sans beaucoup d'exagération, me sembla peuplée de moines, et le trait suivant peut servir à donner une idée de l'ignorance dans laquelle ces bons pères sont restés à la fin du dix-huitième siècle. On nous avait menés mystérieusement à un petit buffet d'orgue de la paroisse, pensant que nous n'avions jamais vu un si rare instrument; l'organiste, d'un air triomphant, se mit à toucher une kyrielle de plain-chant, cherchant à voir dans nos yeux notre admiration. Nous parûmes extrêmement surpris. T... s'approcha modestement et fit semblant de peser sur les touches avec le plus grand respect; l'organiste lui faisait des signes avec l'air de lui dire: Prenez garde! Tout à coup T... déploya l'harmonie d'un célèbre passage de Pleyel. Il serait difficile d'imaginer une scène plus plaisante; l'organiste en était à moitié tombé à terre; les moines, la figure pâle et allongée, ouvraient une bouche béante, tandis que les frères servants faisaient les gestes d'étonnement les plus ridicules autour de nous. Ayant embarqué nos provisions le lendemain, nous retournâmes nous-mêmes à bord, accompagnés des bons religieux, qui se chargèrent de nos lettres pour l'Europe, et nous quittèrent avec de grandes protestations d'amitié. Le vaisseau s'était trouvé en danger la nuit précédente par la levée d'une forte brise de l'est, on voulut virer l'ancre; mais, comme on s'y attendait, on la perdit. Telle fut la fin de notre expédition. VICOMTE DE CHATEAUBRIAND. LES PROMENADES DE PARIS*. Le vieux Paris a fait peau neuve, comme dit l'adage, ou plutôt il n'est plus de vieux Paris que dans nos souvenirs, tant la métamorphose des rues, des places, des maisons et même des gens, a été rapide et complète autour de nous. Oui, cher lectrice, les Parisiens d'à présent n'ont des Parisiens de jadis que le nom et un peu de cette badauderie indélébile qui est le signe de la race. Mais on peut être badaud avec beaucoup d'esprit. Si j'en avais le temps et la place, je le prouverais par maint exemple. Les changements à vue, dans une féerie des théâtres du boulevard, peuvent à peine nous donner une idée de la disparition soudaine de ce qui était hier et de l'apparition instantanée de ce qui est aujourd'hui. Avec M. le baron Haussmann, l'imprévu et le merveilleux sont entrés dans nos habitudes de chaque jour. La Fable raconte que Médée persuada un beau matin aux filles de Pélias d'égorger (pour le bon motif) leur père octogénaire, de le découper comme chair à pâté et d'en faire bouillir les morceaux dans une chaudière où cuisaient déjà toutes sortes de sucs magiques. « Il en sortira vivant et rajeuni», disait-elle. Mais il n'en fut rien. Plus habile que Médée, M. le baron Haussmann, après avoir brisé à coups de pioche et de marteau la capitale de nos ancêtres, la royale ville que nous avons connue nous-mêmes et avoir jonché le sol de ses débris, a reconstruit et recréé un Paris nouveau, pleinement transformé et rajeuni, et fait en un mot la cité impériale que nous voyons. Le passé a gardé çà et là, j'en conviens, quelques sympathies, et plus d'un cœur soupire avec regrets. Le présent a aussi ses enthousiastes, et l'avenir... Mais l'avenir est l'affaire de nos enfants. Nous n'avons pas ici à contrôler ni à discuter en aucune façon les regrets et les enthousiasmes, les espérances et les souvenirs. Paris, comme il se découvre et s'expose à nos regards, frais, pimpant, coquet, et tout ensemble majestueux et imposant, Paris avec ses larges avenues, ses places soigneusement distribuées, ses maisons qui se sont changées en palais magnifiques, avec ses jardins multipliés de toutes parts et variés avec un génie qui aurait étonné celui de Le Nôtre, ne laisse pas de mériter, à défaut de mieux, toutes les attentions et tous les égards. L'air des champs, qui à d'autres dates s'arrêtait aux barrières ou qui du moins était une denrée si renchérie que les pauvres diables devaient en faire leur deuil d'avance, va maintenant, et vient, et court, et vole à Paris en toute liberté. Des coins de campagne et de paysage se sont introduits à droite et à gauche, et partout où il y a eu de quoi vivre et grandir à l'aise, les arbres et les fleurs ont pris racine et ont poussé. De là les parcs, les squares, les boulevards, les bois et les jardins, tous ces aimables et engageants refuges où les jeunes et les vieux, les riches et les pauvres, goûtent avec délices une part, égale pour (Voir la suite page 104.) * LES PROMENADES DE PARIS, par A. Alphand, directeur de la voie publique et des promenades de la ville de Paris. Ouvrage grand in-folio, illustré de chromo-lithographies et de gravures sur acier et sur bois. - Le prix de chaque li vraison est de 5 fr.; les livraisons 4 et 2 viennent de paraître ensemble. Prix: 40 fr. (Envoyées franco en province. Prix : 42 fr.) J. ROTHSCHILD, éditeur, 43, rue Saint-Andrédes-Arts, à Paris. VUE DE LA MARE D'AUTEUIL AU BOIS DE BOULOGNE, tirée de la publication « LES PROMENADES DE LA VILLE DE PARIS », par A. ALPHAND, directeur de la voie publique. (J. Rothschild, éditeur, Paris.) VUE DE LA MARE DE SAINT-JAMES AU BOIS DE BOULOGNE, tirée de la publication « LES PROMENADES DE LA VILLE DE PARIS », par A. ALPHAND, directeur de la voie publique. (J. Rothschild, éditeur, Paris tous, d'ombre et de soleil. Il n'est pas de déshérité dans cette bonne fortune. Pendant que les enfants, garçons et fillettes, se poursuivent en jouant le long des allées ou au bord des eaux (car l'eau, le bassin ou la cascade, accompagne harmonieusement les fleurs et les arbres), pendant que les enfants s'amusent avec des rires et des cris, les vieillards, assis à l'aise, jouissent de ce spectacle de la jeunesse bruyante et s'entretiennent doucement et gravement comme il sied à leur âge. Ces gentils et commodes squares sont la joie de tout un quartier. On dirait des salons à ciel ouvert où chacun prend place à sa guise et fait absolument ce qu'il veut. On y cause ou l'on y rêve, on y lit, on y écrit même, on y observe en curieux et en philosophe; on y brode et on y coud, et les oisifs y trouvent un double plaisir à ne rien faire. J'y ai vu des savants et des ignorants, des poëtes et des diplomates, des marquises et des grisettes, des grenadiers et des cuisinières, des zouaves et des bonnes d'enfants, des journalistes et des députés, et ces diversités de gens, ces mélanges de costumes bigarrés en cent manières, ces amalgames d'opinions et d'hu-meurs contradictoires ne se heurtent pas, ne détonnent pas én se rencontrant, mais se marient et se combinent le mieux du monde et s'accordent comme dans un concert, tandis que les oiseaux dans les branches ajoutent à tout le reste leurs vives chansons, et peut-être observent aussi d'en haut tout ce tumulte d'en bas. Il y aurait à écrire une piquante physiologie des habitués des jardins et des squares de Paris, et, quelque étroit que soit l'espace où tant de monde se démène, le sujet serait vaste assurément. Il y a là de quoi occuper bien des bouches disertes, et je ne sais pas de plume, sérieuse ou frivole, qui n'y trouvât son emploi. Un autre avantage de ces jolies et délicieuses promenades, c'est la salubrité qu'elles répandent comme à flots le long de ces rues et jusque dans ces maisons où la population pressée et agglomérée était laissée en proie aux miasmes de toute espèce. L'épidémie et la contagion ne cessaient pas d'y exercer leurs ravages. Les enfants s'étiolaient sur le sein de leurs mères, qui, après avoir souffert trop longtemps, mouraient cependant avant l'âge. Nous avons tous vu ces douloureux spectacles. Gardons-nous bien de regretter ce vieux Paris. Grâce à Paris nouveau, un sang jeune et vigoureux a reparu; les têtes se relèvent sous des souffles plus purs et des émanations plús salutaires, et, dans le ménage bien portant, le nourrisson frais, et rose, et robuste, promet de croître et de durer. C'est pourquoi les squares nombreux sont un bienfait véritable pour les générations à venir autant que pour les générations présentes. Mais j'ai hâte de vous apprendre, si par hasard vous l'ignorez, le nom de l'inventeur et de l'ordonnateur de toutes ces belles transformations, et de l'auxiliaire si intelligent et si ingénieux de M. le préfet de la Seine. Tout ce que je viens de vous faire connaître en courant et de signaler à votre gratitude est l'œuvre de M. Alphand. M. Alphand, directeur de la voie publique et des promenades de la ville de Paris, a fait du bois de Boulogne et du bois de Vincennes les deux incomparables promenades que vous savez. Le parc de Monceaux lui doit de même, au milieu de ses élégantes découpures, le charme des eaux et des ombrages. J'ai vu les jardins du Buen-Retiro de Madrid et les Délices de Séville et bien d'autres lieux célèbres et vantés, soit en Angleterre, soit en Allemagne; mais certes pour l'arrangement et le bon goût, pour tout ce qui plaît aux yeux et à l'esprit, pour l'agrément solide et utile, je ne crains pas d'affirmer que nos jardins de Paris n'ont à craindre aucune comparaison. Les squares sont des miniatures de parcs et de jardins. Or, plus le cadre est étroit, plus l'œuvre est délicate et difficile. C'est passer, pour ainsi dire, des procédés d'Horace Vernet à ceux de Meissonier. Eh bien! voyez les squares des Batignolles, de Belleville, des Invalides, de la place Royale, etc., etc., et vous constaterez la puissance et le talent de l'habile ingénieur dans l'un et l'autre genre. Ses ressources sont inépuisables: elles se ploient à toutes les exigences, et tout ce qu'on attend d'elles, soyez sûr d'avance qu'elles le feront. N'allons pas oublier que M. Alphand a créé (le mot n'est pas exagéré, croyez-moi) les Buttes Chaumont et le mémorable parc de l'Exposition universelle. Ce parc a fait l'admiration du monde entier. Sous ce titre: les Promenades de Paris, que publie l'éditeur M. Rothschild, M. Alphand expose en deux beaux volumes et il explique lui-même avec une rare compétence non-seulement son œuvre telle qu'il l'a conçue et réalisée, mais encore la science des ingénieurs, des architectes et des horticulteurs dans ses applications particulières à l'embellissement des villes par la création des squares et des jardins. Des gravures soigneusement exécutées accompagnent le texte et le commentent brillamment. Les lectrices des Modes parisiennes en peuvent juger par les échantillons que nous leur offrons aujourd'hui d'un livre qui sera, n'en doutez point, un des plus curieux et des plus instructifs de cette date, aussi bien pour les amateurs et propriétaires de parcs et de jardins, que pour les horticulteurs, ingénieurs, etc. Nos lectrices connaissent certainement le bois de Boulogne, et nous y avons choisi deux charmantes parties: les mares de Saint-James et d'Auteuil. Cette promenade sinueuse qui forme comme une ceinture à la mare d'Auteuil dans le bois de Boulogne est d'une invention qui ne laisse rien à désirer, ce me semble, et l'exécution répond absolument à l'idée. Les |