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Voici un quatrain que Jean-Jacques mit au dessous d'un de ses portraits:

Hommes savants dans l'art de feindre,

Qui me prêtez des traits si doux,
Vous aurez beau vouloir me peindre,
Vous ne peindrez jamais que vous.

LE FRANÇAIS.

Il faut que ce quatrain soit tout nouveau, car il est assez joli, et je n'en avais point entendu parler.

ROUSSEAU.

Il y a plus de six ans qu'il est fait : l'auteur l'a donné ou récité à plus de cinquante personnes, qui toutes lui en ont très-fidèlement gardé le secret, qu'il ne leur demandait pas, et je ne crois pas que vous vous attendiez à trouver ce quatrain dans le Mercure.

Il faut avouer que la destinée de cet homme a des singularités bien frappantes: sa vie est coupée en deux parties qui semblent appartenir à deux individus différents, dont l'époque qui les sépare, c'est-à-dire le temps où il a publié des livres, marque la mort de l'un et la naissance de l'autre.

Le premier homme, paisible et doux, fut bien voulu de tous ceux qui le connurent, et ses amis lui restèrent toujours. Peu propre aux grandes sociétés par son humeur timide et son naturel tranquille, il aima la retraite, non pour y vivre seul, mais pour y joindre les douceurs de l' tude aux charmes de l'intimité. Il consacra sa jeunesse à la culture des belles connaissances et des talents agréables, et quand il se vit forcé de faire usage de cet acquis pour subsister, ce fut avec si peu d'ostentation et de prétention, que les personnes auprès desquelles il vivait le plus n'imaginaient pas même qu'il eût assez d'esprit pour faire des livres. Son cœur, fait pour s'attacher, se donnait sans réserve; complaisant pour ses amis jusqu'à la faiblesse, il se laissait subjuguer par eux au point de ne pouvoir plus secouer ce joug impunément. Le second, homme dur, farouche et noir, se fait abhorrer de tout le monde, qu'il fuit; et, dans son affreuse misanthropie, ne se plaît qu'à

marquer sa haine pour le genre humain. Le premier, seul, sans étude et sans maître, vainquit toutes les difficultés à force de zèle, et consacra ses loisirs, non à l'oisiveté, encore moins à des travaux nuisibles, mais à remplir sa tête d'idées charmantes, son cœur de sentiments délicieux, et à former des projets, chimériques peut-être à force d'être utiles, mais dont l'exécution, si elle eût été possible, eût fait le bonheur du genre humain. Le second, tout occupé de ses odieuses trames, n'a su rien donner de son temps ni de son esprit à d'agréables occupations, encore moins à des vues utiles. Plongé dans les plus brutales débauches, il a passé sa vie dans les tavernes et les mauvais lieux, chargé de tous les vices qu'on y porte ou qu'on y contracte, n'ayant nourri que les goûts crapuleux et bas qui en sont inséparables, il fait ridiculement contraster ses inclinations rampantes avec les altières productions qu'il a l'audace de s'attribuer. En vain a-t-il paru feuilleter des livres et s'occuper de recherches philosophiques, il n'a rien saisi, rien conçu, que ses horribles systèmes; et après de prétendus essais, qui n'avaient pour but que d'en imposer au genre humain, il a fini, comme il avait commencé, par ne rien savoir que mal faire.

Enfin, sans vouloir suivre cette opposition dans toutes ses branches, et pour m'arrêter à celle qui m'y a conduit, le premier, d'une timidité qui allait jusqu'à la bêtise, osait à peine montrer à ses amis les productions de ses loisirs; le second, d'une impudence encore plus bête, s'appropriait fièrement et publiquement les productions d'autrui sur les choses qu'il entendait le moins. Le premier aima passionnément la musique, en fit son occupation favorite, et avec assez de succès pour y faire des découvertes, trouver les défauts, indiquer les corrections: il passa une grande partie de sa vie parmi les artistes et les amateurs, tantôt composant de la musique dans tous les genres en diverses occasions, tantôt écrivant sur cet art, proposant des vues nouvelles, donnant des leçons de composition, constatant par des épreuves l'avantage des méthodes qu'il proposait, et toujours se montrant instruit dans toutes les parties de l'art, plus que la plupart de ses contemporains, dont plusieurs étaient, à la vérité, plus versés que lui dans quelque

partie, mais dont aucun n'en avait si bien saisi l'ensemble et suivi la liaison. Le second, inepte au point de s'être occupé de musique pendant quarante ans sans pouvoir l'apprendre, s'est réduit à l'occupation d'en copier, faute d'en savoir faire; encore lui-même ne se trouve-t-il pas assez savant pour le métier qu'il a choisi, ce qui ne l'empêche pas de se donner avec la plus stupide effrouterie pour l'auteur de choses qu'il ne peut exécuter. Vous m'avouerez que voilà des contradictions difficiles à concilier.

LE FRANÇAIS.

Moins que vous ne croyez, et si vos autres énigmes ne m'étaient pas plus obscures que celle-là, vous me tiendriez moins en haleine.

ROUSSEAU.

Vous m'éclaircirez donc celle-ci quand il vous plaira, car, pour moi, je déclare que je n'y comprends rien. (J.-J. ROUSSEAU.)

SYLLA ET EUCRATE.

Quelques jours après que Sylla se fut démis de la dictature, j'appris que la réputation que j'avais parmi les philosophes lui faisait souhaiter de me voir. Il était à sa maison de Tibur, où il jouissait des premiers moments tranquilles de sa vie. Je ne sentis point devant lui le désordre où nous jette ordinairement la présence des grands hommes; et dès que nous fùmes seuls: Sylla, lui dis-je, Vous vous êtes donc mis vous-même dans cet état de médiocrité qui afflige presque tous les humains? Vous avez renoncé à cet empire que votre gloire et vos vertus vous donnaient sur tous les hommes? La fortune semble être gênée de ne plus vous élever aux honneurs.

Eucrate, me dit-il, si je ne suis plus en spectacle à l'univers, c'est la faute des choses humaines, qui ont des bornes et non pas la mienne. J'ai cru avoir rempli ma destinée dès que je n'ai plus eu à faire de grandes choses. Je n'étais point fait pour gouverner tranquillement un peuple esclave. J'aime à remporter des victoires, à fonder ou détruire des états, à faire des ligues, à punir un usurpateur; mais pour ces menus détails du gouvernement, où

les génies médiocres ont tant d'avantage. Cette lente exécution des lois, cette discipline d'une milice tranquille, mon ame ne saurait s'en occuper.

Il est singulier, lui dis-je, que vous ayez porté tant de délicatesse dans l'ambition. Nous avons bien vu des grands hommes peu touchés du vain éclat et de la pompe qui entoure ceux qui gouvernent; mais il y en a bien peu qui n'aient été sensibles au plaisir de gouverner, et de faire rendre à leurs fantaisies le respect qui n'est dû qu'aux lois.

Et moi, me dit-il, Eucrate, je n'ai jamais été si peu content que lorsque je me suis vu maître absolu dans Rome; que j'ai regardé autour de moi, et que je n'ai trouvé ni rivaux ni ennemis.

J'ai cru qu'on dirait quelque jour que je n'avais châtié que des esclaves. Veux-tu, me suis-je dit, que dans ta patrie il n'y ait plus d'hommes qui puissent être touchés de ta gloire? et, puisque tu établis la tyrannie, ne vois-tu pas bien qu'il n'y aura point après toi de prince si lâche que la flatterie ne t'égale, et ne pare de ton nom, de tes titres et de tes vertus même ?

Seigneur, vous changez toutes mes idées, de la façon dont je vous vois agir. Je croyais que vous aviez de l'ambition, mais aucun amour pour la gloire : je voyais bien que votre ame était haute; mais je ne soupçonnais pas qu'elle fût grande; tout, dans votre vie, semblait me montrer un homme dévoré du désir de commander, et qui plein des plus funestes passions, se chargeait avec plaisir de la honte, des remords et de la bassesse même attachés à la tyrannie. Car enfin, vous avez tout sacrifié à votre puissance; vous vous êtes rendu redoutable à tous les Romains; Vous avez exercé sans pitié les fonctions de la plus terrible magistrature qui fut jamais. Le sénat ne vit qu'en tremblant un défenseur si impitoyable. Quelqu'un vous dit : Sylla, jusqu'à quand répandras-tu le sang romain? veuxtu ne commander qu'à des murailles? Pour lors vous publiâtes ces tables qui décidèrent de la vie et de la mort de chaque citoyen.

Et c'est tout le sang que j'ai versé qui m'a mis en état de faire la plus grande de toutes mes actions. Si j'avais

gouverné les Romains avec douceur, quelle merveille que l'ennui, que le dégoût, qu'un caprice m'eussent fait quitter le gouvernement! Mais je me suis démis de la dictature dans le temps qu'il n'y avait pas un seul homme dans l'univers qui ne crût que la dictature était mon seul asile. J'ai paru devant les Romains, citoyen au milieu de mes concitoyens, et j'ai osé leur dire.: je suis prêt à rendre compte de tout le sang que j'ai versé pour la république; je répondrai à tous ceux qui viendront me demander leur père, leur fils, ou leur frère. Tous les Romains se sont tus devant mi.

Cette belle action dont vous me parlez, me paraît bien imprudente. Il est vrai que vous avez eu pour vous le nouvel étonnement dans lequel vous avez mis les Romains; mais comment osâ tes-vous leur parler de vous justifier, et de prendre pour juges des gens qui vous devaient tant de vengeances? Quand toutes vos actions n'auraient été que sévères pendant que vous étiez le maître, elles devenaient des crimes affreux dès que vous ne l'étiez plus.

Vous appelez des crimes, me dit-il, ce qui a fait le salut de la république. Vouliez-vous que je visse tranquillement des sénateurs trahir le sénat, pour ce peuple qui, s'imagi nant que la liberté doit être aussi extrême que le peut être l'esclavage, cherchait à abolir la magistrature même?

Le peuple, gêné par les lois et par la gravité du sénat, a toujours travaillé à renverser l'un et l'autre ; mais celui qui est assez ambitieux pour le servir contre le sénat et les lois le fut toujours assez pour devenir son maître. C'est ainsi que nous avons vu finir tant de républiques dans la Grèce et dans l'Italie.

Pour prévenir un pareil malheur le sénat a toujours été obligé d'occuper à la guerre ce peuple indocile. Il a été forcé, malgré lui, à ravager la terre, et à soumettre tant de nations don't l'obéissance nous pèse. A présent que l'univers n'a plus d'ennemis à nous donner, quel serait le destin de la république ? Et sans moi, le sénat aurait-il pu empêcher que le peuple, dans sa fureur aveugle pour la liberté, ne se livrât lui-même à Marius, ou au premier tyran qui lui aurait fait espérer l'indépendance?

Les dieux, qui ont donné à la plupart des hommes une

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