LES MODES PARISIENNES. Si l'on dit au nom de la mode que son excentricité répond aux exigences de la fashion, c'est qu'il est facile de reconnaître qu'une fois mis à l'étude par nos premiers interprètes, ses décrets produisent généralement des ensembles gracieux. Nous examinerons donc avec soin quelques toilettes créées par madame Alexandre Ghys, car cette couturière se fait remarquer en ce moment partout où l'on danse, à la cour et à la ville. Une première robe est en tulle de soie bouton d'or, tissu uni pour la grande jupe à longue traîne garnie de volants, et tissu à pois pour établir deux tabliers garnis de rouleaux de satin et d'une blonde à dents. Les volants de la jupe traînante sont au nombre de six sur le devant et de huit derrière. Ils sont ornés d'un double rang de comète de satin posé au-dessus d'un ourlet. Il y a une grande engageante de satin prenant sur les côtés et s'élargissant derrière pour retenir un gros bouffant de la jupe-tablier à gros pois bouton d'or. L'engageante est en biais, elle a vingt centimètres de largeur derrière et six seulement sur le devant; une riche blonde suit son contour. Une branche de satin en rapport avec l'engageante tient au nœud par derrière et vient rejoindre un grand nœud sur le côté. Le corsage est disposé avec des fronces au lieu de draperies. Un petit arc forme les manches; il y a une blonde sur le bord. Il ne faut oublier ni la coiffure, qui se compose d'une fleur d'eau jaune et de roseaux poudrés or faisant cache-peigne, ni la chaussure, qui est en satin bouton d'or sur hauts talons pareils. Madame Ghys a composé pour la baronne d'O... une robe de tulle bleu six fois relevée par des bouquets blancs. Une troisième robe est en tulle blanc. Celle-ci a été faite pour le dernier bal des Tuileries. Un tablier de satin blanc garni de blonde et de fleurs mousseuses donne à la toilette un cachet d'originalité qui répond au corsage de satin recouvert de pois d'argent. Une berthe encadrée de rouleaux et de blonde se croise sur le devant. Le corsage est fermé à cette place avec des boutons de satin blanc. Trois biais de satin forment la ceinture; la gorgerette est en tulle. Une délicieuse toilette créée pour madame la marquise de V... est en satin et velours rouge. Le velours forme une immense queue. La garniture est en satin blanc formant des rouleaux sur le contour du velours rouge, au-dessus d'une magnifique blonde nouvelle. Il y a une gracieuse berthe de velours rouge sur le corsage; la coupe est à la fois originale et coquette. Des rouleaux de satin blanc, une blonde, garnissent également les contours. Le devant de cette robe est orné de biais de velours rouge et de biais de satin blanc. Des fleurs rouges et un magnifique papillon rouge et nacre composent une élégante coiffure. Il a été fait pour la même cliente une robe de satin noir montante, à taille ronde, ayant une riche garniture de dentelle d'or disposée avec un galon entre deux dentelles à l'encolure, aux entournures et dans le bas des manches. Des boutons assortis complètent l'ornement. Les charmantes coiffures que nous avons admirées chez madame Ghys ont dû être composées par madame Coudré, car elles rappellent tout à fait son talent. Des roses-the forment un bandeau-diadème et de grandes branches tombent en arrière. Le bouquet de ceinture tombe également derrière. Madame Coudré compose des garnitures de robes en chrysantèmes blanches et feuillage brilianté. Nous avons vu chez cette fleuriste des bandeaux de velours auxquels se rattachent de riches pampilles or et acier. Les bandeaux Norma, que des femmes du grand monde ont mis en vogue, sont composés par madame Coudré avec un mélange de fleurs qui fait honneur à son talent d'artiste. Nous pouvons citer des coiffures de mariée en jasmin d'Espagne, oranger ciré et petites fleurs d'une rare exécution. Les bandeaux sont accompagnés d'une traîne-frisure. D'autres coiffures de mariée sont ornées de pendeloques de perles fines. Madame Coudré obtient toujours de grands succès avec ses bandeaux-torsades d'or et pendeloques d'ailes de mouches. Il y en a de bleus turquoise. Des demi-couronnes de boules de ciguë sont accompagnées d'un petit cordon d'ailes de mouches. La traîne-frisure, faite pour passer la longue boucle de cheveux, est de rigueur avec certaines coiffures. Pour demi-toilette, madame Coudré offre à ses clientes un grand choix de petits bouquets de fleurs qui doivent être placés sur le devant ou vers les côtés, suivant le goût des coiffeurs, qui, par leur accord avec nos grandes fleuristes, font toujours loi. Un grand nombre de mariages ayant eu lieu dans le beau monde à la fin de cette année, nous avons admiré des lingeries splendides dans les divers trousseaux exécutés à la Couronne royale. Cette maison. tient ses promesses; elle aborde tous les genres, toutes les fantaisies du luxe intime, pour lequel les femmes de la haute société dépensent sans mécompte des sommes énormes. C'est à la Couronne royale que nous admirions hier des bonnets-fanchons ayant de larges barbes étoffées remplaçant des brides. De petits froncés en mousseline claire séparés par de petits entre-deux brodés au plumetis composent le bonnet. Une très-jolie dentelle est coquettement disposée vers le sommet avec mélange de ruban de velours de couleur. Des bridons en même velours se croisent sous le bonnet. Un nœud de velours rapproche les brides de mousseline froncée bordées de dentelle. Des fanchons formant pièce arrondie, composée d'ovales rapportés richement brodés d'un médaillon gothique, sont ornées d'un bandeau de satin rose qui soulève le devant, étant maintenu de chaque côté avec une petite rosace plissée en satin rose. Les grandes brides sont en satin. Un troisième modèle (et nous pourrions en citer vingt) est en point de Venise avec barbes relevées sous une cocarde de velours rouge. Le même velours encadre le devant d'une petite fanchon gracieusement soulevée par le bandeau. C'est dans un trousseau destiné à une jeune marquise que nous avons remarqué des lingeries splendides. Les peignoirs garnis de haute valenciennes avaient des devants brodés, des manches avec chevrons artistement exécutés. Il y avait une grande pèlerine assortie. D'autres modèles sont accompagnés d'un petit paletot flottant. Il y a aussi des lingeries simples à citer: de jolis cols forment grandes pointes et sont entièrement façonnés de divers points encadrés avec des entre-deux à jour. Le poignet des manches est en rapport. D'autres parures en toile ont un col arrondi bordé d'une petite broderie nattée entourée d'une jolie dentelle. Les poignets des manches sont pareils. Dans la partie fantaisie, les dames Noël se distinguent en créant mille objets divers. Nous avons vu des berthes de tulle formant plusieurs plis couchés en sens contrarié; le bas est bordé d'une riche dentelle. Des rosaces en ruban de velours sont posées sur le devant et sur les épaules, et le tour de gorge est orné d'une petite dentelle recevant un petit velours. Un fichu avec pattes pour passer dans la ceinture est en mousseline claire, bord dentelé orné d'une guipure; chaque dent recevant un motif de guipure placé entre deux traverses. Le fichu est accompagné d'une ceinture en mousseline illustrée de guipure avec un nœud carré. On voit dans chaque trousseau des corsages composés de plis creux séparés par un entre-deux posé entre chaque pli. Le haut du corsage est orné d'une riche encolure en médaillons de dentelle posés sur velours avec bouclettes à chaque creux de médaillons. La gorge est décorée d'une bande en rapport avec l'encolure, et les manches sont façonnées comme le corsage avec poignets ornés de velours et dentelle. Des corsages montants en nansout sont disposés avec de larges entre-deux brodés au plumetis et séparés par des courants finement plissés. Le haut de chaque corsage est terminé par un petit col droit plissé avec bord picoté. Les manches suivent la même disposition. Les comptoirs de la Couronne royale offrent un choix de parures en dentelle d'un prix très-élevé, mais nous avons remarqué d'autres articles confectionnés avec le même soin et la même élégance, car le talent des dames Noël a toujours les plus charmantes ressources pour les femmes plus modestes. CÉLESTINE DE B... Détails de costumes travestis. Premier costume. - Composé d'une robe de taffetas rose avec jupe empire en mousseline brodée faisant queue relevée dans une double bride de taffetas rose qui tient au dessus d'épaules. Petit corsage plat, décolleté en cœur devant et derrière. Nœud sur chaque épaule. Point de manches. Souliers à hauts talons. Bas de soie. Coiffure garnissant le milieu du dessus de la tète. Second costume. - Composé d'une jaquette de velours marron avec poches sur le devant, d'une petite jupe de taffetas bleu et de pantalon rayé en soie forte. Hautes bottes et petit chapeau bas. Chemise à col droit. Manchettes assorties. Gants de peau de chien. Détail de la planche de coiffures DE LA MAISON HENRI DE BYSTERWELD, RUE DU FAUBOURG-SAINT-HONORÉ, No 5. N° 1. Coiffure Cléopâtre en boudins de cheveux et longues boucles flottantes. Sur le front une légère frisure de petites boucles. Dans les cheveux une guirlande souple en volubilis de velours bleu à cœur d'or. La guirlande fait traîne avec les boucles derrière. No 2. La même coiffure vue de l'autre côté. No 3. Coiffure à l'antique. Bandeaux bouffants relevés à racines droites et se continuant en boucles flottantes. Bandeau de velours rouge et fleurs de marguerites en velours avec feuillage de crêpe. N° 4. Coiffure régence en cheveux ondés. Ornement d'une guirlande de grenades en velours ponceau et feuillage artistique. Cette coiffure fait chignon à rouleaux par derrière. N° 5. Coiffure Hébé. Cheveux ondés et bouffants divisés en touffes. Boucles flottantes. Guirlande de laurier en velours attachée par un poignard enrichi de perles et pierreries. La prime de 1868, intitulée NOS ARTISTES CONTEMPORAINS, est dès ce jour à la disposition de nos abonnées. Elle se compose d'une très-jolie collection de gravures d'après les derniers ouvrages de nos artistes les plus en vogue. Quelques-uns des tableaux reproduits par ces gravures ont figuré à l'Exposition universelle. Il nous a semblé qu'une collection destinée aux tables des salons et représentant les travaux de Corot, Rousseau, Gérome, Daubigny, Meissonnier, etc., serait favorablement accueillie par les lectrices des Modes parisiennes et viendrait leur prouver le soin que nous mettons à choisir ce qui leur est destiné. Rester à la hauteur de notre tâche est le but que nous espérons atteindre. On peut dès à présent se procurer dans nos bureaux cette nouvelle prime, qui sera remise GRATUITEMENT à toutes les personnes qui renouvelleront ou prendront pour la première fois un abonnement d'un an. L'affranchissement de la prime est de 2 fr. pour toute la France, et 3 fr. pour l'étranger. L'ÉTOILE DE LA MER. On appelait de ce nom, il n'y a que quelques jours encore, une charmante petite chapelle dédiée à la Vierge Marie. Les connaisseurs du pays disaient que cette chapelle était un bijou d'architecture. Ils disaient cela, et ils n'ont pas su conserver leur bijou; c'est l'usage: ils verront à la place une manufacture de drap ou pour le moins les deux ailes d'un moulin à vent, c'est encore l'usage. Ils ne parleront pas de bijou; alors le bouchon de carafe aura remplacé le diamant fin. Celui qui écrit ces lignes ne peut se flatter d'avoir vu l'Étoile de la mer que lorsqu'il était enfant, en sorte que dans cette causerie il ne la voit plus qu'à travers le prisme du souvenir. Elle était située dans le bas Berri, terre sinon inexplorée, au moins fort inconnue. On nous écrit que les sculptures du pauvre édifice gisent maintenant à terre, à demi broyées par le marteau; le passant peut les voir pêle-mêle avec des p'âtras et des tronçons de charpente. Toutes ces pierres si merveilleusement fouillées par le ciseau arabe ne s'amoncellent plus maintenant qu'en un tas d'immondices; la pensée qui les liait a disparu, l'âme a fui le corps, ou plutôt elle est ensevelie dessous. Riches dentelures, arabesques, statues, on saluait toutes ces reliques en revenant d'un petit bois voisin; à présent on les évite. Hélas! la fable du Coq d'Ésope n'a pas cessé d'être vraie après deux mille ans; longtemps encore on enfouira chez nous les marguerites dans le cœur du fumier. Si M. Prosper Mérimée, qui est toujours, à ce qu'on prétend, inspecteur général des monuments en France, tenait à s'assurer par ses yeux officiels de la belle façon qu'ont au juste ces décombres, il en aurait certainement tout le loisir; la route n'est ni longue ni difficile à suivre. Bien qu'aucun chemin de fer ne mène à ces ruines, on peut y arriver en deux jours en partant du ministère des beaux-arts, d'où l'on ne part jamais. Il est vrai que dans la circonstance un tel voyage serait à peu près superflu; la besogne tire à sa fin, et il est douteux qu'un inspecteur général qui a la conscience de son emploi trouve à s'y occuper utilement. Les démolisseurs d'aujourd'hui travaillent en tout bien, tout honneur; ils ont tant renversé par eux-mêmes qu'ils n'ont rien laissé à faire à M. Prosper Mérimée. En se donnant une mission d'une tout autre nature que celle de l'envoyé de M. Duchâtel, les artistes en quête des belles formes ne feraient pas ce pèlerinage avec plus de profit. Le lieu est désormais voué au nu; qu'y glanerait-on? Un paysagiste, fût-ce M. Cabat, n'aurait plus aucun prétexte d'y croquer sur place un chef-d'œuvre digne parallèle des petits tableaux qu'il a rapportés de l'Ausonie. Un sculpteur rencontrerait sur le terrain, au lieu d'une Madone de marbre, des fissures propres à loger des gonds ou tout au plus un de ces grands lions en terre cuite dont les seigneurs d'usine surmontent aujourd'hui les portes cochères de leur maison de campagne. Rien de tenu, rien de précieux. Nous l'avons déjà donné à entendre, comme le sol est une propriété particulière, on va construire quelque chose d'utile en cet endroit. Un Dioclétien retiré des ennuis du commerce en détail veut y faire fructifier ses capitaux en se croisant luimême les bras. Ne faisons donc pas d'élégie en l'air, n'envoyons pas nos soupirs aux nuages, voilà la sainte poésie à jamais proscrite de ce petit coin de terre. Au temps où nous sommes, le beau, c'est l'argent; la religion, l'argent. J'aurais dit que l'argent est dieu que personne ne m'eût démenti. Souffrons donc que la chapelle devienne manufacture ou moulin, fabrique de drap ou serve à moudre du grain. Aussi bien ce ne sera pas la dernière fois qu'on aura vu l'industrie mettre l'art à la porte. Ainsi arrêtons à court la série déjà trop longue de ces doléances; tâchons plutôt d'écrire une page d'histoire ou, si vous voulez, un feuillet d'oraison funèbre. Les monuments ont le privilége des hommes illustres, on doit les célébrer aux lieux mêmes où ils sont tombés, soit que le temps les emporte, soit qu'un fer inepte les renverse. Chaque jour il part des caravanes de touristes pour l'Italie, pour l'Orient; on va voir le palais de Zénobie à Palmyre ou tuer des lézards romains sur ce qui reste des marches du Colisée. Il y a dans notre France, à nos portes, cent trésors ignorés; nous n'avons des jambes que pour nous en éloigner. Je le dis tout haut, le petit monument chrétien dont je parle est l'un de ces trésors-là. Mais si dans notre dix-neuvième siècle, ivre de civilisation et de savoir, quelqu'un de ces pèlerins qui aiment à se retourner pour voir le passé s'enfuir eût voulu l'été dernier contempler l'Étoile de la mer, un chemin fapissé de mousse et margé d'aubépine se serait ouvert devant lui. Il y a des ronces sans doute, mais en petit nombre. Au delà de l'infertile Sologne, qui n'est qu'une étape, une langue de sable bientôt parcourue, on trouve le Berri, tout couvert de chènes druidiques et peuplé de moutons à la toison d'argent. Un peu plus loin que Bourges, cette ville presque aussi vieille que la terre qui la porte, dans les Gaules de Jules César et de Vercingétorix, le voyageur n'eût pas tardé à faire la rencontre d'un pâtre couché sur l'herbe et jouant avec son chien. Aussitôt le petit paysan en guenilles, mais plus rose que la rose des haies, devinant à quel but aurait marché l'étranger, lui eût désigné du bout de son bâton un toit mauresque d'une délicatesse infinie, en lui disant : Allez encore au bout de ce sentier, derrière ce bouquet de tilleuls, et arrêtez-vous, vous serez arrivé. Non loin de la porte de l'édifice, il y avait un banc de pierre qui, placé à l'ombre des arbres, invitait toujours au repos. Parfois aussi une mendiante s'y tenait agenouillée avec un chapelet à la main, afin de recevoir en passant le sou de la charité. Originairement l'antique chapelle, sous l'invocation de Notre-Dame, dont la fondation remontait au passage de saint Bernard dans le pays, était adossée au cloître d'un couvent de l'ordre de Saint-Bruno. Le couvent a disparu, emporté par le vandalisme des révolutions; la chapelle vient de le suivre, dévorée par la fièvre de l'industrie. Ses restes disent à peine sa splendeur et la richesse de ses ornements. Autrefois les fidèles y arrivaient en foule pour adorer une image miraculeuse, le jour du solstice d'été en termes d'almanach, le 24 juin; un rayon du soleil levant entourait sa tête d'une mystique auréole. Le rayon passe encore au même endroit, dans l'espace d'où l'autel de la Vierge est tombé; mais, comme la foi dans notre monde de sécheresse philosophique et de doute voltairien, il n'éclaire plus que les brins d'herbe fanée du chemin et se perd dans le vide. De son côté, la statue de Notre-Dame, sculptée en pur albâtre, ouvrage du douzième siècle (1147), fragment précieux pour l'histoire de l'art, a été transportée à l'église d'une paroisse voisine; mais, hélas! elle n'y est parvenue que restaurée. On ne lui a rendu ni les incrustations de pierreries de sa ceinture, ni celles de son diadème, ni ses yeux dont les rubis faisaient scintiller les regards. Triste, roide et sévère, on l'a placée dans une chapelle de village blanchie à la chaux, et la piété rustique, qui se soucie peu de l'art, la couvre de rubans gazés et de fleurs artificielles; on peut voir encore l'étoile mystique, stella maris, entourée de ces hommages grossiers, voir pendant les jours azurés le rayon de soleil. Mais où donc est la foi? J'ai presque dit : - Où donc est la légende? Il en existe une, en effet, ballade d'un poëte inconnu, chant de nourrice qui fut murmuré au-dessus de bien dés berceaux. Heureusement pour l'humanité, la parole, qui est impalpable, ne peut pas être détruite par le marteau ou par le feu comme le bronze et comme la pierre. Un seul vers d'Ennius a pu traverser des siècles sans s'altérer jamais; la Vénus de Milo n'est parvenue jusqu'à nous que contrefaite à force de mutilations. Mais que parlé-je de Vénus et du patron de Virgile? Nous voilà au milieu du polythéisme païen, et c'est une légende chrétienne que j'ai à reproduire. Le lecteur voudra bien cependant me permettre une réserve. En transcrivant ici les strophes de cette légende telles que je les ai entendu réciter, il m'est venu une appréhension bien légitime, je crains qu'on ne m'accuse d'un crime aujourd'hui fort à la mode, et qu'on ne me compare aux barbouilleurs profanes qui, maniant à la fois le pinceau et la truelle, badigeonnent d'une main les ruines vénérables qu'ils récrépissent de l'autre. Si donc on me voit coudre quelques phrases de français moderne à des lambeaux disjoints de vieux gaulois, je prie instamment ceux qui me feront l'honneur de lire ce travail d'attribuer ce délit plutôt à ma mémoire qu'à mon imagination; j'aime mieux me souvenir mal qu'inventer à faux. Ce point de départ une fois pris, je taille ma plume à nouveau, et je copie la légende sans rien redouter maintenant. : LÉGENDE DE L'ÉTOILE DE LA MER. I. Raoul était en guerre contre les Sarrasins, lui et ses vaillants hommes d'armes. Douze mois s'étaient écoulés que rien n'annonçait son retour, et Blanche, sa belle fiancée, se lamentait soir et matin plus qu'on ne saurait dire, ayant grand souci d'un tel retard. Toujours, quand revenait l'heure d'ouvrer sa tapisserie, elle se prenait à tristement penser; puis de grosses larmes coulaient comme deux perles le long de ses joues pâles, et l'aiguille s'échappait de ses doigts. Or, un matin que l'ennui tourmentait son âme, elle sortit pour prier. Suivie seulement de deux hallebardiers, elle allait au monastère de Notre-Dame de l'Étoile de la mer. Et pour ce pèlerinage elle avait revêtu, la belle damoiselle, sa mante de velours, sa parure de joyaux et de fleurs, et un grand voile aux franges d'or avait recouvert son gracieux visage. Elle cheminait à pied, les yeux baissés, et tout le monde se rangeait pour lui livrer passage, Tandis que marchait devant, en agitant les cordes de la mandore, le trouvère qui chantait, d'une voix aiguë, un joli refrain du pays de sa langue d'oil. 11. Près de la chapelle s'élevaient huit tilleuls dont la brise faisait par intervalles frissonner les rameaux fleuris. Un étranger, assis sous leur ombre, dénouait de ses reins la ceinture du voyage; il reposait à terre ses pieds tout meurtris par la marche et souillés de poussière. Si c'était un homme de guerre, nul ne l'aurait pu dire, car il n'avait ni cotte d'armes autour du corps, ni panache sur le front. Seulement, comme un rosaire aux grains d'ivoire pendait à ses côtés, on pensait qu'il pouvait être clerc ou bien moine. Et la gente damoiselle s'approchait, brillante sous sa mante, ses joyaux et ses fleurs, et sous son voile aux franges d'or. Et voilà qu'en se jouant amoureusement dans la chevelure de la jeune fille, le vent fait tomber aux pieds de l'étranger la plus belle rose de sa couronne. Et l'inconnu se baisse, se saisit de la fleur et la porte à ses lèvres; mais un hallebardier s'approche de lui et crie : -Chien, oses-tu bien offenser une seule feuille de cette fleur? Ah! maudite soit cette rose! maudits les buissons qui l'ont portéel maudits aussi les tilleuls qui abri terent cette querelle! Les hallebardiers tirèrent chacun le fer sur la poitrine de l'étranger sans armes, et ne cessèrent que lorsqu'il fut tombé roide mort. Maudite, maudite soit cette rose! Car, L'étranger à la ceinture de cuir, c'était Raoul qui revenait de la guerre, seul et fugitif. III. Pâle et mourante, Blanche se laissa choir sur ces débris de chair palpitante qui avaient été son promis. Elle y prit la rose tout imbibée de sang, la replaça dans ses cheveux, au milieu de ses joyaux et de ses fleurs, et entra dans le saint parvis. Alors elle s'agenouilla devant l'image de Marie; puis, détachant sa couronne : - Reçois-la, Mère des anges, dit-elle; jamais fleur ni perle n'ornera plus mon front. Je ne vivrai désormais que pour pleurer celui qui est mort. Et, avant la fin du jour, sa blonde chevelure était tombée sous les ciseaux du cloître. Ce doux récit était demeuré vivant tant que la chapelle resta debout; on ne le chantera plus maintenant que l'Étoile de la mer n'est plus qu'un monceau de ruines. Puisque aussi bien je suis amené à parler encore une fois du petit monument chrétien, j'en dirai un dernier mot. Cette charmante architecture ne devait pas mourir ainsi; l'art contemporain avait promis d'éterniser au moins par un souvenir ce legs des arts d'une autre époque. En 1834, par une tiède journée du mois d'avril, comme les arbres qui l'entourent commençaient à se couvrir d'une riche mantille de feuilles vertes, un jeune artiste s'arrêta devant la petite chapelle. Il avait à la main un bâton d'érable comme les pèlerins d'autrefois, et sur la tête un chapeau de paille aux larges bords. On le vit s'asseoir sur la pierre du chemin, et, d'un crayon inspiré, jeter sur un feuillet d'album le croquis du frèle édifice. Mais depuis lors dix années ont passé sur le monde, et l'artiste et le croquis ont eu le même sort: ils ont disparu l'un et l'autre comme deux feuilles jaunies emportées par le même vent d'automne. Le jeune peintre dont il s'agit, qui était bien aussi un poëte, et qui à coup sûr était en voie de devenir le plus grand annaliste-archéologue de ce temps-ci, a laissé avant de s'éteindre un nom illustre déjà. Il n'était autre, en un mot, que ce pauvre Achille Allier, le démocrate de la littérature, comme il s'intitulait; l'Achille de la décentralisation artistique, comme on l'appelait. Nul n'ignore que c'est le même qui n'a pas hésité à acquérir de sa fortune plébéienne, plutôt que de les voir sacrifiés à l'industrie, les plus précieux débris de la Quiquengrogne, ce palais des ducs de Bourbon. PHILIBERT Audebrand. AND. |